La formation de l’esprit critique est rendue complexe par le fait qu’il ne s’agit pas d’un fait positif qui pourrait faire l’objet d’une définition claire. Si l’esprit critique est difficile à enseigner, ce n’est pas seulement parce que les individus manquent d’esprit critique, mais parce que l’esprit critique n’est pas une réalité facilement définissable, mais un enjeu d'étiquetages.
Le problème de la conceptualisation de l’esprit critique
Les travaux sur l’enseignement de l’esprit critique - courant surtout développé en Amérique du Nord - cherchent à établir les habilités et les attitudes qui pourraient être développées chez les élèves.
Néanmoins, une telle approche suppose une conception de l’esprit critique qui admettrait qu’il en existe une définition positive universelle.
Ces travaux orientés vers la notion de “pensée critique” divergent néanmoins sur le contenu à donner à la pensée critique et donc sur les habiletés qui doivent être enseignées.
Cela conduit donc à s’interroger sur ce qui rend si difficile de conceptualiser le jugement critique.
Les difficultés de la réduction de l’esprit critique à une procédure normative
Certains courants de l’enseignement de l’esprit critique au sein du Critical Thinking ont axé leurs conceptions de la formation sur l’enseignement de procédures formelles. L’esprit critique serait une pensée procédurale qui pourrait être formée par l’apprentissage de procédures génériques que l’on pourrait utiliser ensuite avec n’importe quel contenu.
Néanmoins, les travaux en psychologie cognitive font apparaître que l’esprit humain ne semble pas fonctionner comme un ordinateur avec des procédures qui seraient ensuite applicables à n’importe quel contenu:
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les travaux sur le raisonnement naturel montrent que les sujets raisonnent mieux sur des domaines dans lequel ils ont des connaissances
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de même, les experts ne peuvent pas transférer leurs compétences techniques dans des domaines dans lesquels ils n’ont pas de connaissances.
Pour l’esprit humain, procédures et connaissances semblent fortement liées. Les deux sont imbriquées.
Le jugement critique comme phénomène socio-historique
Les difficultés pour déterminer des habiletés générales qui permettraient de caractériser l’esprit critique tient au fait qu’il ne s’agit pas d’une structure a priori de l’esprit humain. Cela signifie qu’il n’y a sans doute pas d’esprit critique universel et atemporel.
Le jugement critique est une construction socio-historique. De fait, il peut exister à une même époque des conceptions différentes du jugement critique. On peut par exemple trouver dans certains référentiels de pensée critique, la croyance en la raison. Néanmoins, on sait que plusieurs courants critiques de la pensée contemporaine ont fait porter leur doute sur la raison elle-même.
La définition du jugement critique est donc l’enjeu de conflits socio-historiques.
Esprit critique et esprit créatif
Certains référentiels intègrent à la pensée critique la pensée créative. Cela peut se comprendre dans la mesure où la capacité critique semble supposer une certaine créativité.
Néanmoins, il est possible d’opposer certaines dimensions de la pensée critique à la pensée créative. Le jugement critique, quelles que soient les acceptions qu’il puisse prendre, consiste au moins dans une certaine mesure dans une tentative de falsifier des énoncés admis. Une des formes de l’esprit critique repose sur le fait que l’on doit tenter de falsifier une hypothèse et non pas seulement à la confirmer.
La pensée critique relève de ce que certains philosophes ont appelé la conscience négative. Alors que dans la pensée dialectique, la pensée créative relève de l’affirmation, la pensée critique intervient pour mettre en doute l’affirmation. Certains penseurs ont eu dans l’histoire de la pensée, un rôle qui s’apparente principalement à une conscience négative. Ils ont laissé le soin à d’autres de reconstruire ce qu’ils ont pour leur part détruit.
Le risque bien évidement de la pensée critique envisagée ainsi, c’est le nihilisme sous diverses formes, telles que le scepticisme ou le relativisme.
C’est pourquoi le jugement critique peut être tempéré par la nécessité d’évaluer le degré de confiance que l’on peut accorder à une assertion. Il s’agit d’une deuxième forme de la pensée critique, cette fois plus positive que l’on peut appeler: le discernement.
Le discernement suppose de confronter des interprétations contradictoires de la réalité afin de déterminer laquelle est la plus cohérente. Cela suppose une pensée dialectique.
On peut donc distinguer trois figures de l’esprit critique dont la plus caractéristique est la conscience négative:
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la pensée créative
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la conscience négative
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le discernement
Les difficultés de la formation de l’esprit critique
L’esprit critique est difficile à former car il ne s’agit pas d’une compétence universelle qui correspondrait à ce que Descartes a appelé le “bon sens”. Néanmoins, en dépit des formes que le jugement critique peut prendre, il se trouve confronté à l’évaluation des assertions au regard de la réalité afin d’éviter de sombrer dans un relativisme nihiliste.
Le jugement critique renvoie néanmoins à un ensemble de connaissances et de procédures liées à des formes situées sur le plan historico-social. Cela n’empêche pas qu’il puisse exister un esprit critique populaire, mais il relève également de formes historico-sociales.
La formation de l’esprit critique est donc indissociable d’un enseignement de culture qui suppose l’acquisition de connaissances relevant de l’histoire, des sciences…
Se pose alors la question de savoir comment les individus à une époque donnée acquièrent les compétences critiques qui sont celles de leur épistémé. Il est possible de remarquer que l’une des pratiques les plus courantes quelle que soit l'époque et l'aire de civilisation consiste dans la pensée dialogique.
L’apprentissage de la pensée critique prend souvent la forme d’une lutte entre deux consciences. L’acquisition d’une pensée critique semble s’inscrire dans un processus de reconnaissance. Il s’agit pour l’élève de parvenir à la reconnaissance par le maître de ces compétences critiques.
La pensée dialogique, à la différence de la pensée computationnelle, semble être à même de s’adapter à la dimension culturelle historico-sociale de la pensée critique. Les ordinateurs ne sont pas à même d’exercer une pensée critique. La pensée critique supposerait qu’une conscience exerce une maïeutique socratique à l’égard d’une autre conscience. L’art du questionnement critique semble être une caractéristique de la formation de la pensée critique.
La pensée critique se présente, lorsqu’autrui n’est pas présent comme interlocuteur, par exemple dans la lecture, comme un dialogue de la pensée avec elle-même. En effet, il ne suffit pas de lire un texte critique pour que l’esprit critique de son auteur contribue à la formation de l’esprit critique du lecteur. Il faut que le lecteur lui-même exerce une réflexion dialogique à partir du texte.
C’est pourquoi le questionnement actif de l’enseignant possède une efficacité plus grande que la conscience solitaire. Il force l’apprenant à s’interroger sur les informations qu’il a acquises.
Il est possible de se demander pourquoi, le plus souvent dans l’histoire, cet apprentissage a pris la forme d’un dialogue non pas entre pairs, mais entre un novice et un maître (au sens d’expert). L’enseignant peut se situer dans la zone proximale de développement de l’élève pour l’aider à développer sa réflexion critique en le conduisant à se poser des questions qu’il ne se serait pas posées.
On peut émettre l’hypothèse que cela tient au lien indissociable entre niveau de connaissance et réflexion critique. La réflexion critique est en relation avec les connaissances possédées par le sujet. C’est en repositionnant ce qui est dit par rapport à un ensemble structuré de connaissances qu’il possède déjà que le sujet peut mettre en doute ce qui lui est dit.
Conclusion:
L’esprit critique est l’enjeu de controverses d’étiquetage. Il n’est donc pas possible de déterminer a priori en quoi consiste l’esprit critique. L’esprit critique peut se caractériser par une capacité de mise en doute visant à tenter de falsifier des affirmations. Mais cela ne suffit pas car l’esprit critique peut consister également à évaluer les affirmations qui sont les plus cohérentes.
L’esprit critique passe souvent par une pensée dialogique et dialectique. Elle confronte des versions différentes et en évalue la véridicité.
L’esprit critique suppose bien souvent, de la part de celui qui est chargé de former l’esprit critique, un travail d’interrogation qui incite l’apprenant à adopter une attitude critique.
Annexe: Formes actuelles du complotisme et jugement critique
Le complotisme semble se présenter comme une figure de l’esprit critique. Il remet en question de manière argumentée la version officielle donnée par le gouvernement et les médias de masse.
Néanmoins, ceux qui adhèrent aux théories complotistes ne se livrent pas à la même analyse critique des théories complotistes. Celles-ci doivent faire l’objet d’une falsification au même titre que l’ont peut essayer de falsifier les versions officielles.
Mais enfin, il faut confronter les deux versions pour étudier en définitive laquelle est la plus cohérente dans l’interprétation qu’elles proposent des faits.
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Yann (lundi, 11 avril 2016 15:55)
Vous écrivez en annexe qu'il faut confronter les 2 versions, mais dans certains cas il y a plusieurs thèses alternatives. C'est le cas par exemple pour l'assassinat de JFK, pour l'attentat de Karachi, ou pour le 11 septembre. Tant qu'aucune thèse n'a été démontrée, il est préférable de rester sceptique, d'éviter d'avoir des certitudes.
Irène (lundi, 11 avril 2016 22:26)
Il y a tout de même des thèses qui sont plus justifiées rationnellement que d'autres. C'est ce que j'ai appelé dans la pensée critique le moment du discernement. Si vous en rester à une pensée négative, du doute et de la déconstruction, il est fort probable que vous ne surviviez pas une promenade en ville sans vous faire écraser.
C'est sans doute le discernement qui manque aux adeptes des thèses complotistes.