Les auteurs des articles suivants se penchent sur la problématique de l'éducation face aux "privilégiés" sociaux. En particulier, il s'agit de savoir comment la pédagogie critique peut être développée avec des étudiants qui sont socialement privilégiés.
La pédagogie critique avec des étudiants privilégiés
(Extraits de : Ricky Lee Allen et Cesar Augusto Rossatto, Does Critical Pedagogy Work with Privileged Students ?, Teacher Education Quaterly, Winter 2009).
[…] Historiquement, l'éducation multiculturelle pour les enseignants, du moins sous ses formes les plus critiques a mis l'accent sur la sensibilisation à l'impuissance acquise des étudiants qui sont membres des groupes opprimés. Mais plus récemment, il existe une tendance qui se centre sur l'étude des groupes privilégiés. Cette tendance représente une forme de multiculturalisme critique qui cherche à déplacer le point de vue de l'oppresseur qui considère son point de vue comme « neutre » vers un point de vue orienté vers la justice sociale qui permette l'alliance avec les opprimés. Par exemple, le mouvement des études critique sur la blanchité a été une ressource précieuse en éducation. Beaucoup d'éducateurs multiculturels engagent maintenant les professeurs blancs dans un examen de leur privilège blanc dans une tentative de les motiver à la bataille contre le racisme blanc dans leur enseignement.
Cependant, c'est plus facile à dire qu'à faire. Des éducateurs multiculturels dont la pédagogie conteste directement les privilèges systémiques (par exemple : Privilège blanc, privilège masculin, classe privilégiée, privilège hétérosexuel etc.) se heurtent souvent à une vive opposition de la part des étudiants qui agissent en tant que représentant du groupe des oppresseurs. Ce faisant, beaucoup, si ce n'est la plupart des éducateurs multiculturels traversent une série d'émotions lorsqu'ils font face à l'hostilité de la salle de classe. Certains deviennent en colère ou déprimés, ou peuvent même avoir peur de représailles de la part des étudiants qui ne sont pas critiques à l'égard de leurs privilèges. Certains éducateurs estiment qu'il est trop difficile de convaincre les étudiants. D'autres encore rationalisent leur désengagement par la difficulté en affirmant que les étudiants privilégiés ne méritent pas que leurs préoccupation dictent la discussion en classe. Dans certains cas, nous sympathisons avec ces positions, en particulier quand elles proviennent d'éducateurs qui sont membres de groupes opprimés. Mais certains éducateurs multiculturels estiment qu'en dépit de la résistance, il est important de ne pas renoncer à ces étudiants car ils seront peut être un jour enseignants, s'ils ne le sont pas déjà. Dans les zones urbaines, les étudiants de ces enseignants seront très probablement des personnes de couleurs ou d'autres groupes opprimés. Et ces étudiants n'ont pas le privilège de ne pas s'occuper des enseignants dominants qui ne connaissent pas les réalités de l'oppression et les processus qui permettent d'atteindre une identité de groupe « positive ». Ou encore, les étudiants de ces futurs enseignants pourraient être des membres d'un groupe oppresseur et non d'un groupe opprimé. Or qui va remettre en cause leur formation idéologique ? Qui leur enseignera la nécessité de la justice sociale ? Si les membres des groupes oppresseurs n'abordent pas ce sujet dans la salle de classe, nous pensons que le fait de changer le rôle de la scolarisation dans la reproduction de l'ordre social sera plus difficile. […]
Construire l'étudiant oppresseur en pédagogie critique
Un étudiant qui est dans une situation d'oppression sociale est un étudiant qui est membre d'un groupe d'oppresseur (blanc, de sexe masculin, de classe moyenne ou supérieure). Puisque l'oppression est un phénomène structurel, aucune personne ne peut échapper à sa situation d'oppression et aucune personne ne peut échapper à sa situation d'opprimée. Des changements ne peuvent se produire qu'au niveau de la société. Même l'élève blanc le plus radical, par exemple, est un oppresseur car il bénéficie encore (par rapport aux personnes de couleur) du contexte social de la blanchité. S'il peut être difficile pour les personnes bien intentionnées de s'accepter comme oppresseur, aller au-delà du déni est une première étape clé vers la construction d'un ordre social plus juste, comme le précise Freire. […]
Ces étudiants ont des difficultés à comprendre pourquoi ils [les futurs] éducateurs doivent se concentrer sur la justice sociale. Ils s'accrochent aux psychologies éducatives individualistes qui privilégient de techniques ou de stratégies non-critiques d'actualisation de compétences de haut niveau. Ils semblent souvent ne pas comprendre ou ne veulent pas comprendre pourquoi les membres des groupes opprimés ne se contentent pas d'assimiler l'ordre normatif […]
Nous croyons que pour bien décrire le manque de centration de la pédagogie critique sur l'oppresseur, nous devons commencer par analyser comment la pédagogie critique construit l'image de son personnage central : l'étudiant opprimé. Historiquement parlant, la pédagogie critique a porté une attention particulière à l'étudiant opprimé. Et à juste titre. Ce sont les opprimés qui sont traumatisés par l'oppression institutionnelle endémique de notre système éducatif. L'étudiant opprimé est discursivement opprimé de manière binaire face à l'étudiant oppresseur car vous ne pouvez pas avoir un opprimé sans un oppresseur. En tant que tel, ils sont défini en opposition les uns avec les autres : l'un est ce que l'autre n'est pas et vice-versa. La pédagogie critique repose sur la notion d'étudiant opprimé idéalisé dont l'autonomisation doit primer dans l'évaluation, la conception et les pratiques scolaires. Placer l'étudiant opprimé au centre de l'analyse et de l'action met également la politique au centre de la scolarité et de la pédagogie. Dans la pédagogie critique, les étudiants ne sont plus des être humains universels abstraits et idéalisés comme le sont les pédagogies traditionnelles. Au lieu de cela, ils sont dans le groupe opprimé, et ceux qui ne sont pas dans le groupe opprimé sont par définition dans celui des oppresseurs.
Dans la pédagogie critique, l’expérience que l'étudiant opprimé a de vivre une oppression et d'être déshumanisé devient le point central de la critique de l'apprentissage dans la salle de classe. L'étudiant opprimé est considéré comme plus proche de la réalité de l'expérience sociale de l'oppression. Ce qui lui confère une certaine autorité épistémologique. La familiarité de l'oppression systémique fournit une motivation pour gagner des compétences « à lire les mots », mais aussi à « lire le monde » (Freire et Macedo). C'est pourquoi le curriculum mit en place par la pédagogie critique combine l'alphabétisation traditionnelle avec le projet de développer une prise de conscience collective de l'oppression, de la nature des institutions sociales et culturelles. Cette intimité avec l'oppression est perçue comme une source de connaissance qui peut se transformer en une alphabétisation qui permet aux élèves de contester la façon dont ils sont représentés et de transformer les institutions qui maintiennent le statu quo. Personne dans la pédagogie critique n'a mieux argumenté l'auto-détermination de l'opprimé que Paulo Freire. Dans Pédagogie des opprimés, Freire décrit une philosophie de l'éducation et de la libération arguant que les opprimés doivent défier ce qui les oppriment sans devenir comme l'oppresseur. Le rôle de l'oppresseur est au centre de la pédagogie des opprimés. Par exemple, Freire affirme que la violence des oppresseurs les déshumanisent. Les opprimés ne devraient pas vouloir intérioriser la violence des oppresseurs dans leur lutte pour renverser ce qui les déshumanisent. Si les opprimés deviennent comme l'oppresseur tous les deux sont déshumanisés. Dans la lutte contre l'oppression, l'opprimé doit restaurer l'humanité de tous parce que l'oppresseur n'est généralement pas en mesure de le faire. Par conséquent, le devoir humaniste des opprimés est de se libérer eux-mêmes et de libérer les oppresseurs. Freire suggère que les opprimés doivent être guidés par un « amour radical » pour toute l'humanité y compris de l'oppresseur qui est plein de peur et de haine. Cependant, il existe des obstacles persistants et troublants dans la pédagogie critique qui empêchent la construction de consciences critiques et collectives.
Une des luttes pédagogiques souvent formulée par les pédagogues critique est que l'étudiant opprimé ne comprend pas toujours les manières dont l'oppression font partie de sa vie quotidienne (Giroux). En fait, l'étudiant opprimé pourrait même ne pas croire qu'il est opprimé. L'étudiant opprimé, en tant que groupe opprimé, peut présenter des personnes et des comportements en accord avec sa propre oppression. Leur subjectivité a été colonisée par les discours oppressifs et hégémoniques (McLaren). Prenons par exemple le cas des étudiants cubano-américains dans la salle de classe d'un des auteurs de l'article. Lors d'un exercice intitulé « Le vocabulaire des images », on a demandé aux élèves d'utiliser des photographies de magazines pour exprimer leur identité. Il semble que la majorité de ces étudiants s'identifient comme étant blancs et/ou hispaniques, mais pas latina/os. Ce choix de signifiant d'identité est intéressant. Ils semblent souhaiter une association avec un patrimoine européen qu'il s'agisse d'un signifiant plus septentrional « Blanc » ou du signifiant « ibérique » de « hispanique ». Il semblait y avoir un déni presque complet d'une identité métisse possible, que le terme « latina/o » est plus susceptible de revêtir. Il n'y a pratiquement pas de référence à leur potentialité d'avoir une ascendance africaine. Au lieu de cela, ils ont opté pour la « pureté radicale » du blanc hispanique. Ils se dissociaient fortement des groupes qui symbolisaient une couleur de peau plus foncée. […] A Cuba, une couleur de peau plus foncée entraîne comme conséquence d'être victime d'injustice sociale. […] L'ironie la plus grande de cette situation est que les américains blancs ne considèrent pas les cubains américains comme blanc ou européen. […] Lorsque les élèves font preuve d'une « mentalité colonisée » (Fanon), la pédagogie a traditionnellement suggérée que l'enseignement construise une expérience qui engage les opprimés dans un examen critique de leur situation sociale au sein de la totalité de la structure sociale hiérarchique. Un point crucial dans cette théorie pédagogique est la notion de conflit dialogique qui est un moyen de doter d'une conscience critique l'étudiant opprimé au sein de la structure sociale oppressive. Par exemple, Freire affirme qu'une contradiction d'identité existe par le fait que les opprimés ont une dualité interne au sein de leur conscience. Etre eux-même est en contradiction avec le fait d'être comme l'oppresseur. Dans le territoire de l'oppresseur, il existe de nombreuses forces sociales qui font que l'opprimé à intériorisé le modèle de l'oppresseur. Ainsi, la libération de cette contradiction est un processus pénible où les opprimés déconstruisent le monde et transforment leur réalité par une approche pédagogique libératrice et humaniste. Cette expérience n'est pas une expérience individuelle, mais une expérience collective qui les appelle à devenir les acteurs de leur propre histoire.
Le projet politique de la pédagogie critique est une redéfinition de l'éducation et de l'alphabétisation comme moyen d'unification politique au sein des opprimés, avec comme objectif la transformation sociale. Mais qu'entend-on par transformation sociale en pédagogie critique ? Par quel processus politique, cette transformation sociale doit-elle se produire ? Notre lecture de la pédagogie critique est que la vision première de la transformation sociale est celle d'une révolution par les opprimés. En d'autres termes, les opprimés ne devraient pas attendre que l'oppresseur change et ils doivent se libérer eux-mêmes. […].
Nous croyons cependant qu'il existe une pédagogie implicite pour les oppresseurs dans le discours de la pédagogie critique. Les étudiants du groupe des oppresseurs doivent s'engager dans une pédagogie qui les invite à prendre conscience qu'ils contribuent à l'hégémonie. On leur demande de prendre conscience de la manière dont la société et les écoles fonctionnent pour l'inégalité sociale et institutionnelle. Et surtout on leur demande d'intervenir dans le sens des opprimés et de défier les membres de leur propre groupe. L'étudiant oppresseur est invité à prendre le parti des opprimés dans le sens d'une transformation révolutionnaire et démocratique. En fait, certains croient que l'oppresseur est opprimé, qu'en fait nous sommes tous opprimés. […] Cependant, cette idée va trop loin. Si tout le monde est opprimé, le terme d'opprimé perd de sa valeur. Freire clarifie cette question en disant que l'oppresseur est déshumanisé, mais non pas opprimé. […] Freire fait allusion au fait que les oppresseurs ne libéreront pas d'autres oppresseurs car ils jouissent d'un monde de privilèges. Cela implique que leur sens moral ne les motivera pas à corriger ce qui est socialement injuste parce qu'ils sont trop investis dans leur situation déshumanisante. Cependant, Freire amène un peu d'espoir aux oppresseurs lorsqu'il décrit un chemin pour la renaissance de l'oppresseur. La pédagogie critique américaine doit prêter plus d'attention à cette partie de la théorisation de Freire.
Du point de vue interculturel, le paradigme de la pédagogie critique semble inadapté pour des contextes géographiques et culturels privilégiés. N'oubliez pas que l'accent dans la pédagogie critique est mis sur les conséquences les plus négatives de l'oppression. La pédagogie critique, du moins celle tirée de Freire, est destinée à parler aux pauvres brésiliens, aux autres pauvres latino-américaines et aux autres groupes opprimés dans d'autres régions extrêmement pauvres du monde. […] Mais aux Etats-Unis, la plupart des étudiants sont blancs et de classe moyenne […] Ces étudiants vivent dans un monde bien différent de celui des brésiliens pauvres et d'autres latino-américains de couleur. Comment par conséquent pouvons nous utiliser la pédagogie critique avec des enseignants et des étudiants privilégiés qui n'ont pas vécus les effets traumatisant des luttes quotidiennes contre la colonisation et l'oppression structurelle ? [… ]
Peut-être pouvons nous nous concentrer sur les oppressions relatives qu'ils ont vécus ? Par exemple, de nombreux futurs enseignants sont des femmes. Alors ne peut -on pas mettre l'accent sur le genre comme partie de l'oppression structurelle ? En effet, ce sont les femmes blanches de classe moyenne qui constituent la grande majorité de l'enseignement américain et il est ainsi possible de faire une analogie entre ce qu'elles vivent et la situation des étudiants opprimés racialement ou économiquement. Cependant que faire, si la salle de classe de l'éducateur est composée d'un grand contingent d'hommes blancs de classe moyenne ?
Notre suggestion est que la pédagogie critique doit accentuer plus fortement la construction relationnelle de l'identité des étudiants opprimés et des oppresseurs. C'est par la tension autour de ces identités sociales que la plupart d'entre nous nous travaillons à l'abolition des mécanismes hégémoniques tel que le curriculum caché raciste. Nous pensons qu'une théorie plus explicite de la figure de l'oppresseur qui inclut la construction de leur identité de groupe spécifique et la reconstruction de celui-ci dans un sens contre-hégémonique plus positif d'individu-moi, de groupe-soi et autres est nécessaire.
La sous-théorisation de l'étudiant oppresseur en pédagogie critique
[…] Les étudiants doivent comprendre qu'ils peuvent être à la fois oppresseurs dans une totalité et opprimés dans une autre. Ils devraient s'occuper à la fois de leur propre oppression et de leur oppression envers autrui. Après tout, nous sommes tous membres d'un groupe qui a plus de pouvoir et de privilèges relatifs que tout autre groupe. La difficulté dans la pratique est que les gens ont tendance à être plus près de leur conscience d'opprimés qu'ils ne le sont de leurs identités d'oppresseur. […] La littérature pédagogique critique fournit peu d'information sur la façon d'enseigner les hommes blancs de la classe ouvrière aux Etats-Unis sur leur complicité avec l'oppression des femmes et des gens de couleur. […]
La stratégie consisterait à influencer les perspectives, les idéologies et les comportements de suffisamment de membres de groupes d'identité puissants et privilégiés afin que de nouvelles politiques institutionnelles et juridiques soient adoptées. […]
Quand les étudiants opprimés se livrent à une critique de la formation de l'identité de l'oppresseur, leur désir de vouloir être comme l'oppresseur se dissout avec une plus grande cohérence. […] Et quand ils voient leurs camarades de la classe des groupes oppresseurs changer devant leurs yeux, il leur est difficile de tenir à une identité assimilationniste et fataliste. Dans nos salles de classe, nous avons eu de nombreux étudiants de couleur qui adoptent de manière non-critique l'idéologie de la réussite. Leur croyance non problématisée dans le système de la méritocratie délaissent les critiques des autres membres de leur groupe qui se livrent à des actions politiques radicales. Par exemple, beaucoup d'étudiants mexicains-américains et hispaniques ont intériorisé le regard raciste blanc au sujet du mouvement chicano. Grâce à une interrogation sur la blanchité et la transformation des blancs dans la salle de classe, ces étudiants mexicains-américains et hispaniques ont souvent un changement de conscience. Beaucoup parviennent à mieux s'accepter et à être encore plus engagés dans des identités radicalisées. Ils acquièrent également une compréhension de la façon dont ils ont intériorisé les craintes et les malentendus que les blancs ont à l'égard d'autres personnes de couleurs, en particulier les Noirs et les Indiens. [...]
Vers une pédagogie pour l'élève oppresseur
Avec l'intégration des théories de l'identité de la psychosociologie critique, nous proposons une pédagogie de l'oppresseur qui effectue une tentative pour transformer l'étudiant oppresseur dans le cadre de l'expérience éducative. […] Il a été souvent dit que les opprimés ont une double conscience en ce qu'ils doivent apprendre à négocier un lieu d'accueil et le monde de l'oppresseur. L'étudiant oppresseur doit examiner en quoi la double conscience des opprimés constitue un moyen de sa propre conscience ou de l'absence de celle-ci. Autrement dit, comment pour l'oppresseur, le manque de sensibilité à la double conscience forme une cécité structurelle de leur perception d'eux-même et du monde ?
Par exemple, dans les écoles urbaines, les enseignants sont plus susceptibles d'être blancs et les étudiants sont plus susceptibles d'être des gens de couleur. Dans ce scénario, une approche critique pédagogique peut commencer par examiner la scolarité et l'identité dans un contexte social blanc, comme c'est la différence la plus évidente et historiquement convaincante entre l'enseignant et les étudiants. L'éducateur blanc doit être conscient des représentations de la double conscience des personnes de couleur. Ils doivent être conscients de la manière dont leur manque de réflexion sur les doubles consciences des autres construit des identités blanches problématiques et donc des contextes de domination blanche. [Les auteurs conseillent ensuite des document pour travailler la question comme Pourquoi tous les enfants noirs sont-ils assis ensemble dans la cafétaria ?]
[…] Les étudiants ont besoin d'apprendre des concepts importants qui peuvent renforcer l'action politique. Un concept important qui doit être central dans la pédagogie critique est la notion d'identité. L'identité est une construction sociale plutôt qu'un fait biologique et elle est une expérience concrète plutôt qu'une abstraction. On apprend par le biais d'interactions dans le monde où nous sommes insérés depuis la naissance. Nous apprenons qui nous sommes grâce à notre relation les uns avec les autres […] Certains d'entre nous en viennent à comprendre que notre réalité sociale fait de nous des êtres ou des membres de groupes identitaires particuliers. La psychosociologie critique suggère que les opprimés sont plus susceptibles que l'oppresseur d'apprendre qu'ils sont particuliers, non pas universel, parce que leurs interactions avec l'oppresseur et leurs technologies de surveillance, tels que les écoles et les médias, leur dit qu'ils ne sont pas normaux. Grâce à des micro- et macro-agressions, ils apprennent qu'ils sont « étrangers » ou « autres » par rapport à ce qui est construit comme normal. […] [Les oppresseurs] apprennent seulement qu'ils sont normaux ou simplement humains.
Ainsi, l'oppresseur développe rarement la conscience spécifique de son expérience en tant que membre d'un groupe privilégié, à moins que ce soit une identité qu'ils aient construits pour eux-mêmes afin de maintenir leur statut d'oppresseur. Rarement cette identité se construit en lien avec les critiques émises par les membres des groupes opprimés. Par exemple, la plupart des blancs croient qu'ils sont gentils, des gens bienveillants, qui ont travaillé dur pour obtenir leur richesse et leur statut. Ils ne semblent pas avoir conscience de la façon dont beaucoup de gens de couleur se méfient d'eux et en ont peur. En outre, ils ne sont pas conscients ou répriment leur sensibilité à leurs privilèges et encore moins de ce qui a été fait historiquement pour leurs procurer des privilèges qui consistent à être blanc dans une société construite par le racisme blanc.
Notre conviction c'est que les oppresseurs ne peuvent ni en venir à la conscience qu'ils sont membres d'un groupe oppresseur, ni parvenir à une compréhension problématisée de leur identité d'oppresseur sans une expérience émotionnelle et cognitive importante. Nous sommes sceptiques sur le fait que la simple situation de discours « safe » soit efficace pour atteindre une radicale transformation de la conscience de l'oppresseur. […] L'étudiant oppresseur doit être confronté à une systématique déconstruction de son identité de privilégié et surtout ils doivent être placés dans un contexte de classe où ils font partie du processus de discours dans la salle de classe, mais où ils n'en n'ont pas le contrôle. […] De plus nous croyons que l'attention postmoderne dans la pédagogie critique pour la « voix » doit être revue pour enseigner aux élèves oppresseurs. Dans notre expérience, nous pouvons constater que les étudiants oppresseurs ont plus de difficulté à écouter qu'à parler. Ils doivent au contraire travailler l'écoute des autres et non la domination de la discussion. Dans le même temps, ils ont besoin d'être des participants engagés. […]
Un auteur a connu une situation intéressante à Miami. Il a effectué une tentative pour créer de l'empathie chez les enseignants en formation pour les étudiants non-anglophones : il a crée une simulation théâtrale dans sa salle de classe. L'idée principale de l'exercice était pour les étudiants d'avoir une idée de ce qu'il en est d'être étranger à une nouvelle culture. […] Au cours de l'exercice, ce qu'a remarqué le professeur, c'était que lorsque l'étudiant oppresseur, en particulier blanc, visitait la « culture étrangère », il semblait souvent obligé d'imposer sa propre culture à l'autre groupe. […] Compte tenu de la théorie que nous avons décrite dans cet article, un comportement de ce genre était à prévoir. Il semble que tout comme dans le monde réel où l'oppresseur a un capital culturel élevé et un accès privilégié à la mobilité sociale ascendante, les étudiants oppresseurs dans cet exercice semblaient croire qu'il était naturel de ne pas avoir à comprendre les autres cultures. […]
Le racisme blanc systémique occupe et contrôle l'espace. Il est fermement ancré. Voilà pourquoi nous plaidons pour une pédagogie plus directe et interventionniste. L'éducateur critique doit réaliser la profondeur du dysfonctionnement psychologique qui permet le maintien d'un oppresseur hégémonique. Il a besoin de comprendre le sens de la territorialité que l'oppression et les étudiants oppresseurs créent dans les salles de classe. Il doit aussi comprendre leur propre complicité dans la création de ce territoire. Ces exercices ne sont pas faciles à effectuer quand ils impliquent la subversion et le démantèlement des territoires de l'oppresseur. […]
Une pédagogie pour l'étudiant oppresseur doit aborder la problématique de la culpabilité. La culpabilité a un effet puissant dans les salles de classe critique et il ne lui a pas été donné une attention adéquate. A bien des égards la culpabilité est un sujet tabou de la pédagogie critique. Cela pourrait être une réaction à la connaissance de la façon dont le christianisme en combinaison avec la suprématie blanche a été utilisée comme une arme de colonisation psychologique. Cependant, les chrétiens n'ont pas inventé la culpabilité : ce serait leur donner trop de crédit. La culpabilité est une émotion humaine, comme la tristesse et la joie. […] Certes l'éducation des élèves oppresseurs devrait faire plus que juste se sentir coupable, mais nous ne sommes pas certain de savoir comment la transformation de la conscience peut se produire sans l'existence de la culpabilité. Nous redoutons une salle de classe dans laquelle des étudiants oppresseurs non critiques n'ont pas ressenti de la culpabilité face aux réalités sociales des opprimés. Ce serait en effet une classe très difficile. […]
L'étudiant oppresseur doit apprendre à se consacrer au processus d'abolition des systèmes oppressifs qui déshumanisent les opprimés. L'étudiant oppresseur a besoin de désapprendre les moyens par lesquels leurs croyances ont des conséquences qui affectent négativement les opprimés. L'étudiant oppresseur doit apprendre à être responsable de ses privilèges de groupe et à faire ce qui est nécessaire pour mettre un terme à cela. […]
Nous croyons que si les éducateurs honnêtement et passionnément expriment leur radical amour pour l'humanité et leur intolérance pour l'oppression alors les étudiants sont plus susceptibles de changer en allant au-delà de leurs réaction instinctives vers des sentiments de culpabilité. Ils ont besoin de savoir que quelqu'un va les aider à travers le processus de changement surtout si ce quelqu'un, à savoir l'enseignant, est passé par ces changements. Les deux auteurs, qui sont des hommes blancs issus de la classe ouvrière, croient qu'il est important que nous partagions beaucoup d'histoires sur nos propres transformations pour en venir à comprendre le privilège blanc et le privilège masculin. Nous montrons pas notre modèle qu'il est possible de faire voir qu'il existe d'autres manières d'être, des moyens qui embrassent les aspects positifs de nos identités oppressifs transformées.
En conclusion, la transformation sociale ne peut pas être accomplie par les seuls étudiants blancs (ou d'autres oppresseurs), mais elle ne peut être réalisée sans eux non plus étant donné que la majorité des gens aux Etats-Unis sont blancs. La pédagogie critique a besoin de travailler avec des étudiants privilégiés ou bien elle ne parviendra pas à produire des changements importants et radicaux. Il ne fait aucun doute que cela est extrêmement difficile à travailler. Mais le pouvoir et les privilèges souvent promus par les étudiants oppresseurs doit être renversé. Pourtant subvertir le pouvoir dans des interactions de face-à-face exige des pratiques et des théories qui vont au-delà des pédagogies postmodernes auxquels les éducateurs critiques se sont habitués. Un étudiant oppresseur est différent d'un étudiant opprimé. Toute pédagogie qui ne parvient par à rendre compte de cette différence, il est peu probable qu'elle contribue au changement social significatif.
Annexe : Pédagogie des privilégiés
(Extrait de : Mark Cresswell, Zulfia Karimova & Tom Brock, « Pedagogy of the Privileged: Elite Universities and Dialectical Contradictions in the UK », Journal for Critical Pedagogy Policy Studies, Vol.11, N°4, 2013)
L'expression « pédagogie des privilégiés » possède un double référent. En premier lieu, elle se réfère au corps étudiant, qui est principalement bourgeois, et comprend toutes les habitudes pédagogiques que nous pouvons concevoir étroitement comme pédagogie critique. Cependant, il va sans dire que la pédagogie critique est simultanément conçue dans son sens extensif comme s'efforçant de résister à la reproduction du capital et des élites de pouvoir. Évidement, cela concerne autant l'activisme à l'extérieur de l'université qu'à l'intérieur. Mais en second lieu, la « pédagogie des privilégiés » fait également référence à la pédagogie par les privilégiés dans la mesure où l'universitaire titulaire bénéficie d'une position de privilège par rapport à la population active en général. La pédagogie des privilégiés peut donc être définie d'une part par rapport aux relations avec le corps étudiant (la pédagogie critique), mais également par rapport au processus de travail universitaire néo-libéral de plus en plus précaire et intensifié (salaire, condition, pension, bureaucratie, nouvelle gestion publique, ressources humaines, gouvernance…). Il existe donc trois axes d'antagonisme qui permet d'analyser une pédagogie des privilèges :
1) le corps étudiant 2) Le bureaucratie institutionnelle 3) les syndicats et les mouvement sociaux.
[…]
Le corps étudiant est un élément clé de tout Cercle efficace de Résistance (CER) dans les université d'élite. Cela peut sembler contre-intuitif étant donné que le rôle central de la pédagogie vise la reproduction de l'accumulation de leur capital. Cependant, en reprenant Entwistle, nous maintenons que l'on n'obtient rien en « blâmant les étudiants » pour leurs propres privilèges. En plus, il faut tenir compte de la contribution significative que les bourgeois radicaux ont toujours joués dans l'activisme de la gauche, en partie à cause de ce que Crosseley a appelé le potentiel à « politiser les effets de connexion sur le campus », mais que c'est un aspect de la réalpolitik économique que la reproduction du capital, lorsqu'elle est alignée sur la pédagogie critique, crée une mobilisation de ressources future pour les mouvements sociaux. […]
Videos proposant des exercices pour déconstruire les privilèges:
- La ligne de privilèges: https://www.youtube.com/watch?v=hD5f8GuNuGQ
- Prendre conscience des places sociales: https://www.youtube.com/watch?v=2KlmvmuxzYE
Tester ses privilèges:
Texte de Peggy McIntosh sur les privilèges masculins et blancs:
http://www.millebabords.org/spip.php?article8087
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