On tend parfois à opposer la figure du “rebelle” et le projet d’une émancipation collective. L’acte de rébellion apparaît comme un acte individuel. Alors que certains valorisent la liberté de l’individu contre le collectif, d’autres n’accordent de valeur qu’à l’action d’émancipation collective. Néanmoins, il est possible de montrer que cette opposition peut s’avérer factice.
Le rebelle individualiste
Le rebelle (The Fountainhead) est un film de King Victor de 1949, avec Gary Cooper, s’inspirant des thèses de l’écrivaine individualiste et libertarienne, Ayn Rand. Le film comprend en particulier une ode à l’individualisme créateur:
“ The creators were not selfless. It is the whole secret of their power—that it was self-sufficient, self-motivated, self-generated. A first cause, a fount of energy, a life force, a Prime Mover. The creator served nothing and no one. He lived for himself.[...] “But the mind is an attribute of the individual. There is no such thing as a collective brain. There is no such thing as a collective thought. “
Dans une telle vision, l’individu créateur doit être capable de s’affirmer face au groupe et il doit être capable de préserver son individualité menacée par le social.
La figure du héros moral
Néanmoins, il existe une autre conception des rapports entre l’affirmation de soi et la vie sociale.
Jean-Marie Guyau a proposé une toute autre interprétation qu’Ayn Rand de la création:
“Quel est donc le sentiment dominateur et animateur du génie ? Selon nous, le génie artistique et poétique est une forme extraordinairement intense de la sympathie et de la sociabilité, qui ne peut se satisfaire qu'en créant un monde nouveau, et un monde d'êtres vivants. Le génie est une puissance d'aimer qui, comme tout amour véritable, tend énergiquement à la fécondité et à la création de la vie. Le génie doit s'éprendre de tout et de tous pour tout comprendre. [...] A ces diverses qualités, il faut en ajouter une dont Darwin ne parle pas et dont ses biographes font mention : la faculté de l'enthousiasme, qui lui faisait aimer tout ce qu'il observait ”. (L’art au point de vue sociologique).
Cette capacité à se dépasser soi-même dans son action pour s’unir au monde est une caractéristique également de ceux que Bergson appellent les “héros moraux”:
“ ainsi des âmes privilégiées ont surgi qui se sentaient apparentées à toutes les âmes et qui, au lieu de rester dans les limites du groupe et de s’en tenir à la solidarité établie par la nature, se portaient vers l’humanité en général dans un élan d’amour. [...] L’émotion créatrice qui soulevait ces âmes privilégiées, et qui était un débordement de vitalité, s’est répandue autour d’elles : enthousiastes, elles rayonnaient un enthousiasme qui ne s’est jamais complètement éteint et qui peut toujours retrouver sa flamme” (Les deux sources de la morale et de la religion).
Le héros moral serait donc capable d’affirmer une individualité puissante, mais dans une action qui a une finalité humaniste qui dépasse son ego.
Bergson pense à de grandes figures tels que Socrate ou Jésus. Mais il est possible de considérer que Louise Michel, Gandhi, Martin Luther King ou Mandela, par exemple, furent des héros moraux de l’époque contemporaine.
Le héros moral est capable de s’opposer individuellement à l’autorité, de refuser la soumission à l’autorité, au nom d’un principe de justice supérieur qui anime son action et dont il pense que ce principe peut être partagé au-delà de sa personne.
De fait, le héros moral galvanise les foules pour transformer son action de rébellion individuelle en une émancipation collective.
Il n’est pas rare néanmoins que la figure de l’héroïsme moral soit pré-inscrite en réalité dans un collectif qui donne sens à son action. Ainsi Rosa Parks n’est pas une femme isolée qui un jour décide de se révolter. Elle est déjà, avant même son geste de rébellion individuelle, une militante de la cause noire américaine et c’est en ce sens qu’elle agit. C’est un point d’opposition entre Sartre et Merleau-Ponty. Ainsi Sartre écrit dans La république du silence au sujet de la figure du résistant:
“Pourtant, au plus profond de cette solitude, c'étaient les autres, tous les autres, tous les camarades de résistance qu'ils défendaient ; un seul mot suffisait pour provoquer dix, cent arrestations. Cette responsabilité totale dans la solitude totale”.
Maurice Merleau-Ponty fait une autre interprétation du courage du résistant qui, même dans l’isolement, trouve dans la communauté de solidarité un soutien:
“On torture un homme pour le faire parler. S'il refuse de donner les noms et les adresses qu'on veut lui arracher, ce n'est pas par une décision solitaire et sans appuis; il se sentait encore avec ses camarades, et, encore engagé dans la lutte commune, il était comme incapable de parler ; ou bien, depuis des mois ou des années, il a affronté en pensée cette épreuve et misé toute sa vie sur elle ; ou enfin, il veut prouver en la surmontant ce qu'il a toujours pensé et dit de la liberté. Ces motifs n'annulent pas la liberté, ils font du moins qu'elle ne soit pas sans étais dans l'être” (Phénoménologie de la perception).
Les lanceurs d’alerte
Le lanceur d’alerte représente aujourd’hui un autre type de figure de rebelle. Celui-ci peut être défini comme “Toute personne ou groupe qui rompt le silence pour signaler, dévoiler ou dénoncer des faits, passés, actuels ou à venir, de nature à violer un cadre légal ou réglementaire ou entrant en conflit avec le bien commun ou l’intérêt général” (http://www.dicopart.fr/fr/dico/lanceur-dalerte ).
Le lanceur d’alerte peut se situer en dehors de l’institution qu’il dénonce ou en faire partie (entreprise, armée…). Néanmoins, le lanceur d’alerte - lorsqu’il s’agit d’un individu - est une personne qui a une individualité suffisamment “confiante en elle-même” (Emerson) pour lui permettre de s’opposer à la soumission à l’autorité et au conformisme de groupe.
Mais il ne s’agit pas d’une rébellion individualiste. Il s’agit bien de dénoncer une réalité dont le lanceur d’alerte pense qu’elle porte atteinte au “bien commun”.
Conclusion:
L’existence d’individus capables de s’opposer à la pression de la soumission à l’autorité et au conformisme de groupe constitue un exemple du type de personnalité que peut aider à faire émerger une pédagogie critique. Il ne s’agit pas, au nom des qualités de coopération et de sociabilité, de négliger les capacités des individus à s’affirmer contre la pression du groupe.
Albert Thierry avait écrit dans “L’action directe en pédagogie”:
“Jadis je croyais qu’il fallait faire d’eux des hommes. Mais cette tâche est bien au-dessus du pouvoir d’un maître. (Tant mieux, d’ailleurs.) Je me consolerais si j’en faisais seulement des domestiques critiques. Par exemple (il y en a d’autres), des fonctionnaires syndicalistes”.
En écrivant cela, il pose la question d’une des finalités d’un enseignement critique. Il ne s’agit pas de faire des élèves des individus inadaptés aux réalités sociales. Mais au moins, l’on peut espérer qu’ils soient en capacité de faire preuve d’une résistance critique lorsque cela s’avère nécessaire.
Annexe: Sur les lanceurs d’alerte:
Whistleblowers - Du côté des anges (une conception du lanceur d’alerte qui montre également les ambiguïtés idéologiques de cette figure, en particulier religieuse)
https://www.youtube.com/watch?v=F1gtETMrSFY&index=15&list=WL
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