Figures de l’individualité: l’individualité altruiste


La modernité libérale a réussi ce tour de force de réduire l’individualité (1) à l’individu et qui plus est à l’individu entendu comme consommateur rationnel. Mais contre l’individu sans qualité du libéralisme, il existe plusieurs figures de l’individualité.


L’individualité conquérante:


Le discours des classes dominantes dans les sociétés anciennes ont célébré la figure de l’individu charismatique, bien souvent sous la forme, du conquérant: d’Alexandre le Grand jusqu’à Napoléon. Le conquérant est présenté comme un individu supérieur à la masse et cette supériorité s’exprime dans son désir de domination et de conquête. Cette figure est aujourd’hui moins sujet d’admiration générale dans l’imaginaire collectif.


L’homme économique ou l’individu sans qualités:


L’individualisme libéral, à partir de la modernité, a construit une autre figure de l’individu: un individu sans qualité. L’individualisme libéral est parvenu à produire une figure de l’individu sans individualité. Les individus du libéralisme sont tous identiques: libres, égaux et rationnels. L’individualisme économique a produit la figure du consommateur rationnel. Tous les individus sont rationnels et calculent leur intérêt. Ils n’ont aucune identité singulière. Ils agissent de manière identique.


L’individualiste ou l’individu contre le troupeau:


Face à ce type générique de l’individu sans individualité, le romantisme a produit une autre figure, celle du génie créateur: elle en a fait un être qui ne peut se fondre dans la masse de la société industrielle naissante. L’individualisme de la Belle époque affirme la figure de l’individu singulier contre la masse grégaire. On retrouve cette figure par exemple chez Nietzsche qui l’ opposée à l’utilitarisme du dernier homme. Mais cette figure ne peut affirmer son individualité que dans l’opposition à la société.


L’individualité altruiste:


Pourtant, la modernité affirme également son admiration pour une autre figure de l’individualité. Mais il s’agit d’une individualité sans individualisme: c’est la grande individualité altruiste. C’est la figure de l’héroïsme historique contemporain: Jean Moulin; Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela… Howard Gardner, dans Les formes de la créativité, à travers l’exemple de Gandhi en fait un des exemples de créativité basée sur une intelligence des relations interpersonnelles.


On peut remarquer que chez certains penseurs anarcho-communistes, c’est cette forme de l’individualité qui est mise en avant contre l’individualisme bourgeois et l’individualité aristocratique nietzschenne. Ainsi, Gaston Leval affirme qu’: “on peut donc être une individualité extraordinaire sans être individualiste, en ne pensant pas toujours à soi, en se dévouant sans cesse à la cause des hommes. Vincent de Paul, Louise Michel, Blanqui, Malatesta, et tant d 'autres, firent de plus grandes individualités que Stirner ou Nietzsche”.

Kropotkine, en prenant appui sur le philosophe Jean-Marie Guyau, propose une explication vitaliste de l’existence de ce type d’individualité: “ce que l’humanité admire dans l’homme vraiment moral, c’est sa force, c’est l’exubérance de la vie, qui le pousse à donner son intelligence, ses sentiments, ses actes, sans rien demander en retour”.


On trouve ainsi présente chez Kropotkine, l’idée que l’individualité altruiste provoque l’admiration. Cette figure est également présente chez Bergson sous la forme du “héros moral”. Celui-ci est la figure exemplaire susceptible d’inspirer une orientation morale à l’existence d’autres individus sous l’effet de l’admiration qu’il provoque chez autrui.


Cette figure est également présente dans l’oeuvre de l’écologiste libertaire Murray Bookchin: “dans un tel processus de réciprocité, le moi individuel et le nous collectif n'étaient pas subordonnés l'un à l'autre mais se soutenaient mutuellement. La sphère publique fournissait la base collective, le sol pour le développement de fortes personnalités et ceux-ci, à leur tour, se rassemblaient dans une sphère publique créative, démocratique, institutionnalisée de façon transparente. C'étaient des citoyens au plein sens du terme, c'est-à-dire des acteurs agissants de la décision et de l'autogestion politique de la vie communautaire. [...] La conception suivant laquelle les communautés décentralisées sont une sorte d'atavisme prémoderne, ou mieux antimoderne, reflète une incapacité à reconnaître qu'une communauté organique ne doit pas nécessairement être un organisme, dans lequel les comportements individuels sont subordonnés au tout. Cela relève d'une conception de l'individualisme qui confond individualité et égoïsme”.


Dans une telle conception, l’individu apprend à se concevoir non pas comme un atome, mais comme inscrit dans un écosystème social. Il comprend que la réalisation la plus haute de son individualité n’est possible, non pas quand il agit de manière individualiste, mais de manière altruiste. L’individualité altruiste (sous sa forme libertaire) ne peut être l’effet d’une contrainte sociale extérieure du sujet, mais le produit d’une éthique consciente adoptée par l’individu. Néanmoins, elle peut être favorisée par une éducation (paideia).


Mais cette solidarité qui s’inscrit dans une communauté n’est possible que dans la mesure où la société n’est pas divisée en classes sociales. Car sinon, l’inégalité sociale de classe a brisé la communauté. De ce fait, le communisme libertaire, depuis Joseph Desjacque, s’était donné comme orientation de retrouver l’unité de la communauté humaine qui avait été rompue par l’inégalité sociale.



(1) Ici “individualité” est utilisé comme synonyme de personnalité. La notion de personnalité serait peut être plus exacte que celle d’individu. En effet, alors que la notion d’individu est synonyme, étymologiquement, de la notion d’atome, la personne renvoie à une entité morale et sociale.

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