par Nada Chaar
Être Charlie?
« Nous sommes tous Charlie », mais apparemment pas suffisamment pour que chaque individu puisse prendre cette assertion à son compte. Sans aller jusqu’à placarder qu’on n’est pas Charlie (un choix que, dans un régime démocratique, chaque individu devrait malgré tout, dans son intime conviction, être libre de faire), peut-on refuser d’endosser individuellement l’injonction collective à « être Charlie » ?
Il me semble que deux problèmes différents se posent ici au professeur qui voudrait discuter de cette question avec ses élèves.
Le premier concerne la question de savoir si l’institution scolaire a le droit d’exiger de ses agents et de ses usagers (les élèves, et derrière eux, les familles), d’être Charlie. Une excellente tribune publiée sur Médiapart[1] répond de façon relativement exhaustive à cette question.
C’est donc le second problème que je voudrais essayer de poser ici. Une fois affirmés la liberté des individus d’endosser l’injonction et le fait que la mission de l’école est d’apprendre aux élèves à devenir des sujets politiques, reste la question de savoir comment les individus peuvent s’emparer d’une telle liberté.
En effet, le principal danger, me semble-t-il, ne vient pas de l’institution républicaine, qui est finalement dans son rôle lorsqu’elle manie de manière unanimiste l’injonction à… « être républicain ». Un danger plus profond réside dans la tentation que les individus peuvent avoir de fondre leur opinion et leurs identifications dans la matrice républicaine au point de ne plus savoir, non pas dénoncer l’injonction (les professeurs ne sont pas si naïfs), mais faire la part, dans ce qu’ils affichent publiquement, de ce qui est de l’ordre de l’institutionnel et de ce qui est de l’ordre de l’individuel.
Rester des individus face à l'injonction institutionnelle
Je m’explique. L’école, comme institution républicaine, n’est évidemment pas le seul produit
de la volonté de ses décideurs. Et d’ailleurs, quand bien même on voudrait les nommer, encore faudrait-il les identifier : hommes politiques, haut-fonctionnaires, collectivités territoriales, administration (s), mais prise(s) à quelle échelle ?… Elle est aussi le produit des actions de ses multiples acteurs, plus ou moins internes à l’institution, de leurs interactions et de leurs relations avec l’extérieur de l’institution. Dans un tel cadre, il semble difficile de dire d’où exactement vient l’injonction faite aux élèves d’« être Charlie ». Mais on ne peut évidemment pas s’arrêter à ce constat d’échec. Au contraire, il y a une question qu’aucun enseignant ne devrait, au nom même de sa mission d’enseignement, se permettre d’éluder : c’est celle du rôle qu’il joue individuellement (y compris inconsciemment) dans l’élaboration de l’injonction, dans sa réception et dans sa diffusion.
Ne pas céder à l'illusion d'une autonomie complète du politique
Dans ce questionnement, un point aveugle (aveugle parce qu’il ne suffit pas de s’en rendre compte pour en faire cesser les effets) concerne l’homogénéité d’intérêts entre l’agent et l’institution. Dire « Je suis Charlie », voire accepter comme une évidence que « Nous soyons tous Charlie », cela s’inscrit dans une certaine position qui est celle des acteurs sociaux qui ont partie liée avec un certain type d’espace public. Cet espace public est celui qu’autorise notre régime républicain, espace proclamé de la transparence démocratique et des libertés individuelles et collectives. Mais le monde social, lui, n’est pas transparent. Il me semble qu’une telle position (qui est loin d’être exclusive aux enseignants) est parfaitement illustrée et poussée à l’extrême dans les propos d’un journaliste libanais du quotidien francophone l’Orient Le Jour qui écrit « ce n’est ni hallucinant, ni affreux que l’attaque terroriste contre les locaux de Charlie Hebdo à Paris et l’exécution de quelques un de ses journalistes les plus brillants qui soient ait bouleversé la France et le monde bien plus, par exemple, que l’hécatombe, également terroriste de Peshawar il y a quelques semaines, celle qui avait emporté d’un coup 132 enfants. La mort, l’assassinat d’un enfant, est du ressort du monstrueux, de l’indicible. Dans la fusillade du 10, rue Nicolas Appert à Paris, c’est moins la mort d’une dizaine d’hommes qui a chaviré la planète que le crime immonde perpétré contre une corporation qui défend, chaque jour, avec plus ou moins d’intelligence, le fantasme universel absolu et ultime : la liberté de pensée et d’expression »[2]. Difficile, devant de tels propos, de ne pas se poser la question de savoir ce que vaut une telle affirmation de la liberté de penser et de s’exprimer comme absolu, lorsque celui qui la brandit est précisément celui qui détient les libertés en question et qui a tout intérêt à les conserver. Poser la question ne veut pas dire nier l’importance de la liberté de penser, y compris comme absolu. Mais une telle fétichisation de ce qui n’est après tout qu’une catégorie politique, surtout lorsqu’elle s’inscrit dans une hiérarchisation plus que douteuse des valeurs, ne peut qu’inquiéter : le journaliste ne dit pas que la vie d’un enfant Pakistanais vaut moins que celle d’un journaliste, heureusement, mais il n’est pas nécessaire de pousser bien loin son raisonnement pour aboutir à l’idée qu’il n’est pas déraisonnable de penser que la liberté d’expression vaut plus que la vie d’un enfant ou d’un journaliste.
C’est là, dans cet humanisme démocratique abstrait, en apparence innocent et consensuel, que repose, à mon avis, le danger que courent nos démocraties. En effet, il est ce plus petit commun multiple qui fait tenir les discussions en salle des professeurs et qui autorise les discours collectifs les plus rassembleurs. Il est ce qu’on n’interroge plus, l’évidence qu’on se contente de brandir face à l’autre accusé d’obscurantisme, d’ignorance voire de bêtise crasse. C’est en son nom que nous, enseignants, menons, face à nos élèves, ce que nous ressentons comme un véritable combat, durement gagné (ou trop souvent perdu). Il ne suffit pas de dire que ce n’est pas à l’institution républicaine de dire si nous sommes ou non Charlie. Il ne suffit guère plus de ne pas reprendre à son compte l’assertion.
Lutter contre l'obscurantisme?
Il est important, comme enseignant, de se demander quel combat on mène, contre quoi ou plutôt pour arriver à quoi. Comment ce combat peut-il rassembler les acteurs scolaires par-delà la diversité
de leurs appartenances sociales et idéologiques sans tomber dans un consensualisme de surface ? Les propos d’enseignants que j’ai pu entendre après les attentats insistaient souvent sur la
distance avec des terroristes décrits comme appartenant, pour résumer, à un monde de l’obscurité (religieuse et politique) et de la bêtise. La crainte (ou le soulagement) étaient exprimés de voir
certains élèves adhérer (ou ne pas le faire) au discours, sinon des terroristes eux-mêmes, du moins de certains acteurs marqués du sceaux de l’infamie et de la bêtise (fascistes bruns ou verts,
extrême droite et personnages médiatiques proches d’elle). Dans les témoignages que j’ai pu lire sur des séances de cours après les attentats, il y avait souvent un hommage à Charlie Hebdo
et un travail sur des caricatures choisies (souvent décrites comme peu évidentes à comprendre pour les élèves). J’ai alors souvent eu l’impression que beaucoup d’enseignants, s’identifiant au
journal victime des attentats (j’ai souvent entendu « de la barbarie »), ont voulu donner à leurs élèves une leçon d’explication de texte et de démocratie (en ce sens, l’affaire de
l’enseignant suspendu et un temps menacé de procédure disciplinaire à Mulhouse, précisément parce qu’il avait pris le risque courageux de montrer des caricatures, pointe bien les contradictions
de l’institution, qui peuvent la mener jusqu’à abandonner, voire condamner ses propres agents au nom de la paix sociale). Certains d’ailleurs n’ont pas hésité à partager avec leurs élèves leur
douleur de perdre ceux qui étaient ressentis comme des proches (culturellement, mais aussi, sans que cela soit dit ou même conscient, socialement). D’un côté donc, des « barbares
ignobles » et de l’autre, ceux qui savent décoder et ceux qui savent l’importance de la liberté d’expression et qui savent la situer dans un système juridique et politique (notre Vè
République) et dans une histoire (celle notamment de la Révolution française). Cette polarité entre un bien et un mal politiques me semble l’illustration en classe de ce plus petit commun
multiple humaniste démocratique que je décrivais plus haut et de cette fétichisation de ce qui, tout en étant décrit comme le produit d’une histoire, devient absolu et sans lieu et sans
temps.
Le même journaliste de L’Orient Le Jour que je citais plus haut s’inquiétait, dans son article, du risque de libanisation, voire de guerre civile, encouru par une France qui se scinderait en communautés, un risque contre lequel il faudrait ériger la loi, « la même loi pour tous ». Mais la libanisation n’est pas à mon avis une question de communautés (traduction sociale, voire juridique, de différences d’appartenance) mais d’identité. Et la réponse n’est pas à mon avis dans l’abstraction politique qui consiste à donner à tous la même loi (solution qui relève, en réalité du truisme, le propre de la loi étant son universalité dans le territoire sur lequel elle s’applique). La réponse consiste à mon avis à se demander comment chacun peut s’identifier à la loi et la ressentir comme sienne, ce qui suppose qu’il ait contribué à la construire. Et il en est de même, à mon sens, du traitement que nous devons faire devant nos élèves de notre actualité sanglante.
Quel monde leur transmettre?
Enseigner, c’est, en grande partie, pour un adulte, transmettre son monde, dans ce qu’on pense qu’il a de meilleur et de plus digne d’être perpétué, aux nouvelles générations. C’est sans doute d’ailleurs la difficulté que certains élèves (sans doute plus nombreux qu’ils ne le sont à l’admettre) ont à comprendre l’enjeu des attentats de la semaine du 5 janvier qui est si douloureuse pour les adultes et les enseignants que nous sommes. Car elle est aussi l’illustration de l’échec de notre école à suffisamment bien transmettre nos valeurs pour que nos élèves ressentent le choc que nous ressentons. Mais, précisément, comment leur transmettre notre monde en leur permettant de s’y identifier suffisamment pour qu’ils l’adoptent ? Je pense que c’est en le leur donnant à voir dans sa diversité de façon à ce qu’ils y fassent leurs choix. Mes élèves, lorsque je leur ai proposé de discuter de ce qui s’était passé, ont eu une attitude relativement distante. Les plus jeunes (au collège) ont posé beaucoup de questions. Certains ont exprimé leurs peurs et leurs angoisses. Les plus âgés (au lycée) ont demandé des explications. Un ou deux ont proposé les habituelles théories du complot et cité Dieudonné (très peu et en étant vite repris, dans l’indignation, par les autres). Les élèves ont aussi fait traîner en longueur pour grappiller quelques minutes de plus sur l’heure de cours, ce qui est sans doute de bonne guerre. Très peu ont participé, mais tous ont écouté. Ils ont discuté entre eux (mais pas forcément en dehors de l’heure de cours) et ils ont été respectueux les un des autres. Ils n’avaient pas l’air choqué (certes, on était déjà quelques jours après le premier attentat). Je n’ai pas eu l’impression de sortir d’un long combat (y compris contre leur apathie, voire leur instrumentalisation de la séance) mais plutôt d’avoir été un peu seule. Certes, je n’ai pas montré de caricature (j’aurais peut-être eu un cours plus animé, voire plus polémique). Je voulais surtout savoir ce qu’ils avaient compris de l’événement. Ils avaient réussi, par eux-mêmes, à faire le lien avec la liberté d’expression mais n’avaient en revanche pas tous compris pourquoi A. Koulibaly avait attaqué un commerce juif. J’ai restitué les liaisons manquantes et apporté des éclaircissements sur les termes-clés du débat (« Je suis Charlie », islam, islamisme, intégrisme, fondamentalisme, terrorisme, caricature, journal satirique) et sur les enjeux juridiques (qui a la compétence et la prérogative de dire à un journal ce qu’il a le droit de publier ou non) et politiques (quelle est la fonction, dans cette affaire, des divers organes de notre démocratie). J’ai aussi insisté sur la dimension humaine de l’affaire : des hommes et des femmes innocents avaient été assassinés. Une séance plutôt descriptive donc. Une séance frileuse ? En tout cas, une séance sans risque de débordements et de violences (entre élèves, entre eux et moi), mais surtout, une séance dans laquelle j’ai essayé de ne jamais leur faire violence. Je ne sais pas ce que vaut ce travail que j’ai accompli avec deux classes avec lesquelles j’entretiens par ailleurs de très bonnes relations et qui n’avaient pas les caractéristiques habituellement associées à une réception houleuse du contexte actuel. Mais peu importe. Je ne voulais pas leur transmettre mes opinions et j’ai essayé de ne pas le faire. Que savent-ils de mon monde ? Simplement que je me suis informée et que j’ai essayé de croiser les informations en les soumettant à ma critique. Il me semble que grandir avec ces outils et en plaçant la vie humaine, comprise comme étant celle d’individus libres et dignes, au-dessus de toute autre valeur vaut bien mieux que de grandir avec des certitudes toutes faites.
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