Il est possible d’essayer de distinguer trois grammaires de l’éducation critique aux médias.
1) La grammaire constructiviste
La grammaire pragmatiste peut être référée à Dewey qui est considéré comme le théoricien du “learning by doing”.
Les élèves acquièrent une éducation aux médias en faisant par eux-mêmes. C’est par exemple la position défendue par le CLEMI (http://www.clemi.org/fr/ )
L’idée c’est que les élèves comprendront mieux les contraintes et les risques de manipulation possibles dans l’éducation en fabriquant eux-mêmes de l’information.
Sur le plan de sciences de l’information et de la communication, cette position tend à se rapprocher des culturals studies qui mettent en avant les capacités créatives des publics en refusant d’en faire des récepteurs aliénés par la culture masse médiatique.
Cette approche suscite deux types de critique:
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l’épistémologie constructiviste peut être accusée de pouvoir verser dans une relativisme: si tout est construit alors existe-il alors au-delà de la construction discursive une réalité (ne risque-t-on pas d’arriver à dire comme Baudrillard que “la guerre du Golfe n’a pas eu lieu”).
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l’autre reproche c’est que l’approche constructiviste serait en réalité acritique. En effet, elle conduirait à trop privilégier les capacités créatives des acteurs (C’est le reproche d’ACRIMED au CLEMI
http://www.acrimed.org/Pour-une-education-critique-aux-medias ).
2) La grammaire rationaliste
La grammaire rationaliste s’inscrit dans ce que l’on appelle outre atlantique le critical thinking, elle peut également inclure la zététique, dans la sphère francophone.
L’approche rationaliste consiste à mettre en avant que l’éducation critique s’appuie sur le fait d’apprendre à se servir de sa raison: logique formelle et informelle, critique des sources, méthodes expérimentales, analyse de statistiques…
La grammaire rationaliste présuppose une anthropologie selon laquelle il existe une nature humaine cognitive universelle rationnelle. Elle s’inscrit dans la tradition des Lumières. Parmi, les auteurs qui s’inscrivent dans ce courant: Noam Chomsky, Normand Baillargeon, Jean Bricmont...
Sur le plan de l’éducation aux médias, cette approche s'intéresse à l’analyse de la propagande et de la manipulation des discours.
Elle peut verser dans une approche plus sociologique lorsqu’elle se demande par qui et pour quoi ce discours de propagande est produit.
Bien que cette approche s’appuie sur une perspective rationaliste, ces tenants n’échappent pas à des attaques concernant des dérives complotistes:
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celles-ci se produisent par exemple lors d’une application trop strict du principe de Clifford: il faut refuser tout affirmation dont on peut douter.
Mais, à ce compte là, il n’est guère de théorie scientifique qui y survive: théorie du big bang, théorie de l’évolution de Darwin ou génétique.
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la tendance à identifier derrière les discours des intérêts d’acteurs ou de groupes d’acteurs. C’est le point qui suscite le plus de controverses: quelle est la limite entre la dénonciation légitime d’intérêts ou la dérive complotiste ?
Il est peut être possible d’en tirer la conclusion que bien que l’approche rationaliste soit nécessaire, elle n’est peut être pas suffisante pour faire preuve d’esprit critique. Elle s’avère en particulier problématique lorsqu’elle conduit certains individus à une application mécaniques de règles de rationalité qui les conduit à un scepticisme hyperbolique qui les conduit à tenir des thèses complotistes.
3) La grammaire critique
La grammaire critique désigne le positionnement de l’école de Francfort (Horkheimer, Habermas) par rapport au rationalisme positiviste. Le positivisme incarnerait une forme de rationalité trop étroite pour pouvoir former l’esprit critique.
Néanmoins, il faut noter que dans sa première forme, la théorie critique de l’école de Francfort n’échappe pas à des risques totalisant. En effet, la théorie critique est accusée (par exemple par Jacques Gonnet) de produire une critique trop homogène de l’aliénation par les médias. Or une des critiques opposées au complotisme (par exemple pour Tavoillot), c’est sa tendance totalisante.
Néanmoins, la réception par la pédagogie de l’école de Francfort a subi une inflexion avec la prise en compte des théories de la résistance (Giroux). Celles-ci admettent l’existence de phénomènes de contre-hégémonie (Gramsci). C’est une position que l’on trouve également par exemple, dans les culturals studies, chez Stuart Hall dans son article Codage/Décodage.
Par exemple sur Internet, il existe des phénomènes d’hégémonie (les GAFA, la concentration des flux vers certains sites d’information…), mais il existe également de nombreux discours contre-hégémonique. Le problème devient alors plutôt de distinguer dans les discours contre-hégémoniques, lesquels sont acceptables et lesquels dérives vers des formes de pensée fascisante.
La critique du confusionnisme
Si les pouvoirs publics craignent avant tout les dérives complotistes et conspirationnistes, il est un autre terme que l’on trouve dans les milieux antifascistes, c’est la critique du confusionnisme (https://confusionnisme.info/)
Or certains mettent en avant que le confusionnisme est lié à une tendance à la hiérarchisation des causes et au rejet de l’intersectionnalité. Cette notion, provenant des sciences sociales, désigne le fait d’articuler les causes sans les hiérarchiser
(http://www.c-g-a.org/motion/le-confusionnisme-un-danger-pour-les-luttes ).
Conclusion: Eléments sur les logiques intellectuelles facteur de dérives complotistes:
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la tendance à une représentation totalisante de la réalité sociale sans prendre en compte l’existence d’une pluralité conflictuelle au sein de la réalité
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la tendance à rechercher des intentions humaines et non à analyser des logiques structurelles (dont le corollaire est la tendance à survaloriser l'événementiel dans les explications historiques) .
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la tendance à réduire l’esprit critique à un rationalisme positiviste qui se limite à un ensemble de procédures qui sont appliquées mécaniquement (ce qui s’accompagne également souvent d’une focalisation sur les détails dans les évènements)
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le refus de l’intersectionnalité et donc la hiérarchisation des luttes sociales
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