La question d'une pédagogie queer dépasse celle de l'orientation sexuelle, de l'homophobie et de la transphobie. Elle invite à une réflexion sur les normes sociales qui construisent notre personnalité et qui exercent un contrôle sur nos désirs et inhibe les possibles. Les normes de genre modèlent nos manières d'être, nos goûts, nos choix dans l'ensemble des dimensions de notre existence et pas seulement nos goûts sexuels : hexis corporelle, goûts vestimentaires, activités, choix professionnels, estime de soi, capacité à agir... En définitive, la pédagogie queer interroge les individus, et les enseignants en premier lieu, sur leur capacité à vivre en résistant aux normes sociales dominantes.
Trujillo Gracia, « Penser depuis un autre lieu, penser l'impensable : vers une pédagogie queer », Educ. Pesqui., São Paulo, v. 41, n. especial, p. 1527-1540, dez., 2015.
NB : dans le texte en espagnol, l'auteure utilise souvent pour les marques de genre grammatical : « x » afin de neutraliser l'identité de genre.
Introduction
Il y a quelques mois, dans une de mes classes de sociologie de l'éducation, dans le cadre de la formation des enseignants du premier degré, j'ai passé à mes étudiantes la video « Le nouveau vêtement » [https://www.youtube.com/watch?v=JMakydi0p7o] (et je dis à mes étudiantes, entre autre choses parce que tous les ans, ma classe est féminisée à 98 % ou 99 %, ce qui est un point que je leur propose d'analyser dans le cadre de ce cours). Ce court métrage (d'une durée de 14 minutes) est l'histoire d'un enfant, qui a environ 6 ans, qui va à l'école primaire un jour avec une robe (rose) de sa sœur. C'est le jour du carnaval et on attend de lui qu'il arrive déguisé en dalmatien, comme le reste de la classe, pour la fête qui va se dérouler l'après-midi. Mario, c'est ainsi que s'appelle le personnage, se rend dès le matin à l'école avec un autre déguisement (en fin de compte, la manière dont nous vêtons est notre manière de nous montrer au monde, notre sorte de déguisement). Lorsqu'il entre et qu'il s'assoit à sa table le silence se fait dans la salle de classe. La maîtresse, une jeune femme, lui demande, avec un ton inquisiteur, à peine l'a-t-elle vue : « Mario, que fais-tu ? ». La garçon ne répond pas. Elle lui dit alors, comme pour le claironner à toute la classe : « tu es habillé en fille ». Un autre élève, assis au bout de la classe, l'insulte : « PD ». La maîtresse emmène Mario de la salle de classe au bureau du Directeur de l'école. Quand celui-ci demande à l'enseignante pourquoi l'enfant est habillé de la sorte, celle-ci finit par lui répondre que « qu'il ne semble rien lui arriver de particulier ». Après cela le directeur lui commande de changer le garçon et ajoute qu'il va parler à son père. Au plan suivant, celui-ci apparaît emmenant Mario et il lui demande ce qu'il fait avec le vêtement de sa sœur. Le directeur essaie avec le père de tirer au clair cette histoire : l'école avait prévenu les familles que le carnaval avait lieu l'après-midi. A ce moment, on voit la maîtresse, qui est en train de prendre le sac de Mario dans la classe, et qui voit à l'intérieur le déguisement de dalmatien. Mario lui n'est pas gêné. Tandis que le père gêné par les questions du directeur finit par répondre qu ' « il vient habillé en fille parce qu'il aime se déguiser ». Mario attend dehors, en compagnie d'une élève, qui est son amie et qui lui dit qu'il ne peut pas s'habiller en fille, que c'est « illégal ». Ils se sont peints chez elle les ongles, mais cela on ne peut pas le faire à l'extérieur. Au bout du compte, son père finit pas emmener le garçon dans ses bras, en le couvrant de sa veeste, dans un geste à la fois de tendresse et de honte. Le problème est résolu.
Ce court métrage peut donner lieu à beaucoup de commentaires, entre autres l'échec collectif des différents adultes qui représentent l'école primaire et la famille, devant Mario. Mais ce qui a retenu mon attention lorsque je l'ai vu à la maison en préparant la classe, ce sont les commentaires qu'avaient laissé les gens sur Youtube qui faisaient référence au fait que l'on traitait du thème de l'homosexualité, qu'il est difficile d'être transexuel à l'école… Quand j'ai demandé à ma classe, environs 70 filles et garçons, qu'ils me racontent la vidéo, les réponses ont été, comme on pouvait s'y attendre, du même acabit. J'en ai profité pour queerizer le sujet : non ne savons pas s'il est homosexuel ou non, et non plus s'il est transexuel. A quel moment Mario dit-il quelque chose de cet ordre ? L'histoire nous dit seulement qu'il va au collège avec un vêtement de sa sœur parce qu'il aime bien les « belles choses » comme il le dit lui-même. Et que se serait-il passé s'il avait amené le vêtement pour le mettre l'après-midi ? Durant la fête de carnaval l'aurait-on laissé tranquille s'il s'était habillé comme il aime ? Je reviens la question qui me paraît central : nous ne savons rien de ses goûts sexuels, de la manière dont il se définirait, s'il devait le faire (mais il n'a que six ans!). Il n'est pas en train de nous révéler son identité de genre ou sexuelle, que nous avons déduit rapidement comme n'étant pas normale parce qu'il porte un vêtement rose. Pourquoi avons nous besoin de le mettre aussi rapidement dans une case ou dans deux ? Ah, il est transexuel ou il est gay. Mais dans tous les cas, quelque chose de bizarre se passe, il porte le vêtement de sa sœur. Comment un morceau de tissu crée tout ce mic-mac que nous raconte la video ? C'est une arme de destruction massive, je leur demande en plaisantant. Le problème, c'est Mario ou l'école ? A ce moment, ils ne savent pas bien quoi me répondre. Et je suis consciente tandis que je leur pose ces questions, que je suis en train de provoquer plus de doutes que de certitudes. Je ne suis pas en train de leur donner les définition d'homosexuel, de transexuel, de transgenre, de cisgenre, comme sans doute ils l'espéraient, pour qu'ils écrivent quelque lignes dans leur cahier. Je suis certaine que plus d'un et d'une pensent que la video a pour sujet l'homosexualité car l'enseignante ne fait pas très hétérosexuelle, et en plus elle parle de ce genre de choses en classe : elle va nous emmener sur ce sujet. Je suis de nouveau sans filet. J'ai fais l'expérience avec certains élèves, après plusieurs années à l'Université, qu'ils peuvent effectuer une carrière entière dans l’Éducation nationale, sans avoir entendu parler de buylling par exemple. Et ils vont être des enseignants en maternelle et dans le primaire. Si nous avons une grande responsabilité à beaucoup d'égard avec nos élèves, a fortiori en formant des futurs enseignants, la responsabilité est double. En général, on n'a pas l'habitude de traiter des cours sur le genre et les sexualités durant le diplôme, il n'y a pas d'option sur ce sujet. Dans mon université, tout ce qu'ils peuvent connaître sur le sujet, c'est à travers des journées et des cours que j'ai organisés – ou une autre enseignante, plus centrée sur les questions de genre – de manière volontariste. Mon intention n'est pas de parler de moi (et de faire mon éloge), mais de parler de mon expérience d'enseignante qui parle de sexualités dans un contexte qui n'a rien de queer et qui assez hostile, encore aujourd'hui, à ces thématiques. Y c'est que, en dépit de cela, nous ne pouvons pas cesser de le faire, sur un plan éthique et en pensant à nos étudiantxs (et à leur futur en classe).
Cependant, comme puis-je queerizer ma manière de faire cours, les contenus, le langage, la classe elle-même, dans un contexte aussi peu queer ? Est-ce possible s'il n'y a pas des études de genre, de sexualité, ou LGBTI prévus ? Le discours sur la diversité n'est-il pas suffisant, quelles limites et implication a-t-il ? Comment rapprocher non seulement mes connaissances, mes lectures, mes réflexions, mes recherches sur les théories et les pratiques féministes et queer, mais également mon expérience de militante dans des groupes féministes, lesbiens et queer durant presque deux décennies (qui se poursuie encore aujourd'hui) des objectifs que je ne veux pas séparer – à savoir mon travail comme enseignante ? Pouvons nous penser une pédagogie queer ? Comment pouvons nous parler des sexualités, et tenter de le faire d'une autre manière, en échappant à la pensée straight (et identitaire) et ne pas perdre son temps, dans un contexte où nous sommes très seulxs sur ces thématiques, tandis que l'université publique subie des attaques sans précédents qui reflètent la précarisation chaque fois plus grande de l'enseignement ? Comment penser à partir d'un autre lieu dans un contexte comme celui-ci sans échouer ? Ces questions sont celles que je voudrais analyser dans ce texte.
Corps et désirs abjects dans le cadre éducatif
Après avoir vu « Le nouveau vêtement », ce que je suggère à ma classe, c'est que nous ne sommes aucunement en train de parler de la découverte d'une identité homosexuelle, mais seulement d'un enfant qui s'affronte à un ensemble de réactions hostiles parce qu'il porte une robe qui ne correspond pas aux attente de son genre (c'est est ma lecture queer, l'une des possibles). Et je les invite à tourner leur perspective d'analyse de Mario vers l'école, vers le contexte qui l'entoure. J'en profite pour suggérer que l'homosexualité est une catégorie créée par la médecine au XIXe siècle, comme l'explique Foucault dans son Histoire de la sexualité (1978). Et en suivant ce fil, je les surprend en leur apprenant comment l'homosexualité et l’hétérosexualité sont des constructions culturelles et que la catégorie qui englobe un ensemble de déviance (l'homosexualité) a été inventée avant la norme respectable (l'hétérosexualité). Les deux ont une histoire : idées dénaturalisante qui m'ont toujours parues bonnes pour commencer à parler de ces questions durant le diplôme et en formation continue. Les identités sont une construction historique et sociale, des éléments contingents et malléables, ni homogènes, ni fixes : ce ne sont pas des essences. Et en suivant Foucault, elles sont traversées par des relations de pouvoir.
L'école (j'utilise ce terme tout le long de ce texte pour me référer au système éducatif) est un espace clé de socialisation, et elle est fondamentale, avec les moyens de communication, dans la construction des subjectivités. Comme le signale Ferrari :
« connaître et contrôler les désirs, les émotions, les pensées et les actions, elles s'imposeront à chacun comme une forme d'auto-connaissance et la nécessité de construire et de dire, pour le moins à soi même, des « vérités » personnelles ».
Une des véritables clef dans cette construction des subjectivités est la sexualité, bien qu'on n'aie pas l'habitude de la considérer ainsi, les identités sexuelles sont quelque chose de révélatrice pour tous, l'élève (et le professeur), non pas seulement pour celui qui n'est pas hétérosexuel. L'hétérosexualité a été historiquement construit comme la sexualité neutre, légitime, respectable, légale, visible et la masculinité hégémonique (hétérosexuelle) s'enseigne et se construit en opposition à l'autre, au différent : les femmes et les homosexuels. Ce sont certaines des valeurs que se reproduisent à l'école : l'hétérosexualité obligatoire, la misogynie, le sexisme, le racisme, l'homophobie. Et en même temps, l'école est un cadre privilégier pour prévenir les risques.
Le cadre scolaire est un espace qui repousse et violente, encore aujourd'hui, l'élève différent. Lorsqu'on pense aux sexualités, l'école est une authentique machine au service du régime hétéronormatif. Warner décrit l'hétéronormativité comme :
« Les processus normalisateurs qui maintiennent l'hétérosexualité comme la forme élémentaire de l'association humaine, comme le modèle des relations entre les genres, comme la base indivisible de toute communauté et comme les moyens de reproduction sans lesquels la société n'existerait pas ».
Dans l'éducation, comme dans les autres cadres, on opère une présomption d'hétérosexualité pour tout le monde : élève, professeur et les familles. Ainsi, on pousse les personnes qui ne sont pas hétérosexuelles à devoir sortir du placard, à parler de sexualité, comme dirait Weeks, si nous ne voulons pas nous inventer une vie parallèle ou donner l'impression qu'il y a quelque chose à cacher, l'autre solution est de rester silencieux (le fameux : On ne te demande pas. Tu ne dis rien). Cette logique nous situe sur le terrain de l'exception, comme un cas exotique, différent, à découvrir, ou pire encore, qui peut être « outé », avec des intentions qui ne sont pas précisément agréables, pour quelqu'un qui connaît ton secret. La sexualité (et l'homophobie), restent circonscrites, de cette manière, à une question individuelle, quand nous savons que, au contraire, ce n'est pas seulement quelque chose de personnel, mais qui a une dimension sociale et politique.
Cependant, l'éducation ne parle pas, en général, du corps, ni de ses plaisirs, comme ne le fait pas non plus la philosophie et les sciences sociales. Comme le pointe Moita :
« dans la classe rentrent des corps qui n'ont pas de désirs, qui ne pensent pas au sexe et qui sont spécialement desexualisés pour rentrer dans cet espace, comme si le corps et l'esprit pouvaient exister séparément l'un de l'autre et comme si les significations, constitutifs de ce que nous sommes, apprenons et savons, existaient de manière séparée de nos désirs ».
Nous pouvons en dire autant des corps des professeurxs qui « sont construits comme s'ils n'avaient pas de désirs sexuels ». Ce n'est pas seulement cela, de nouveau, la présomption d'hétérosexualité opère comme avec l'élève. Le corps est comme un texte, quelque chose d'applicable à tous les enseignants. Dans mon cas, ce que l'on peut lire, c'est que je suis une enseignante queer, je ne porte ni jupes, ni les cheveux longs, ni des talons. Je ne parle pas d'un mari ou d'un fiancé, en définitif il n'est pas difficile de déduire que je ne suis pas hétérosexuelle. Mon aspect n'est pas féminin dans l'espace de la classe, c'est un geste militant en soi (et à ce sujet, je pense toujours au travail tellement inspirant de bell hooks, Teaching to trangress : l'éducation comme pratique de la liberté).
Dans l'école, en outre, il y a une diversité de corps et de désirs qui ne sont pas hétéronormatifs, et qui sont donc abjects, impensables, invivables, parmi ceux-ci les corps trans- non seulement souffrent de plus de violence que les autres, mais montrent que la construction de genre comme quelque chose de binaire est déjà en soi-même une violence qui génère de multiples exclusions. Nos corps sont traversés et marqués, ainsi, par d'autres facteurs comme la classe sociale, la couleur de la peau, l'âge, la culture. Comme le signale Moita, le processus d'oublier les corps naturalise les idéaux corporels de race comme la blanchéité, le genre comme la masculinité, et la sexualité comme l'hétérosexualité. Cet éclipse du corps ne veut pas dire, cependant, que l'école ne produit pas des identités incarnées : il s'agit d'une des instances principales de la reproduction, de la production et de l'organisation des identités sociales sous l'angle du genre, de la sexualité et de la race. Le système éducatif reproduit l’hétéro-normativité (et le sexisme et le racisme) à travers des discours et des pratiques qui fabriquent les sujets et les identités, bien qu'également il y ait des expériences et des pratiques d'agency et de résistance des sujets. En définitif, l'école est une institution hétérosexuelle, hétéro-normative et hétéro-normalisatrice. De là, la nécessite urgente de continuer à faire un travail critique et de continuer à déconstruire les discours et les silences depuis les premiers cycles de l'éducation (la maternelle), après cela commence à être trop tard comme le montre la vidéo commentée au début, dans laquelle un enfant de six ans en traite un autre de « PD ». La productivité des théories queer résident, de fait, dans cette double impulsion de production et de déconstruction.
Comme le souligne Borillo, « à l'instar de la xénophobie, du racisme ou de l'antisémitisme, l'homophobie est une manifestation qui consiste à pointer l'autre comme inférieur ou anormal ». Les espaces éducatifs, et les enseignants, doivent compter sur des outils pour prévenir et éviter les inégalités, les discriminations et les différentes formes de violences (verbales et physiques) existantes envers les élèves différents. Dans la construction des subjectivités de nos élèves queer, le refus, les silences et les invisibilités, les images et les étiquettes négatives ont un impact brutal, comme le montre également la peur constante de l'injure dont parle Eribon. Cependant, dans les corps et les sujets marqués, existe, comme l'explique Butler, la possibilité de la resignification de l'insulte : PD, moi ? Oui, évidement, et alors ? (bien que pour Mario puisse répondre quelque chose de ce style, il faudrait sans doute attendre quelques années).
Les discours sur la diversité : limites et implications
L'introduction de questions relatives à la classe sociale, au genre, à l'ethnicité, à la race ou à la diversité fonctionnelle, en éducation n'a pas été une tâche facile, mais un processus large et complet dans lequel il faut inclure les mobilisations sociales, les négociations dans le cadre politique, l'implantation de politiques publiques et les recommandations européennes, entre autres facteurs. […].
Dans cette lignée, il ne semble pas suffire d'ajouter des contenus sur les gays et les lesbiennes dans le curriculum de la diversité multiculturelle. L'argument est ici que l'absence de représentations a des effets négatifs, injurieux et leur inclusion serait le remède contre l'homophobie et le pré-requis pour l'estime de soi et une vie en sécurité de l'élève LGBT en classe. Sans nier l'importance de ces effets négatifs, au contraire, je crois que nous devons considérer comment l'homo-lesbo-transphobie se présente ainsi comme un problème de représentation, un effet de l'absence d'images de personnes trans, lesbiennes ou gays ou d'une mauvais représentation de celles-ci. Face à cet effacement ou à la représentation, la stratégie des groupes LGBT mainstream consiste à demander des représentations plus réalistes et positives […] L'homophobie serait un problème d'ignorance, lié au fait de ne pas connaître des lesbiennes, des gays et des trans. Quand ils le font, ils se rendent compte qu'ils sont normaux et c'est la fin heureuse des discriminations. Une autre lecture, c'est que bien que l'homophobie ne peut être éradiquée à travers l'inclusion de ces (autres) représentations du curriculum, pour le moins ces images offrent des modèles et de l'auto-estime pour les étudiants non-hétérosexuels.
Un débat clef ici, en relation avec le point antérieur, c'est celui qui a à voir avec la visibilité. Dans les collectifs LGBT (modérés, identitaires), on défend la nécessité de sortir du placard, d'être visible, en toute occasion. Les théories queer, pour leur part, critiquent l'identité, et en même temps défendent la visibilité « in your face ». De cette manière, nous pouvons nous organiser pour ne pas sortir du placard, ou du moins ne pas le faire comme on l'attend. Personnellement, mon positionnement critique, queer, concernant la visibilité, peut être mal interprété, comme le fait que je suis en train de cacher quelque chose (ce qui n'est pas le cas) ou que je ne suis pas suffisamment fière ou quelque chose de ce style (non plus). Je suis consciente qu'il s'agit d'une autre difficulté, d'un autre saut (qui peut être mortel) sans filet. Une des paniques que partagent, je crois, beaucoup de enseignantxs lesbiennes, gays ou trans, c'est qu'on leur demande, en plein milieu de la classe, si elles sont lesbiennes, par exemple, et qu'on nous demande de donner la meilleure réponse (difficile de le faire en termes queer dans cette situation : ce qui demanderait un certain temps) ou d'arriver au travail et de trouver un graffiti insultant ou quelque chose comme cela.
En ce sens, le critique principale que l'on a fait au sujet du discours de la diversité est qu'il ne suppose pas de changement structurel. Il laisse intact la norme hétéro. Il s'agit d'un discours d'ordre libéral sur les minorités sexuelles, qui ont des besoins spéciaux et requièrent une attention spécifique, aide et tolérance, comme marque de l'égalité. Une des idées qui apparaît de manière réitérée dans ce type de discours est la nécessite de normaliser l'homosexualité, qui personnellement m'a toujours horrifiée. Cette pratique en vient à renforcer en définitif aussi bien l'hétérosexualité que l'anormalité du discours envers les personnes de même sexe, c'est-à-dire qu'on maintient les stéréotypes, les binarismes, la pathologisation de l'homosexualité, et l'idée qu'il s'agit d'un problème personnel. Comme le pointe Rofes dans son analyse sur le genre, le sexe et les professeurs hommes gays :
« nous avons gagné un accès limité dans les salles de classe en échange de nier les différences authentiques des relations de beaucoup d'homme gays avec les rôles de genre, les cultures sexuelles et les modes de relation et la question de l'hégémonie hétéronormative ».
Toutes ces questions nous conduisent à nous interroger sur la politique de la reconnaissance (et si elle est suffisante). La centralité, encore aujourd'hui, de l'hétéronormativité au sein des discours progressistes (comme les discours de la diversité) est possible à travers la normalisation inclusive des positionnements LGBT comme un ensemble d'identités discrètes et discernables qui passent pour être acceptables, quand elles s'ajustent à certains modes de sujétion en relation avec les constructions sociales clefs comme la famille et la nation. Les politiques de la diversité sexuelle, qui pour le moins contiennent une vision idéalisée de celle-ci, s'affrontent aux mêmes problèmes que le multiculturalisme, coopté par une idée implicite d'universalité, qui clôt tout le sens de la différence. Cette perspective assume que les différentes dimensions du pouvoir opèrent comme un ensemble de différences fixes et cumulatives, sans considérer les moyens particuliers, contradictoires et qui ne sont pas analysées dans ce que ces dimensions de pouvoir croisent. Partant de ce que les apports des théories queer tournent autour du questionnement des limites, nous tenons à être conscients des dangers de célébrer la reconnaissance sans critiquer les hypothèses libérales implicites et les limites qui entourent la marque épistémique de ce qui peut être connu, clôturant l'analyse concernant la manière dont les corps et les plaisirs peuvent être pensés.
Potentialités et défis d'une pédagogie queer et féministe.
[…]
Je comprends le terme queer comme différent, inapproprié, insubordonné, bizarre, anormal, et non pas comme seulement alternatif, ou comme un abrégé de lesbiennes, gays, transexuels, bisexuels, transgenres ou intersexués. Alors, [….], comment les savoirs queer, intrinsèquement subversifs et provocateurs, s'articulent dans le champ traditionnellement normalisateur et discipliné de l'éducation ? Queer fait allusion à un ensemble de savoirs (plus qu'à un corpus théorique systématique et fermé) et à une disposition politique. Il s'agit d'un mouvement post-identitaire, qui maintient une position critique sans nier le travail des identitaires, ni rompre avec eux, mais qui suppose un changement de regard, un changement épistémologique. Les contributions queer mettent plus l'accent sur les pratiques que sur les identités et questionnent les binarismes sur lesquels on assoit le savoir et la culture dominante.
Les savoirs queer questionnent la supposée cohérence des identités gays, lesbiennes, transexuelles, rendant suspects, mettant en évidence et démantelant les processus régulateurs de la formation et de la catégorisation des sujets. Les pratiques, historiques et les expériences queer questionnent les limites des identités de genre et sexuelles, qui ne sont pas quelque chose d'homogène et de fixe, et qui sont traversées par d'autres. Nous pouvons les queerizer, ou les compliquer. Par exemple, dans ma classe et pour éviter d'être vue comme « la » lesbienne, sans plus, je leur parle de ma participation à une assemblée du Mouvement du 15M, de mon activisme féministe, écologiste, cycliste, du privilège d'être blanche (sans que nous en ayons conscience)… C'est ma manière d'excéder l'espace dans lequel on me situe, débordant ainsi avec une liste d'autres catégories. Plutôt que d'analyser ou de représenter des sujets « out et fiers », une pédagogie queer poursuit, sans nier les autres stratégies, la prolifération infinie des nouvelles identifications. Ou, comme le pointe Kopelson : « rendre visible quelque chose que nous n'avions pas vu ».
Dans la recherche de réponses à ces questions et inquiétudes, de caractère individuelles et collectives, les lectures et les pratiques politiques queer, postmodernes et féministes ont signifié compter avec une bonne caisse d'outils pour analyser, d'une autre manière, ce que nous comprenons au sujet du genre, de la sexualité, de l'identité, du discours et du corps. Ils nous offrent un apport crucial au sujet de la construction de la subjectivité et du désir. Durant les dernières années, ils ont signifier un retournement copernicien de notre manière de penser, de nous mobiliser, de rechercher et d'enseigner : nous sommes passés du discours des minorités sexuelles (politique de l'identité) aux discours universalistes. Comme, je l'ai rappelé plus haut, l'hétéronormativité n'affecte pas seulement les gays, les lesbiennes et les trans, la même logique est applicable à d'autres vecteurs d'oppression comme le genre et la race.
Queer doit être compris comme un adjectif et comme un mouvement, une action, comme un verbe : queerizer l'école, la classe, la connaissance, les méthodologies (et les mouvements sociaux, l'espace public etc.). Une pédagogie queer, comme le remarque Luhman, devrait aller plus loin que l'incorporation de contenus queer dans les curricula et de la préoccupation au sujet de la recherche de stratégies d'enseignement qui rendent le contenu plus accessible aux élèves , et j'écris cela sans cesser de penser que bien souvent il est inévitable de se mouvoir entre l'urgence de la pratique quotidienne (comment nous portons tout cela dans la salle de classe?) et l'analyse et la réflexion.
En relation avec cela, les points centraux au moment de queerizer l'éducation serait le questionnement de la normalité, la dissolution des binarismes et la formation d'alliances, de réseaux. Si la pédagogie queer est engagée dans la pratique radicale de déconstruire la normalité, cela signifie que l'on ne peut pas nécessairement se limiter à enseigner pour et sur les sujets queer. En outre, le refus de toute normalisation, qu'elle soit raciste, sexiste ou que sais-je, doit être une part de cet agenda queer. En reprenant l'exemple de la vidéo « Le nouveau vêtement », des supports comme celui là peuvent nous servir pour penser la différence et la normalité, et pour nous demander comment la normalité et l'anormalité deviennent des positions assignées au sujet, et comment elles peuvent être subverties. Comme nous le rappelle Luhmann, un regard queer transgresse justement les limites entre le queer et le normal (l'hétérosexualité) : d'un côté, en déchiffrant les contenus et les sous-textes queer dans les récits hétérosexuels, et d'un autre côté, en pointant le chevauchement entre les pratiques homosexuels et hétérosexuels. Les théorisations queer insistent sur le fait que les sexualités non-hétérosexuelles sont simultanément marginalisées et centrales car la norme hétérosexuelle a besoin de la déviation homosexuelle pour exister.
Cette bataille pour abattre les binarismes, femme/homme, homosexuel/hétérosexuel est un autre point clef. La différence comme le soutient Fuss est la condition nécessaire de l'identité. Foucault avait déjà argumenté dans son Histoire de la sexualité que la construction du sujet bourgeois est basé sur l'opposition hétérosexuel/homosexuel. L'hétérosexualité comme régime politique se renforce à travers les multiples violences homophobes, les inégalités de type social et légal, et des gestes de tolérance envers les lesbiennes et les gays, différents mais égaux. Pour Fuss, queer comme terme, signale non seulement une perturbation de la normalité hétérosexuelle d'un côté et le défi de l'autre, mais qui continue « à porter l'opposition hetero/homo au point d'effondrement ».
Les savoirs queer résistent devant les désirs d'autorité et de certitudes définitives, devant une connaissance sans contradictions, sans doutes. L'éducation est beaucoup plus que transmettre des connaissances : elle a à voir avec la création d'une nouvelle condition de la connaissance, d'une manière d'apprendre originale, différente. Apprendre sur le contenu, c'est différent d'apprendre depuis le contenu. Cela englobe un processus moins prédictible et plus lié au fait d'être impliquéx dans l'enseignement. Queer est en définitif, une « manière de connaître, plus qu'une chose qui doit être connue » (Kopleson).
Au fil de la problématique du doute méthodologique, je reprends les questions que je traitais au début. Comment travailler à partir d'une pédagogie queer quand il n'y a pas d'enseignement thématisés en tant que tel sur la sexualité, les questions LGBTI et encore moins queer. Dans mon cas, et dans celui de beaucoup d'enseignants, tenter de queerizer l'éducation sans études sur le genre et les sexualités, feministes et LGBT, prévues (ni existantes dans les diplômes comme expliqué auparavant) c'est un défi. Ou peut être est-il nécessaire de passer par un phase pour organiser les questions queer, et que dans ces contextes d'absence, il peut être paradoxalement plus facile de commencer à parler de certains thèmes, depuis un autre regard, queer, sans avoir à batailler contre un corpus déjà institutionnalisé. En lien avec ce point, la proposition de Karen Kopelson, d'une combinaison entre les deux, la politique identitaire et la pédagogie queer, me paraît intéressante comme manière – également – de fuir la logique binaire de l'une en opposition avec l'autre. En réalité, cela est ce qui peut arriver (et arrive) dans beaucoup d'écoles, que la politique identitaire et les pratiques et les savoirs queer travaillent ensemble. Susan Talburt, nous avertit en se référant au contexte états-unien, que l'identité, la voix et la visibilité continuent, en dépit de tous les discours post-structuralistes, à se maintenir dans le cadre académique concernant les lesbiennes, les gays et les trans dans de nombreuses disciplines. Et finalement, il faut bien constater que le pratiques transgressives et subversives doivent également avoir leurs limites en tant que propositions.
Le défi est en définitif comment intégrer les apports du queer dans notre pratique éducative, en même temps que cela nous fait réfléchir sur les questions centrales de la théorie queer. Dans un contexte où nous nous trouvons face à beaucoup de difficultés et d'hostilités de différentes sortes (entre autres institutionnelles), vis-à-vis de tous ces thèmes, je crois qu'il est nécessaire et urgent de continuer à insister sur la nécessité de la formation des professeurs et le travail en réseau de ceux-ci. Dans de nombreux cas, nous nous retrouvons relativement seulxs dans nos centres d'enseignement et je crois que c'est un appui fondamental, la collaboration, dans la mise en marche de projets, de pouvoir partager des expériences et des idées, d'additionner des énergies collectivement. Nous, enseignants, sans doute, nous ne pouvons attendre que les changements proviennent des politiques publiques ou des lois et projets éducatifs, pour décider d'agir. L'école non seulement ne devrait pas seulement agir en parallèle avec les problématiques et les défis de la réalité sociale, mais devrait les devancer et être un espace qui soit moteur dans le changement politique et social, dans la pensée critique.
Si l'on veut départiculariser, déracialiser et deshétorosexualiser l'éducation, il me semble que la pédagogie queer est un horizon intéressant à suivre : une invitation à ne pas penser de manière straight, à penser depuis un autre lieu. En définitif, pourquoi les corps, les désirs et les sexualités non-hétéronormatives sont-ils tant gênant en éducation ? Et si en définitif on les comprenait comme une manière de repenser, de réorganiser les bases sur lesquelles nous avons construit la connaissance et l'éducation ?
Un outil pédagogique queer: The Gender Unicorn - http://www.transstudent.org/gender
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