Simone Weil, une critique de l’industrialisme

Dans Réflexions sur les causes de la liberté de l’oppression sociale, Simone Weil aborde à différentes reprises la question de la technique et du monde industriel. Ses arguments relativement à la modernité industrielle raisonnent encore avec une particulière acuité aujourd’hui.

Extraits commentés:

I- Critique du marxisme

Simone Weil reproche à l’analyse marxiste d’avoir trop centré sa critique sur les rapports sociaux capitalistes d’exploitation et de ne pas avoir assez mis en valeur que le mode de production industriel induisait par lui même des rapports sociaux et donc de l’inégalité sociale:

“La force que possède la bourgeoisie pour exploiter et opprimer les ouvriers réside dans les fondements mêmes de notre vie sociale, et ne peut être anéantie par aucune transformation politique et juridique. Cette force, c'est d'abord et essentiellement le régime même de la production moderne, à savoir la grande industrie”

Des citations extraites de l’oeuvre de Marx montrent pourtant que celui-ci avait pu apercevoir que le machinisme induisait un nouveau rapport social. La machine accentue la division sociale entre travailleur intellectuel et manuel. Il y a désormais ceux qui disposent de la machine et ceux dont la machine dispose:

“À ce sujet, les formules vigoureuses abondent, dans Marx, concernant l'asservissement du travail vivant au travail mort, « le renversement du rapport entre l'objet et le sujet », « la subordination du travailleur aux conditions matérielles du travail ». « Dans la fabrique », écrit-il dans le Capital, « il existe un mécanisme indépendant des travailleurs, et qui se les incorpore comme des rouages vivants... La séparation entre les forces spirituelles qui interviennent dans la production et le travail manuel, et la transformation des premières en puissance du capital sur le travail, trouvent leur achèvement dans la grande industrie fondée sur le machinisme. Le détail de la destinée individuelle du manœuvre sur machine disparaît comme un néant devant la science, les formidables forces naturelles et le travail collectif qui sont incorporés dans l'ensemble des machines et constituent avec elles la puissance du maître. »”

Ce rapport social technocratique dépasse le simple machinisme. Il est également présent du fait de la place politique accordée au discours scientifique pour guider et justifier l’action politique au sein du marxisme. La thèse d’un socialisme scientifique justifie de transformer une connaissance scientifique en un rapport politique de domination. L’appareil d’Etat induit également un tel rapport social technocratique par la constitution d’une séparation entre tâches d’exécution et tâches de direction:

“Le « socialisme scientifique » lui-même est demeuré le monopole de quelques-uns, et les « intellectuels » ont malheureusement les mêmes privilèges dans le mouvement ouvrier que dans la société bourgeoise. Et il en est de même encore sur le plan politique. Marx avait clairement aperçu que l'oppression étatique repose sur l'existence d'appareils de gouvernement permanents et distincts de la population, à savoir les appareils bureaucratique, militaire et policier ; mais ces appareils permanents sont l'effet inévitable de la distinction radicale qui existe en fait entre les fonctions de direction et les fonctions d'exécution. “

Le rapport social technocratique de la société industrielle n’est pas uniquement lié à des techniques matérielles, il est également le fait de l’hyper-specialisation croissante du travail. Celle-ci n’est pas un fait neutre ayant uniquement un effet d’efficacité. Elle induit une rapport de domination politique:

“Toute notre civilisation est fondée sur la spécialisation, laquelle implique l'asservissement de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent ; et sur une telle base, on ne peut qu'organiser et perfectionner l'oppression, mais non pas l'alléger.”

Simone Weil critique la thèse selon laquelle la remise en question des rapports sociaux d’inégalité sociale capitaliste pourrait être remis en question sans remettre en cause le mode de production industriel. Elle doute que la croissance des forces productives suffisent à conduire d’une société socialiste à une société communiste:

“À ses [Marx] yeux, la technique actuelle, une fois libérée des formes capitalistes de l'économie, peut donner aux hommes, dès maintenant, assez de loisir pour leur permettre un développement harmonieux de leurs facultés, et par suite faire disparaître dans une certaine mesure la spécialisation dégradante établie par le capitalisme ; et surtout le développement ultérieur de la technique doit alléger davantage de jour en jour le poids de la nécessité matérielle, et par une conséquence immédiate celui de la contrainte sociale, jusqu'à ce que l'humanité atteigne enfin un état à proprement parler paradisiaque, où la production la plus abondante coûterait un effort insignifiant, où l'antique malédiction du travail serait levée, bref où serait retrouvé le bonheur d'Adam et d'Ève avant leur faute.”

Simone Weil attaque le mythe du productivisme et de la croissance. Rien ne lui semble pouvoir justifier rationnellement la thèse d’une loi scientifique de la croissance illimitée des forces productives:

“Avant même d'examiner la conception marxiste des forces productives, on est frappé par le caractère mythologique qu'elle présente dans toute la littérature socialiste, où elle est admise comme un postulat. Marx n'explique jamais pourquoi les forces productives tendraient à s'accroître”

Elle voit dans le productivisme et dans la croyance en la croissance une thèse religieuse relevant d’une forme de théodicée. Cette vision de l’histoire en vient à justifier les rapports sociaux d’exploitation et leurs conséquence au nom d’un sens de l’histoire qui affirme le dogme de la nécessaire croissance des forces productives. Simone Weil attaque ainsi la thèse de la justification de l’état de fait présent par le sens du progrès:

“L'essor de la grande industrie a fait des forces productives la divinité d'une sorte de religion dont Marx a subi malgré lui l'influence en élaborant sa conception de l'histoire. Le terme de religion peut surprendre quand il s'agit de Marx ; mais croire que notre volonté converge avec une volonté mystérieuse qui serait à l'œuvre dans le monde et nous aiderait à vaincre, c'est penser religieusement, c'est croire à la Providence. D'ailleurs le vocabulaire même de Marx en témoigne, puisqu'il contient des expressions quasi mystiques, telles que « la mission historique du prolétariat ». Cette religion des forces productives au nom de laquelle des générations de chefs d'entreprise ont écrasé les masses travailleuses sans le moindre remords constitue également un facteur d'oppression à l'intérieur du mouvement socialiste ; toutes les religions font de l'homme un simple instrument de la Providence, et le socialisme lui aussi met les hommes au service du progrès historique, c'est-à-dire du progrès de la production”

Néanmoins, Simone Weil interroge cette thèse et formule plusieurs objections dont on peut retenir en particulier quelques unes. Tout d’abord, elle met en doute la capacité d’une économie productiviste et de la croissance à réaliser la satisfaction des besoins de l’ensemble de la population. Plusieurs objections peuvent être faîtes à cette thèse. La première c’est que cela suppose une réorganisation d’un appareil de production qui jusque là visait l’accumulation du profit pour le profit et non la satisfaction des besoins de la population dans son ensemble. En effet, même dans un système politique non-capitaliste, il serait possible d’orienter l’effort économique par exemple vers une économie de guerre. C’est la situation que connaît la Révolution Russe après 1917. En outre, la réorganisation de la méga-économie industrielle vers l’intérêt collectif ne garantie pas que cette organisation soit en capacité d’enrayer le gaspillage économique.

“ La première question à poser est celle du rendement du travail. A-t-on des raisons de supposer que la technique moderne, à son niveau actuel, soit capable, dans l'hypothèse d'une répartition équitable, d'assurer à tous assez de bien-être et de loisir pour que le développement de l'individu cesse d'être entravé par les conditions modernes du travail ? Il semble qu'il y ait à ce sujet beaucoup d'illusions, savamment entretenues par la démagogie. [...] Encore la question ne serait-elle pas résolue par là ; il faut tenir compte des travaux qu'impliquerait la réorganisation complète de l'appareil de production, réorganisation nécessaire pour que la production soit adaptée à sa fin nouvelle, à savoir le bien-être des masses ; il ne faut pas oublier que la fabrication des armements ne serait pas abandonnée avant que le régime capitaliste ne soit détruit partout ; surtout il faut prévoir que la destruction du profit individuel, tout en faisant disparaître certaines formes de gaspillage, en susciterait nécessairement d'autres.”

Simone Weil est conduite à se poser une autre question. On peut admettre que l’état actuel des forces productives, même si on les réorganisent, ne permet pas la satisfaction de tous les besoins. Est-ce que pour autant il serait possible de l’attendre de la croissance des forces productives ?

“Mais, si l'état actuel de la technique ne suffit pas à libérer les travailleurs, peut-on du moins raisonnablement espérer qu'elle soit destinée à un développement illimité, qui impliquerait un accroissement illimité du rendement du travail ? “

L’interrogation qu’effectue Simone Weil sur la croissance indéfinie des forces productives, et donc du progrès technique, la conduit à s’interroger sur la limite des ressources naturelles. Elle revient sur l’argument selon lequel les progrès techniques pourraient permettre de palier la limitation des énergies naturelles dans la mesure où il serait possible d’inventer de nouvelles sources d’énergie. Elle admet que la thèse de la limite naturelle ne peut pas être affirmée comme un dogme. En effet, il n’est pas possible de prédire si les progrès techniques ne pourront pas permettre de faire face à cette difficulté. Néanmoins, force est de constater que dans l’état actuel de la situation, le caractère limité des énergies fossiles conduit à admettre que leur extraction devrait coûter de plus en plus à extraire:

“À cet effet, il importe de savoir tout d'abord en quoi consiste le progrès technique, quels facteurs y interviennent, et examiner séparément chaque facteur ; car on confond sous le nom de progrès technique des procédés entièrement différents, et qui offrent des possibilités de développement différentes. Le premier procédé qui s'offre à l'homme pour produire plus avec un effort moindre, c'est l'utilisation des sources naturelles d'énergie ; et il est vrai en un sens qu'on ne peut assigner aux bienfaits de ce procédé une limite précise, parce qu'on ignore quelles nouvelles énergies l'on pourra un jour utiliser ; mais ce n'est pas à dire qu'il puisse y avoir dans cette voie des perspectives de progrès indéfini, ni que le progrès y soit en général assuré. Car la nature ne nous donne pas cette énergie, sous quelque forme que celle-ci se présente, force animale, houille ou pétrole ; il faut la lui arracher et la transformer par notre travail pour 'adapter à nos fins propres. Or ce travail ne devient pas nécessairement moindre à mesure que le temps passe ; actuellement., c'est même le contraire qui se produit pour nous, puisque l'extraction de la houille et du pétrole devient sans cesse et automatiquement moins fructueuse et plus coûteuse.”

Elle attaque les thèses qui affirment la croissance continue des forces productives en montrant le rôle que le hasard joue dans la découverte scientifique et l’invention technique. Cette part de hasard fait qu’il n’est pas possible de se livrer à des prévisions scientifiques. Elle rejoint sur ce point également Georges Sorel qui affirmait l’impossibilité de prévoir la Révolution à partir de l’étude des forces productives à cause de la dimension d’imprévisibilité du progrès technique. De même, Simone Weil renvoie aux “techno-confiants” qu’il n’est pas possible de compter sur une invention technique comme un fait inéluctable qui viendrait nous sauver de manière certaine de la limitation des ressources naturelles:

“Or dès lors que le hasard entre en jeu, la notion de progrès continu n'est plus applicable. Ainsi espérer que le développement de la science amènera quelque jour, : d'une manière en quelque sorte automatique, la découverte d'une source d'énergie qui serait utilisable d'une manière presque immédiate pour tous les besoins humains, c'est rêver.”

Simone Weil s’interroge ensuite sur le rôle de l’organisation du travail dans l’augmentation de la productivité. La concentration de la production dans de grosses unités lui semble aller contre-productive économiquement. Elle génère du gaspillage ainsi qu’une classe de salariés, non productifs, chargés uniquement de la coordination de la production. Il s’agit de la classe sociale d’encadrement (les cadres).

“Il n'existe par ailleurs qu'une autre ressource permettant de diminuer la somme de l'effort humain, à savoir ce que l'on peut nommer, en se servant d'une expression moderne, la rationalisation du travail. Quoi qu'il en soit, dès qu'on jette un regard sur le régime actuel de la production, il semble assez clair non seulement que ces facteurs d'économie comportent une limite au-delà de laquelle ils deviennent facteurs de dépense, mais encore que cette limite est atteinte et dépassée. Depuis des années déjà l'agrandissement des entreprises s'accompagne non d'une diminution, mais d'un accroissement des frais généraux ; le fonctionnement de l'entreprise, devenu trop complexe pour permettre un contrôle efficace, laisse une marge de plus en plus grande au gaspillage et suscite une extension accélérée et sans doute dans une certaine mesure parasitaire du personnel affecté à la coordination des diverses parties de l'entreprise.”

Simone Weil remet donc en doute ce que la modernité appelle progrès, à savoir le progrès de la techno-science. Loin d’être un facteur de progrès, ces effets pervers dépassent en réalité les avantages qu’il procure:

“Ainsi à tous ces égards le progrès se transforme aujourd'hui, d'une manière à proprement parler mathématique, en régression.”

Simone Weil examine ensuite la thèse d’une substitution par les machines du travail vivant. Elle considère comme une chimère une telle utopie qui considère que le travail humain pourrait être entièrement remplacé par une automatisation:

“Depuis Marx, on a coutume de le désigner en parlant de la substitution du travail mort au travail vivant, formule d'une redoutable imprécision, en ce sens qu'elle évoque l'image d'une évolution continue vers une étape de la technique où, si l'on peut parler ainsi, tous les travaux à faire seraient déjà faits. Cette image est aussi chimérique que celle d'une source naturelle d'énergie qui serait aussi immédiatement accessible à l'homme que sa propre force vitale.”

L’une des principaux arguments là encore qu’évoque Simone Weil contre ce mythe du progrès technique tient à la part d’imprévisibilité du réel. En effet, les machines sont des mécanismes qui ne peuvent agir que d’une manière pré-programmée. Seul le vivant est capable de s’adapter à son environnement et non pas seulement de dérouler un programme. C’est pourquoi le travail humain reste toujours nécessaire au moins pour adapter les machines aux nouveaux besoins créés par les nouvelles situations.

“Si l'on pouvait concevoir des conditions de vie ne comportant absolument aucun imprévu, le mythe américain du robot aurait un sens, et la suppression complète du travail humain par un aménagement systématique du monde serait possible. Il n'en est rien, et ce ne sont là que fictions ; encore ces fictions seraient-elles utiles à élaborer, à titre de limite idéale, si les hommes avaient du moins le pouvoir de diminuer progressivement par une méthode quelconque cette part d'imprévu dans leur vie. Mais ce n'est pas le cas non plus, et jamais aucune technique ne dispensera les hommes de renouveler et d'adapter continuellement, à la sueur de leur front, l'outillage dont ils se servent.”

Pour l’automatisation du travail, comme pour le mythe de la croissance illimitée, Simone Weil met en avant la nécessité d’extraire les matières premières nécessaires aux machines et le coût de plus en plus important d’une telle extraction face à l’épuisement des matières premières minérales. Elle reproche en outre à l’automatisation de conduire au productivisme et à la société de consommation. En effet, l’automatisation n’est rentable que si elle implique la production en série. Cela signifie donc qu’il faut pour cela un marché de masse pour écouler les produits. Or une telle production de masse ne peut qu’entraîner du gaspillage. Pour Simone Weil la corrélation entre progrès technique et progrès de l’humanité n’a donc rien d’évident. C’est même le contraire...

“Dans ces conditions, il est facile de concevoir qu'un certain degré d'automatisme puisse être plus coûteux en efforts humains qu'un degré moins élevé [...] L'extraction des métaux dont les machines sont faites ne peut s'opérer qu'avec du travail humain ; et, comme il s'agit de mines, le travail devient de plus en plus pénible à mesure qu'il s'effectue, sans compter que les gisements connus risquent de s'épuiser d'une manière relativement rapide ; les hommes se reproduisent, non le fer.[...] Au reste les machines automatiques ne sont avantageuses qu'autant que l'on s'en sert pour produire en série et en quantités massives ; leur fonctionnement est donc lié au désordre et au gaspillage qu'entraîne une centralisation économique exagérée ; d'autre part elles créent la tentation de produire beaucoup plus qu'il n'est nécessaire pour satisfaire les besoins réels, ce qui amène à dépenser sans profit des trésors de force humaine et de matières premières. [...] Il est seulement clair, dans l'ensemble, que plus le niveau de la technique est élevé, plus les avantages que peuvent apporter des progrès nouveaux diminuent par rapport aux inconvénients”.

L’échec de la Révolution russe était inéluctable. En effet, Marx s’est laissé lui-même fasciner par la puissance industrielle. Il n’a pas vu qu’il ne suffisait pas de remettre en question le rapport social capitaliste, mais qu’il fallait également sortir du mode de production industriel.

“Pour mieux dire ils ont versé leur sang [les ouvriers en russie] au nom ou de cette utopie ou de la croyance également utopique que le système de production actuel pourrait être mis par un simple décret au service d'une société d'hommes libres et égaux. Quoi d'étonnant si tout ce sang a coulé en vain ?”

Simone Weil en conclue que c’est le mode de production industriel qui doit être remis en question et pas seulement le rapport social capitaliste. En effet, la division du travail induit par l’usine constitue un rapport social inégalitaire indépendamment même du rapport social capitaliste. Il ne suffit pas de faire croître les forces productives et donc de s’appuyer sur le progrès technique pour remettre en question l’inégalité sociale. En effet comme elle l’a montré précédemment rien ne permet de supposer que le progrès technique soit un facteur de progrès pour l’humanité.

“Marx a fait voir avec force, dans des analyses dont lui-même a méconnu la portée, que le régime actuel de la production, à savoir la grande industrie, réduit l'ouvrier à n'être qu'un rouage de la fabrique et un simple instrument aux mains de ceux qui le dirigent ; et il est vain d'espérer que le progrès technique puisse, par une diminution progressive et continue de l'effort de la production, alléger, jusqu'à le faire presque disparaître, le double poids sur l'homme de la nature et de la société. Le problème est donc bien clair ; il s'agit de savoir si l'on peut concevoir une organisation de la production qui, bien qu'impuissante à éliminer les nécessités naturelles et la contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de s'exercer sans écraser sous l'oppression les esprits et les corps.”

Extrait commenté: la domination de la raison calculante

III- Esquisse de la vie sociale contemporaine

Dans un chapitre intitulé “Esquisse de la vie sociale contemporaine”, Simone Weil effectue une critique de la raison calculante. Elle y analyse la dépossession des travailleurs et des citoyens de leur pouvoir de décision par la rationalité technique: c’est le cas par exemple dans l’entreprise avec la machine ou encore dans l’Etat avec la bureaucratie.

Dans le domaine du travail, les choses qui assument les fonctions essentielles sont les machines. La chose qui met en rapport production et consommation et qui règle l'échange des produits, c'est la monnaie. Enfin là où la fonction de coordonner et de diriger est trop lourde pour l'intelligence et la pensée d'un homme seul, elle est confiée à une machine étrange, dont les pièces sont des hommes, où les engrenages sont constitués par des règlements, des rapports et des statistiques, et qui se nomme organisation bureaucratique.

Cette rationalité qui dépossède les travailleurs de leur pouvoir de décision est une rationalité calculante. Cette rationalité calculante s’exprime dans la logique des machines. Elle est présente sur le marché avec la monnaie. Elle est à l’oeuvre avec les statistiques dans les décisions de politique étatique.

Toutes ces choses aveugles imitent à s'y méprendre l'effort de la pensée. Le simple jeu du calcul algébrique est parvenu plus d'une fois à ce qu'on pourrait appeler une notion nouvelle, à cela près que ces simili-notions n'ont pas d'autre contenu que des rapports de signes ; et ce même calcul est souvent merveilleusement propre à transformer des séries de résultats expérimentaux en lois, avec une facilité déconcertante qui rappelle les transformations fantastiques que l'on voit dans les dessins animés. Les machines automatiques semblent présenter le modèle du travailleur intelligent, fidèle, docile et consciencieux. Quant à la monnaie, les économistes ont longtemps été persuadés qu'elle possède la vertu d'établir entre les diverses fonctions économiques des rapports harmonieux. Et les mécanismes bureaucratiques parviennent presque à remplacer des chefs. Ainsi dans tous les domaines la pensée, apanage de l'individu, est subordonnée à de vastes mécanismes qui cristallisent la vie collective, et cela au point qu'on a presque perdu le sens de ce qu'est la véritable pensée.

Ce qui devait être des moyens au service des êtres humains acquiert une valeur en soi et une finalité propre. Les innovations technologiques dans la production imposent les procès de travail aux ouvriers. La monnaie de moyen d’échange devient un objet de thésaurisation pour elle-même. L’appareil d’Etat tend à fonctionner pour son propre maintient. Cette rationalité technique calculante s’étend progressivement à tous les domaines de l’existence.

Le renversement du rapport entre moyens et fins, renversement qui est dans une certaine mesure la loi de toute société oppressive, devient ici total ou presque, et s'étend à presque tout.

Ainsi, dans le cas de machines, le travail humain et la reproduction de la force de travail devient uniquement un moyen au service de la recherche illimitée de progrès techniques.

Les machines ne fonctionnent pas pour permettre aux hommes de vivre, mais on se résigne à nourrir les hommes afin qu'ils servent les machines.

Conclusion:

Simone Weil aborde dans ses textes plusieurs points qui raisonnent avec une accuité particulière aujourd’hui dans une économie pourtant souvent qualifiée de post-fordiste et de post-industrielle. Elle s’interroge sur le mythe de la croissance illimitée. Elle montre la difficulté à s’appuyer sur une croyance en l’innovation technologique et la confiance dans le progrès technique. Elle rappelle au contraire la part d’imprévisibilité à laquelle est soumise l’innovation technologique. De même, elle montre le lien entre la rationalité technique et calculante. Elle met en lumière la manière dont cette rationalité calculante envahie tous les pans de l’existence. Aujourd’hui, l’utilisation de la rationalité algorithmique dans le monde de l’entreprise et de la gouvernance politique en constitue une nouvelle étage. L’automatisation du travail par l’intelligence artificielle et l’utilisation des big data en vue d’une analyse prédictive en sont deux exemples. Face aux tenants du capitalisme vert, qui affirment que les progrès technologique pourront dépasser le problème des limites naturelles, Simone Weil montre en quoi cette croyance relève d’une foi religieuse dans le progrès technique.