La dialectique entre pédagogies émancipatrices et sociologies critiques
Les approches sociologiques critiques dévoilent les illusions qui peuvent se trouver à l’oeuvre dans les pratiques des pédagogies, y compris de celles qui se prétendent émancipatrices. Elles peuvent ainsi agir comme un aiguillon pour la recherche pédagogique. De fait, une pédagogie réellement critique ne peut l’être que si elle comprend un mouvement interne d’auto-critique de ses pratiques et de ses présupposés théoriques.
Les pédagogies actives
Les courants des pédagogies actives, dans la continuité de Proudhon, puis d’Adolphe Ferrière ou encore de Dewey, ont mis en avant l’idée que l’action est la condition de possibilité de l’acquisition des connaissances: de l’action naissent les idées.
L’Education nouvelle met souvent en exergue l’idée que la motivation est la condition de possibilité de l’apprentissage. Les enseignants doivent ainsi essayer de favoriser la motivation des élèves en s’appuyant sur leurs centres d’intérêts.
Pour sa part, Paulo Freire part de l’idée que les élèves possèdent des connaissances qui leur viennent de leur expérience non scolaire et sur lesquelles l’enseignant-e peut s’appuyer pour les faire passer de la conscience quotidienne à la conscience critique.
Il accorde ainsi une importance aux savoirs non-scolaires, même s’il considère que le rôle de l’école est de faire en sorte que les élèves acquièrent des savoirs scientifiques.
Le pédagogue brésilien met en outre en avant l’importance du cours dialogué pour favoriser le passage de la conscience quotidienne à la conscience critique.
La conscience critique constitue une capacité à analyser l’injustice sociale non pas à partir d’une matrice sociologique individualiste, mais à partir d’une analyse de la société en termes de rapports sociaux.
L’approche de Paulo Freire attire également l’attention sur la capacité des apprenants à contextualiser leurs savoirs en les transférant à l’analyse de situations sociales réelles.
La pédagogie critique permet de développer des capacités de littératie critique des mots et du monde.
Les sociologies critiques de l’éducation
Les sociologies critiques observent plusieurs risques au sein des pédagogies nouvelles. Elles attirent en particulier l’attention sur la confusion entre apprentissage informels de la vie quotidienne et l’école comme espace d’apprentissage de la culture scripturale. A la différence de l’apprentissage par immersion de la langue orale ou des apprentissages informels de la vie quotidienne, la culture scripturale implique un apprentissage formel structuré. Cela explique pourquoi des personnes immigrées peuvent apprendre à parler une langue sans aller à l’école, mais que des personnes qui n’ont pas été alphabétisées n’apprennent pas à lire par immersion au contact d’une société de l’écrit.
Ainsi, Elisabeth Bautier introduit la distinction entre “motivation” et “mobilisation intellectuelle”. Les élèves peuvent être motivés et en activité, mais pas mobilisés intellectuellement sur l’activité. L’activité scolaire tourne alors à l’activisme.
En outre, la mobilisation de savoirs d’expériences et de savoirs scripturaux-scolaires peut introduire une confusion entre les deux registres qui induit chez les élèves des malentendus socio-cognitifs.
Jérôme Deauvieau, pour sa part, souligne les difficultés qu’éprouvent les enseignants à utiliser la participation des élèves dans le cours dialogué de manière à favoriser une compréhension des savoirs savants. Les élèves sont plus soucieux de participer que de s’inscrire dans les codes de la discussion intellectuelle argumentée.
La sociologie du genre en éducation peut de son côté souligner que la prise de parole libre favorise la reproduction des inégalités sociales de sexe au détriment des filles. De même, les activités coopératives en groupe peuvent également conduire à ce que les filles endossent des rôles stéréotypées comme celui de secrétaire.
Enfin certains auteurs, comme Jean-Pierre Terrail, mettent en avant que le recours aux savoirs d’expérience ou de la vie pratique peut entrer en concurrence durant le temps scolaire avec les savoirs scripturaux scolaires renforçant les inégalités sociales. Les contenus et les attentes des enseignants ne sont pas alors les mêmes selon les publics scolarisés. Ainsi, l’injonction à la différenciation pédagogique afin de s’adapter aux spécificités des élèves peut alors conduire à des formes de discriminations scolaires implicites.
Le travail de groupe peut favoriser une division sociale et intellectuelle du travail. Les meilleurs élèves, issus de milieux sociaux favorisés, assument les tâches les plus intellectuelles, tandis que les élèves plus en difficulté se réfugient dans les tâches les moins cognitivement exigeantes. Dans les interactions orales ou à l’écrit, les élèves en difficultés, souvent issus de milieux populaires, sont sollicités sur un registre moins exigeant cognitivement.
Un pragmatisme critique en pédagogie
Le pragmatisme critique en pédagogie désigne une pédagogie dialectisée par la sociologie critique de l’éducation.
L’enseignant-e se montre attentif à poser explicitement les critères de distinction entre savoirs d’expérience et savoirs scripturaux savants. Il/elle permet aux élèves de distinguer entre opinions et connaissances scientifiques. Il/elle explicite les attentes liées à un rapport scriptural au monde.
Le cours dialogué doit être évalué à partir d’une capacité de l’enseignant: a) à prendre en compte les savoirs d’expérience des élèves pour les confronter aux savoirs scientifiques b) à effectuer une articulation entre le travail de participation à l’oral et son institutionnalisation sous une forme écrite. En effet, le discours scriptural présente des différences structurelles significatives avec le discours oral: on n’écrit pas comme on parle.
L’enseignant vérifie que la motivation et l’activité des élèves se traduise bien par une mobilisation intellectuelle et contribue à des apprentissages liés à la culture scripturale.
Il s’agit d’une pédagogie qui introduit des instruments de régulation des activités de prise de parole et de travail en groupe afin d’éviter une division sociale des tâches reproduisant les inégalités sociales.
Cette pédagogie n’oppose pas nécessairement culture populaire et culture savante, mais vise à former un-e “omnivore culturel” capable entre autres d’analyser la culture populaire avec les concepts de la culture savante. Ainsi, une pédagogie pragmatiste critique s’appuie également sur des “connaissances puissantes” issue de la culture savante et capables de constituer des savoirs critiques socialement.
Pour cela, le travail en coopération des équipes enseignantes peut jouer un rôle par le fait que les enseignants viennent s’observer respectivement dans leurs classes pour analyser les situations favorisant la reproduction des inégalités sociales de classe et de sexe.
Conclusion:
Les pédagogies nouvelles ont posé des exigences intellectuelles plus élevées à l’école dès les niveaux les plus bas de la scolarité, en introduisant des injonctions à la compréhension et à la pensée critique et créative. Cette exigence porte en soi un idéal de démocratisation scolaire.
Mais ces courants ne se sont pas donné les moyens d’analyser de manière critique si les élèves issus de différents milieux sociaux parvenaient à atteindre réellement ces objectifs à partir des pratiques promues par les pédagogies nouvelles.
Le pragmatisme critique en pédagogie désigne une dialectisation par des garde-fou pour éviter les écueils liés aux naïvetés des pédagogies nouvelles. Cela s’appuie sur le regard critique de la sociologie de l’éducation.
L’objectif final d’une pédagogie critique dialectisée n’est pas la formation des élites sociales. Elle vise à ce que les élèves, quelle que soit leur origine, maîtrisent les codes de la culture scripturale et savante. Elle est critique dans la mesure où elle introduit également chez les élèves une distance critique avec la naturalisation de l’organisation sociale par l’introduction des modes d'analyse sociologique de la critique sociale.
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