par Gauthier Tolini
Dans ce deuxième article de notre série Dialogue entre Célestin Freinet et Paulo Freire, nous souhaitons aborder un nouveau thème commun aux deux éducateurs : l’éducation conscientisante (ou conscientisation). Le terme de conscientisation (conscientização) a été créé au Brésil par une équipe de professeurs de l’Institut Supérieur des Études dans les années 1960 puis Paulo Freire mit ce concept au cœur de sa pratique pédagogique et de ses œuvres écrites telles que la Pédagogie des opprimés rédigée lors de son exil au Chili en 1968. Il ne nous semble ni inapproprié ni anachronique d’utiliser l’adjectif conscientisante pour qualifier la pédagogie que Célestin Freinet développa dès les années 1920. Bien au contraire. En effet, le pédagogue français visait avant tout un éveil critique des consciences sociales des élèves, des parents et des enseignants en vue de transformer radicalement la société inégalitaire dans laquelle ils vivaient. Nous illustrerons notre propos à partir d’un petit dossier documentaire cohérent composé d’articles rédigés par Célestin Freinet (Freinet 1932a, b et c) et de textes écrits et illustrés par des enfants (EGJS 1932) autour de la question du chômage en 1932. Nous commenterons ces textes en nous appuyant sur des extraits de l’œuvre de Paulo Freire disponible en français autour du thème de la conscientisation.
1. Les enfants et le chômage : entre silence et incompréhension
Dans un article intitulé « L’École Prolétarienne et la Crise », publié en février 1932 dans la revue L’Imprimerie
à l’École, Célestin Freinet dénonce l’absence du traitement de la question du chômage dans la pédagogie officielle et dans les grandes revues pédagogiques. Freinet constate également le
silence des élèves sur cette question : « Les
enfants, même entraînés à l’expression libre, ne parlent pas trop de cette misère qui ne les touche que subconsciemment, pourrions-nous dire ». Dans certains cas, c’est la fierté
qui remplace ce silence comme l’écrivait Roger Gauthier, instituteur de Roubaix, aux élèves de Freinet : « Mes
enfants d’ouvriers et il y en a qui, s’amaigrissant, ont la fierté de me dire : ‘Non, Monsieur, je n’ai pas faim… chez moi on mange beaucoup. Et je sais que c’est faux »
(Freinet 1932b, p.138 n.1). Dans d’autres cas, quand la souffrance surgit derrière le silence et la fierté, les enfants font fasse à l’incompréhension des enseignants comme le laisse entendre
ce récit publié dans la revue enfantine Le Babillard (Gironde) : « Dans
une école de Bordeaux la maîtresse faisait une leçon. Elle vit tout à coup une fillette pâlir, pâlir d’une façon inquiétante. Elle l’importa chez elle à demi évanouie. Elle lui donna un peu
d’eau de Carmes et lui dit : – Je vais te faire une infusion. – Non. Madame, répondit l’enfant, je n’ai pas mal à l’estomac… J’ai faim. Le papa est chômeur, et il y a dix
enfants » (p.138 n.1).
Ici, Célestin Freinet décrit une situation dans laquelle les enfants souffrent sans vraiment être conscients des raisons et des causes de leur souffrance. Cette question de la
compréhension consciente des élèves revient à deux reprises dans l’article : le pédagogue français évoque une misère « qui
ne les touche que subconsciemment » (p.138) et des enfants qui « sans
sentir toujours consciemment l’iniquité sociale en souffrent pourtant déjà profondément dans leur chair et dans leur esprit » (p.139). Cet état de fait se rapproche de ce
que Paulo Freire appelle la « conscience
primaire » dans son ouvrage L’Éducation :
pratique de la liberté : « [la conscience primaire] se
caractérise par la polarisation des centres d’intérêt de l’homme autour des aspects les plus végétatifs de sa vie. Son champ de perception est strictement limité à ces préoccupations
élémentaires, à ce qui est vital pour lui, biologiquement parlant » (Freire 1971a, p.59) ; « l’appréhension
des problèmes qui se situent en dehors de sa sphère biologique échappe à l’homme dont la conscience est au stade primaire. Il en résulte qu’il est incapable de saisir la majorité des
problèmes qui se présentent à lui » (p.60) ; « ce
que nous voulons exprimer par conscience primaire, c’est une limitation de son domaine de connaissance, une imperméabilité face aux affrontements qui dépassent le cadre de son orbite
végétative. C’est dans ce sens et seulement dans ce sens que la conscience primaire empêche tout engagement de l’homme dans son existence. Juger devient plus difficile. Les lignes et les
contours des choses, des difficultés, tout est confusion » (p.60). Ainsi, dans l’exemple de Célestin Freinet, les jeunes écoliers souffrent de la faim et n’ont pas encore accès
à la connaissance des raisons profondes de cette situation. Dès lors, l’enjeu pédagogique pour Célestin Freinet est d’accompagner les enfants à dépasser ce niveau de conscience primaire
pour les conduire vers le niveau le plus élevé de la prise de conscience : la conscientisation.
2. Vers une éducation conscientisante
Après avoir rappelé la souffrance des enfants engendrée par le chômage qui touche leurs parents, Célestin Freinet expose ses propositions, propositions qui sont le fondement de toute son œuvre pédagogique : « Nous sommes dominés par une fatalité économique contre laquelle seule la force ouvrière luttera efficacement. Notre premier et principal devoir est d’appuyer cette force : en classe, en orientant de notre mieux les enfants vers la compréhension sociale, en les habituant au raisonnement sain, en commençant à former leur esprit critique, en les plongeant toujours davantage dans leur milieu et en les habituant à réagir contre ce milieu - en dehors de la classe en nous mêlant, chacun avec notre tempérament particulier aux luttes sociales, syndicales et politiques qu’une classe pressurée livre à ses maîtres impuissants » (Freinet 1932b, p.139-140). Ainsi, pour Freinet, l’un des objectifs des enseignants est d’amener les élèves vers la « compréhension sociale », c’est-à-dire faire prendre conscience aux élèves des causes réelles et profondes de leur souffrance grâce à leur « esprit critique ». Cependant, la pédagogie de Freinet ne s’arrête pas à cette simple prise de conscience, elle s’ouvre vers l’action car elle doit entraîner les élèves « à réagir contre ce milieu ». La pédagogie proposée par Freinet (orienter les élèves vers la « compréhension sociale », les habituer au « raisonnement sain », former leur « esprit critique », les plonger « toujours davantage dans leur milieu » et les entraîner à lutter « contre ce milieu ») nous semble correspondre en tout point à l’éducation conscientisante telle que Paulo Freire la définit dans la Pédagogie des opprimés : « L’éducation conscientisante devient ainsi un effort permanent par lequel les hommes se mettent à découvrir, de façon critique, comment ils vivent dans le monde avec lequel et dans lequel ils sont » (Freire 1974, p.66) ; « Pour l’éducation conscientisante tâche, humaniste et libératrice, l’important est que les hommes soumis à la domination luttent pour leur émancipation » (p.67) ; « Cette conscientisation, bien entendu, ne doit pas s’arrêter stoïquement à une simple compréhension subjective de la situation, mais au contraire, elle doit préparer les hommes, au plan de l’action, pour la lutte contre les obstacles à leur humanisation » (p.109). Paulo Freire a mis en application cette éducation conscientisante à travers des programmes d’alphabétisation auprès d’adultes en Amérique du Sud et en Afrique. Face au problème du chômage, Célestin Freinet proposa comme outil de conscientisation de faire réaliser par les élèves des enquêtes sociales .
3. L’enquête sociale : un outil de conscientisation
Dans un article intitulé « Le chômage et les enfants » paru dans la revue syndicale L’École
émancipée du 17 janvier 1932, Freinet invite ses camarades instituteurs à faire réaliser par leurs élèves une enquête sociale sur le thème du chômage. L’objectif de cette
enquête est le suivant : « Nous
voudrions essayer d’approfondir un peu ce problème, de connaître, par la plume même des enfants du peuple, toutes les conséquences de la crise que nous subissons afin d’attirer
l’attention des éducateurs et des parents eux-mêmes sur une des formes essentielles du vaste problème pédagogique » (Freinet 1932a). Le questionnaire proposé par Freinet est le
suivant :
a) Ouvriers : Vos parents sont-ils chômeurs ? Travaillent-ils tout le jour ? Combien gagnent-ils par semaine ? Se plaignent-ils ? De quoi ? Votre vie à vous est-elle plus difficile depuis qu’il y a chômage ? Racontez quelques scènes de la vie de famille montrant les difficultés que vos parents ont pour vous nourrir. Que disent vos parents et comment pensez-vous qu’il devrait être organisé la société pour que disparaisse le chômage ? b) Paysans : Vos parents gagnent-ils moins qu’il y a deux ou trois ans ? Donnez quelques prix de produits vendus il y a deux ou trois ans et maintenant. À la maison souffrez-vous de cette mauvaise vente des produits ? Racontez quelques scènes de votre vie de famille pour montrer les conséquences de ces évènements sur votre vie, sur votre nourriture, sur votre travail ? Que pensent, que disent vos parents ? Comment croyez-vous qu’on pourrait mettre fin à une semblable misère ? c) Si vous-même n’êtes atteint en aucune manière par une de ces formes de chômage, regardez autour de vous et parlez-nous d’une famille de chômeurs. Ou alors, s’il n’y a pas de chômeurs chez vous, essayer d’expliquer cela. Source : Grande enquête sur le chômage et les enfants (Freinet 1932a) |
Ce questionnaire invite les élèves à dresser un état des lieux actuels du chômage dans les campagnes et dans les villes et à décrire ses conséquences sur les vies familiales. Cette enquête
permet également aux enfants des milieux épargnés par le chômage de prendre conscience de la pauvreté en allant à la rencontre d’autres familles. Nous pouvons rétrospectivement qualifier
cette enquête sociale de conscientisante car elle dépasse la simple prise de conscience des origines et des causes de la pauvreté dont souffrent les familles et les enfants. En effet, les
dernières questions de Freinet invitent également les enfants à réfléchir à l’organisation d’une nouvelle société égalitaire : « Comment
pensez-vous qu’il devrait être organisé la société pour que disparaisse le chômage ? » et « Comment
croyez-vous qu’on pourrait mettre fin à une semblable misère ? ». Ainsi, Freinet est parti du constat que les enfants souffraient de la misère sans en comprendre les causes, à
travers l’enquête sociale conscientisante, les élèves prennent maintenant connaissance des causes profondes de leur souffrance et cette connaissance leur permet d’élaborer eux-mêmes des
solutions pour transformer ce monde inégalitaire. Paulo Freire utilise les termes d’objet et de sujet pour expliquer ce changement radical de point de vue opéré par la conscientisation :
« Et
nous jugeons indispensable, tout au long du processus, un effort sérieux et profond de conscientisation, par lequel les hommes, dans une praxis véritable, dépassent l’état d’objets, d’êtres
dominés, et deviennent des sujets de l’histoire » (Freire 1974, p.153) ; « Pour
cette raison même, la conscientisation est engagement historique. Elle est conscience historique : elle est insertion critique dans l’histoire, elle implique que les hommes assument le
rôle de sujets qui font et refont le monde » (Freire 1971b, p.21). Ainsi, les élèves de Freinet sont passés du statut d’objets, c’est-à-dire d’êtres dominés par des forces qu’ils ne
peuvent comprendre, à celui de sujets capables de comprendre leur milieu et d’agir pour le transformer. Pour Paulo Freire, la pédagogie conscientisante est porteuse d’espoir car elle permet
d’envisager un futur différent : « L’éducation
conscientisante, n’acceptant ni un présent "bien organisé" ni un futur prédéterminé, s’enracine dans un présent dynamique et devient révolutionnaire. L’éducation conscientisante n’est pas un
fixisme réactionnaire, c’est un futurisme révolutionnaire. C’est pourquoi elle est prophétique, et donc chargée d’espérance » (Freire 1974, p.67).
L’éducation conscientisante que propose Célestin Freinet ne s’adresse pas uniquement aux enfants, en effet, la pédagogie de Freinet doit secouer également les consciences des parents et
des enseignants. Ainsi, Freinet rappelle avant de lancer sa grande enquête sur le chômage qu’il s’agit aussi « d’attirer
l’attention des éducateurs et des parents eux-mêmes » (Freinet 1932a). Concernant les enseignants, nous avons vu que Freinet à travers des récits écrits par des enfants mettait
en avant l’incompréhension de certains face à la misère qui touchait les enfants des classes populaires. L’objectif de Freinet est de faire émerger ces questions sociales auprès des
enseignants pour que ces derniers s’engagent dans la lutte : « Les
éducateurs qui, eux, ne travaillent pas dans une tour d’ivoire, fermeront-ils plus longtemps les yeux, de crainte de déplaire : ne diront-ils pas courageusement que l’action sociale
est le premier devoir des éducateurs populaires ? » (Freinet 1932b, p.139). Dans de nombreux articles, Freinet attribue à sa pédagogie cet objectif de conscientiser les
élèves et à travers-eux leurs enseignants : « Notre
effort commun pour la régénération de l’Enseignement n’aura pas été inutile s’il a contribué à donner aux élèves quelques velléités de libération et aux maîtres une idée plus précise de
leur rôle dans la société capitaliste » (Freinet 1927).
4. Les écrits des enfants : entre tristesse, désespoir, débrouille et solidarité
En plus de ce questionnaire, Célestin Freinet encourage également les instituteurs à faire écrire par leurs élèves des textes autour de cette question sociale : « Nous formulons le questionnaire ci-dessus pour vous donner une idée des diverses questions auxquelles la Gerbe voudrait être renseignée. Mais nous ne vous demandons de répondre par oui ou par non. Tournez la page ou écrivez sur une page supplémentaire et faites-nous quelque long récit » (Freinet 1932a) Freinet précise que les résultats de l’enquête et ces récits « seront publiés dans les dans La Gerbe dès le numéro de janvier » (Freinet 1932a). Dans un nouvel article de L’École émancipée publié le 17 avril 1932, Freinet donne des nouvelles de la publication des résultats de l’enquête : « Le 6e numéro de La Gerbe contient, outre ses rubriques régulières de poésies, pièces de théâtre, contes, etc… le début des réponses à notre enquête sur Le chômage et les enfants » (Freinet 1932c). Malheureusement, nous n’avons pas pu avoir accès à ces numéros de la revue La Gerbe. Cependant, une partie des textes libres et des illustrations réalisées par les enfants à l’occasion de ces enquêtes lancées par Freinet ont été compilés et publiés dans la revue enfantine Extraits de la Gerbe et des Journaux scolaires en mai 1932 avec pour simple titre Chômage (EGJS1932). Les réalisations viennent de France (Nord, Gironde, Alpes-Maritimes), mais aussi d’Allemagne, envoyées par les correspondants des classes françaises. C’est l’ensemble des conséquences du chômage et de la misère qui sont abordées par les enfants : l’extrême pauvreté, la faim, les vêtements usés, les pleurs, le désespoir, l’alcoolisme, la débauche des cabarets, les violences conjugales, les suicides, la délinquance, l’abandon scolaire, la mendicité des enfants, etc. À travers leurs expériences, des enfants construisent leur propre définition du chômage : « le chômage est ce qu’on appelle la misère des hommes » (EGJS 1932, p.1), « malgré mes onze ans, je comprends que le chômage c’est la ruine au foyer » (EGJS 1932, p.19). À travers ces textes transparaît aussi la débrouille tels ses enfants allemands qui s’improvisent violoniste et accordéoniste pour récolter l’argent nécessaire à la réparation de leurs souliers. La solidarité est également présente. Ainsi, un élève dont la famille n’est pas touchée par le chômage raconte que sa mère donne du pain aux enfants d’une famille voisine pauvre. Les causes de la misère sont également évoquées tels ces patrons qui baissent les salaires et les services municipaux qui se montrent impuissants. Les inégalités sont également montrées du doigt : « Un homme m’a dit : ‘S’il y avait la guerre, il y aurait du travail ! ‘S’il y avait la guerre… Gros richard, va, tu ne t’en fais pas toi, tu n’as qu’à aller au coffre-fort » (EGJS1932, p.19). Des élèves avancent également des solutions pour sortir du chômage : « Mon idée c’est que nous devrions acheter beaucoup, beaucoup, alors les usines fonctionneraient » (EGJS 1932, p.19). Des élèves proposent également de s’organiser collectivement pour mener des actions concrètes tel cet enfant de la classe de Freinet dans les Alpes-Maritimes : « Petits camarades, rassemblons toutes nos tirelires pour venir aider ces papas et ces mamans qui souffrent. Nous aurons fait une bonne action » (texte cité dans L’Éducateur prolétarien, janvier 1933, n°4, p.205).
5. L’enquête sur le chômage et la question de la propagande idéologique
Cette enquête sociale conscientisante réalisée au début de l’année 1932 n’a pas été sans conséquence sur la carrière de Célestin Freinet. En effet, c’est après avoir pris connaissance de cette enquête que l’Inspecteur académique écrivit en décembre 1932 : « la correspondance inter-scolaire doit-elle servir à poser des questions d’ordre politique et social et à préparer une certaine propagande ? » ; « on trouve chez M. Freinet une séparation insuffisante de l’idéal politique et social du citoyen de celui de l’éducateur » (Lafon 2006, p.36). La propagande, dans le sens de manipulation des élèves, est incompatible avec l’éducation conscientisante. Manipuler les élèves serait les rabaisser au rang d’objets comme le souligne Paulo Freire : « Prétendre les libérer sans les faire réfléchir sur leur propre libération, c’est les transformer en objets que l’on doit sauver d’un incendie. C’est les faire tomber dans le piège de la démagogie et les transformer en masse de manoeuvres » (Freire 1971a, p.44-45). Francisco C. Weffort aborde également la question de la propagande dans la préface qu’il rédigea de l’ouvrageL’Éducation, pratique de la liberté de Paulo Freire : « Conscientiser ne signifie pas, en aucune façon, faire de la propagande idéologique ou proposer des mots d’ordre. Si la conscientisation ouvre le chemin à l’expression des revendications sociales, c’est parce que celles-ci sont des composantes réelles d’une situation d’oppression » (Weffort 1971, p.17). Ainsi, les conséquences du chômage décrites par les enfants dans La Gerbe en 1932 ne sont pas le fruit de la propagande de Freinet mais d’une réalité sociale. L’instituteur a simplement encouragé les élèves à comprendre le pourquoi de cette réalité. C’est cette dernière question qui est insupportable pour les détenteurs du pouvoir : « Aucun ‘’ordre’’ oppressif ne supporterait que tous les opprimés se mettent à dire ‘’pourquoi’’ » (Freire 1974, p.69).
Conclusion et perspectives
Aujourd’hui, l’œuvre pédagogique de Célestin Freinet est surtout connue et reconnue à travers différentes techniques qu’il a contribuées à développer : texte libre, travail individualisé, correspondance scolaire, journal scolaire, etc. Le pédagogue français a très tôt mis en garde les éducateurs sur le risque de considérer uniquement les aspects techniques de sa pédagogie sans se préoccuper des objectifs politiques et sociales de l’éducation populaire qu’il voulait répandre : « L’étude du cinéma et de la radio scolaire, de l’imprimerie à l’école et autres techniques nouvelles ne sont pas, par elles-mêmes, révolutionnaires. Ce ne sont là que des techniques qui, comme toutes les grandes découvertes humaines, peuvent aussi bien servir à des fins mercantiles et capitalistes qu’à une élévation libératrice. C’est pourquoi ce serait une erreur de la part des révolutionnaires d’étudier et de perfectionner ces techniques en elles-mêmes sans rattacher leurs recherches au grand problème d’éducation prolétarienne que nous avons essayé de définir » (Freinet 1929). À la fin de cette mise en garde, Freinet attribue à l’éducation populaire deux objectifs fondamentaux qui relèvent de l’éducation conscientisante telle que la concevait Paulo Freire : « Nous aiderons le peuple à se forger un idéal socialiste qui fera mieux sentir chaque jour l’iniquité sociale. À nos collègues, l’étude des techniques éducatives fera toucher du doigt les réalités de la lutte de classe ; elle les amènera à souhaiter également – et à vouloir – un régime qui permette enfin l’élévation prolétarienne » (Freinet 1929). Les premiers camarades de Freinet s’engagèrent avec lui dans cette pédagogie conscientisante. C’est le cas de cet instituteur de Roubaix qui fit travailler ses élèves sur les grandes grèves en 1935. Les élèves partirent à la rencontre des grévistes et des manifestants et en parlèrent également dans leur famille. Ces rencontres donnèrent lieu à la rédaction de textes et à la réalisation de dessins qui ont été regroupés et publiés dans La Gerbe sous le titre de Grèves. Un autre instituteur, Roger Gauthier, proposait dans la revue L’Éducateur prolétarien (n°4, 1934, p.188) des exercices de mathématiques en lien avec les conditions de vie difficiles des élèves : « Le régime actuel est tel que les 9/10 de nos problèmes sont orientés vers l’argent. Notre fichier doit tenir compte aussi de cet aspect de la question. Mais nos élèves ne sont pas des capitalistes : au lieu de leur demander "quel capital faut-il pour ...". Posons-leur des problèmes du genre de celui évoqué par Gris-Grignon dans La Gerbe n°30 : Un mineur gagne 26 fr. par jour, mais il ne travaille que 20 jours par mois, son salaire réel est donc 26 x 20 / 30 = 17 fr. par jour. Ce problème peut être continué : tel jour, il a acheté 1 pain, 1 l. de vin, 1 livre de pot-au-feu, 1 morceau de savon, 1 paire de sabots. A-t-il gagné suffisamment ? On sait que nos camarades du Syndicat unitaire de l’Hérault ont commencé un travail intéressant sur ces problèmes prolétariens. Je crois qu’ils préparent pour 1934-35 une suite dans l’École Émancipée. Nous serons les premiers à nous en réjouir ; de tels essais, même imparfaits, sont infiniment plus profitables que des cours types, du genre classique, fussent-ils très soignés, rabotés, polis, gradués et léchés ». Cette manière d’aborder les mathématiques s’inscrit - tout comme les enquêtes sociales - dans un projet de conscientisation des élèves.
Aujourd’hui, les initiatives qui émergent autour d’Irène Pereira pour faire mieux connaître l’œuvre de Paulo Freire et la pédagogie critique en France nous encouragent à relire Freinet et à retrouver les outils conscientisants que lui et ses camarades développèrent pour éveiller la conscience sociale des élèves, des parents et des enseignants.
Références bibliographiques :
EGJS = Extraits
de la Gerbe et des journaux scolaires
1932 : Le
Chômage, dans : Extraits
de la Gerbe et des journaux scolaires n°40, mai 1932.
Freinet, Célestin
1927 : « Notes
de pédagogie révolutionnaire », L’École
émancipée, n°10, 27 novembre 1927, p.152.
1929 : « Notes
de pédagogie nouvelle révolutionnaire : vers une méthode d’éducation nouvelle pour les écoles populaires », L’École
émancipée n°26, 24 mars 1929, p.420-421-422.
1932a : « Le chômage et les enfants », L’École
émancipée n°17, 17 janvier 1932, p.272.
1932b : « L’École
prolétarienne et la crise », L’Imprimerie
à l’École n°49, février 1932, p.137-140.
1932c : « Pour le développement de la gerbe », L’École
émancipée n°29, 17 avril 1932, p.453.
Freire, Paulo
1971a : L’éducation
pratique : pratique de la liberté, Paris, éditions du Cerf [version originale : 1967].
1971b : Conscientisation,
Recherche de Paulo Freire, INODEP.
1974 : Pédagogie
des opprimés suivi de Conscientisation
et révolution, Paris, éditions Maspero [rédigée en 1968].
Lafon, Delphine
2006 : Célestin
Freinet ou la révolution à l’école, édition ICEM-Pédagogie Freinet, 2006.
Weffort, Francisco C.
1971 : « Éducation et politique », préface de l’ouvrage L’éducation
pratique : pratique de la liberté de Paulo Freire.
Annexe:
Parmi les outils de conscientisation développés par Célestin Freinet et ses camarades, nous pouvons également ajouter la production de films sociaux tels que Prix et Profits. La pomme de terre. Ce court métrage réalisé par Yves Allégret en 1932 - avec comme acteurs Pierre Prévert et Jacques Prévert a été produit par la Coopérative de l’Enseignement Laïc (CEL) fondée et dirigée par Freinet qui vend le matériel à destination des enseignants (imprimerie, fichiers, films, revues enfantines, etc). Ce film oppose la misère des producteurs et la richesse des grossistes et des patrons des magasins de vente parisiens.
Ce film a fait l’objet d’une présentation complète lors de sa sortie par R. Boyau dans L’Éducateur Prolétarien n°1,
octobre 1932 (p.39-42) :
https://www.icem-freinet.fr/archives/ep/32-33/32-1/ep-1-32.htm#39.
On trouvera également beaucoup d’informations sur ce film dans l’ouvrage de Michel Barré, Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps. Tome I : Les années fondatrices (1896-1936) : http://www.amisdefreinet.org/barre/
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