Où finit le politique et où commence le social à l’école ?



Si « Nous sommes tous Charlie », faire cours avec un badge « Je suis Charlie » n’est pas une entorse au droit de réserve et à la laïcité. Et, interrogé par ses élèves sur sa participation à la manifestation (celle du dimanche 11 janvier 2015, bien sûr), pour une fois, le professeur peut répondre oui, voire proposer à ses élèves de l’y retrouver. Car cette fois, la manifestation n’est ni syndicale, ni partisane. Elle est républicaine.

 

 

Mais sommes-nous tous Charlie ? On pourrait penser que l’énoncé « Je suis Charlie » est une abolition du politique par renvoi des individus à leur humanité commune par-delà toute division. Mais, plus complexe qu’il n’y paraît, il peut renvoyer à une autre forme d’a-politisation, fondée sur une naturalisation de l’idéologie. Pour que « Je suis Charlie » puisse s’exprimer au-delà de tout devoir de réserve, c’est à une évidence institutionnelle qu’il doit se rapporter : l’école est Charlie et par-delà l’école, c’est la République tout entière qui est Charlie. En effet, Charlie incarne la liberté d’expression et, plus particulièrement la liberté de la presse, posée comme pilier de la démocratie, elle-même confondue avec la Vè République. Mais, pour un individu, et qui plus est un enseignant, fondre ainsi son opinion individuelle dans une naturalité de l’institution, n’est-ce pas, paradoxalement, renoncer à sa liberté politique et à celle de l’école ? Placer Charlie au-delà de tout devoir de réserve me semble en effet porter deux dangers.

 

Le premier est la confusion entre les citoyens individuels et le régime politique. Proclamer, devant ses élèves, « Je suis Charlie » tout en considérant qu’on dispose pour cela de la sanction de l’institution, c’est ne plus se donner et ne plus leur donner le droit de penser autre chose. Cela revient à la fois à inhiber chez les élèves toute velléité critique (au sens d’interrogation du réel) et leur donner l’impression que l’opinion se construit par l’adhésion. L’école ne devrait-elle pas, au contraire, être un lieu où les individus construisent les catégories de leur jugement et de leur participation à la vie de la cité ?

 

 

Le second danger réside à mon avis dans la naturalisation, par l’idéologie, du social. Car Charlie, il faut bien le constater, est blanc, occidental, habitant du Nord économique, membre des classes moyennes, voire moyennes supérieures, diplômé et maîtrisant les codes culturels et symboliques qui lui permettent d’imposer ses catégories et ses significations. Notons que de nombreux messages d’enseignants insistent sur la proximité culturelle qu’ils entretiennent avec Charlie. Certains vont jusqu’à dire qu’avec les attentats, ils ont eu l’impression de perdre des amis ou des membres de leur famille. Les caricatures, même s’ils n’en partagent pas toujours le point de vue, voire l’évolution sur les dernières années, les renvoient aux BDs de la bibliothèque parentale, pleine de livres, ou encore à l’émission Récré A2 qui a bercé leur enfance. L’adhésion aux valeurs républicaines qui s’inscrit si clairement dans une culture et une position sociale peut-elle être partagée par l’ensemble des élèves ? Tenir devant eux un discours d’évidence qui dirait « Nous sommes tous Charlie », c’est oblitérer cet aspect de la réalité et les placer devant une contradiction : l’injonction leur est faite d’être Charlie, mais ils ont conscience d’un écart qu’il ne suffit pas de leur demander d’ignorer. Peut-on vraiment demander aux élèves de dénoncer le terrorisme parce que leurs professeurs en sont personnellement et socialement affectés ?

 

 

 

Comment sortir alors de cette impasse ? Sans doute en expliquant aux élèves qui est Charlie. Cela passe par une explicitation des valeurs du journal satirique, situées dans une histoire politique et culturelle. Cela passe aussi par l’explicitation de sa place et de celle de ses lecteurs dans l’espace de la production culturelle et, plus largement, dans l’espace politique et social. Cela permettrait sans doute aux élèves d’analyser leur propre positionnement par rapport à l’attentat de mercredi 7 janvier. Ensuite, tout en aidant les élèves à comprendre la place centrale de la liberté d’expression et de la liberté de la presse parmi les libertés républicaines, il faudrait leur faire comprendre son importance pour la démocratie. En effet, outre la question des libertés individuelles et collectives, ce que pose la question de savoir qui est Charlie, c’est aussi le problème de l’articulation entre ces libertés et le pouvoir politique des individus. Car la démocratie n’est pas seulement un régime de libertés mais principalement un mode de gouvernement fondé sur le pouvoir des citoyens. Or c’est ici, à l’articulation du social et du politique, que l’école a un rôle à jouer, en permettant aux individus, quelle que soit leur origine sociale, de construire librement leur participation à la démocratie et non leur simple adhésion à la république.

 

Nada Chaar

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