Plusieurs travaux ont été consacrés ces dernières années au Canada a présenter un courant actuel de l'anarchisme : l'anti-oppression.
1. Filiations historiques et théoriques
Les articles qui ont été consacrés au Canada à l'anarchisme comme anti-oppression font remonter celui-ci au renouveau militant des années 1990 en lien avec l'altermondialisme. Néanmoins, il est possible de déceler plusieurs filiations plus anciennes à l'anti-oppression dans les années 1970.
L'éducation populaire anti-oppressive : Tout d'abord ce terme d'oppression n'est pas sans rappeler la notion d'oppression chez le pédagogue brésilien Paulo Freire (auteur de La pédagogie des opprimés, Maspero, 1974). Les pratiques de conscientisation des cercles de culture ont gardé une certaine popularité au Canada (voir par exemple : Collectif Quebecois de Conscientisation - http://www.cqc.qc.ca/ )
Le mouvement féministe : Le mouvement féministe a mis en place des pratiques qui ont été proche de celle de l'éducation populaire de Paulo Freire avec les groupes non-mixte de parole ou groupe de conscientisation. La non-mixité, qui est un outil militant, ne doit pas être confondue avec une stratégie politique du mouvement lesbien politique dans les années 1980, appelé « séparatisme ». La non-mixité n'est pas un projet de société, elle consiste juste en un outil facilitant la réflexion et la prise de décision autonome de certains groupes socialement minorés. Mais le mouvement féministe ne se montre pas aveugle aux rapports sociaux qui peuvent se rejouer dans les groupes non-mixtes comme l'a mis en avant Jo Freeman.
Voir : Jo Freeman, « La tyrannie de l'absence de structure » (1970). URL : https://infokiosques.net/article.php3?id_article=2
La psychologie sociale libertaire : On trouve en France dans les années 1970 un intérêt, chez des auteurs que l'on peut qualifier de libertaires, pour la question des relations de pouvoir dans la dynamique des groupes restreints (Pagès). Cet intérêt pour le niveau micro-social est également présent chez par exemple Guattari avec les révolutions moléculaires ou encore par exemple chez Georges Lapassade et René Lourau.
Voir :
Lourau René. L'Éducation libertaire. In: L'Homme et la société, N. 123-124, 1997. Actualité de l'anarchisme. pp. 45-55. DOI : 10.3406/homso.1997.2878
Pagès Robert, « Marxisme, Anarchisme et psychologie sociale ». URL : http://www.fondation-besnard.org/IMG/pdf/Robert_Pages_Marxisme_anarchisme_psychologie_sociale.pdf
Guattari, « Le capitalisme mondial intégré et la Révolution moléculaire » (1981). URL : http://1libertaire.free.fr/Guattari4.html
Le Black feminism :
La pensée féministe noire américaine propose non pas de hiérarchiser les fronts de luttes, mais de les articuler : sexe, race, classe. C'est ce que propose en 1979 le Combahee River Manifesto. La « race » désigne ici une construction sociale et non une réalité biologique. Cette articulation est souvent connue aujourd'hui sous le nom d'intersectionnalité.
Mais la pensée Black feminist ne se limite pas à cela. En effet, le mouvement noir américain depuis les années 1970 (parallèlement en France au mouvement régionaliste) a développé toute une réflexion autour de la notion de « colonialisme interne » (Blauner).
Enfin, il faut souligner que les auteures féministes noires américaines comme Patricia Hill Collins développent la thèse selon laquelle la matrice des dominations ne recouvre pas seulement plusieurs axes (tels que la classe, le sexe ou la race), mais également plusieurs niveaux qui sont : interpersonnel, disciplinaire, hégémonique et structurel. La distinction entre l'existence de différents niveaux dans la matrice des dominations explique la nécessité d'articuler en même temps des luttes au niveau interpersonnel et au niveau structurel.
L'épistémologie black feminist essaie d'articuler l'idée que les sujets de production de savoirs sont socialement situés et production d'un savoir scientifique objectif.
La pensée Black feminist ne trouve pas sa filiation dans la pensée post-moderne des années 1980, elle est antérieure à cela. Elle est plutôt à l'origine influencée par le cadre matérialiste du marxisme. Elle accorde une grande importance aux questions d'inégalités sociales de classe. Ces figures majeures, comme bell hooks, sont elles-mêmes issues de milieux sociaux modestes.
Voir :
Collectif, « Regards sur l'intersectionnalité » (2012). URL : https://www.criviff.qc.ca/sites/criviff.qc.ca/files/publications/pub_06112012_83352.pdf
Blauner, Robert. “Internal Colonialism and Ghetto Revolt.” Social Problems, vol. 16, no. 4, 1969, pp. 393–408. www.jstor.org/stable/799949.
Bell Hooks, De la marge au centre, Cambourakis, 2017.
Hill Collins Patricia, « Black Feminist Though » (2000). URL : https://uniteyouthdublin.files.wordpress.com/2015/01/black-feminist-though-by-patricia-hill-collins.pdf
2. Mouvances actuelles de l'anti-oppression
Au Canada :
Le CRAC (Collectif de recherche pour l'autonomie collective) a publié une série d'article pour présenter la mouvance anti-autoritaire quebecoise qui se situe dans l'approche anti-oppressive. Les auteures distingue trois sous-mouvances :
- La mouvance féministe radicale et profeministe: influencée par le féminisme matérialisme et l'anarcha-féminisme. Elles n'hésitent pas à rappeler que les Mujeres Libres en Espagne était également une organisation non-mixte. (Voir : « L'anarcha-féminisme », Revue des Possibles, 2014. URL : http://redtac.org/possibles/2014/12/06/lanarcha-feminisme/ )
- La mouvance queer radicale : influencée par l'anarcho-queer et le queer of color (voir sur l'anarcho-queer :
Fray Baroque et Tegan Eanalli, Vers la plus queer des insurrections ? Libertalia, 2016)
- La mouvance people of color : influencé par l'anti-colonialisme anarchiste, l'anti-fascisme, la théorie critique de la race et la pensée décoloniale. (Voir par exemple : http://theanarchistlibrary.org/category/topic/anarchist-people-of-color )
Ailleurs dans le monde, quelques exemples :
- En Irlande, l'organisation communiste libertaire Workers Solidarity Movement - (https://www.wsm.ie/) se revendique de l'approche anti-oppression.
- En France, l'anti-oppression se développe plutôt dans la mouvance féministe autonome et LBGTIQ ou encore dans la mouvance communiste libertaire plus organisée, comme avec le Front Anti-Patriarcal de la CGA-RP ( https://frontantipatriarcal.wordpress.com/a-propos/)
- L'Assemblée des femmes de la Fédération Anarchiste anglaise – (Voir : https://afed.org.uk/a-class-struggle-anarchist-analysis-of-privilege-theory-from-the-womens-caucus/ )
3. Quelques controverses actuelles : éclairages
- Alliances et coalitions : Parfois l'anti-oppression est perçue par ceux qui ne connaissent pas bien cette approche comme une conception qui conduit à un repli identitaire sur des groupes d'appartenances (ex : femme, LGBT+, racisé-e-s). En réalité, une grande partie de la littérature anti-oppression est consacrée à la question des alliés et des coalitions : comment prendre conscience de ses privilèges ?, comment être un-e allié-e (ou complice) ?, comment construire du consensus pour parvenir à la mise en place de coalitions ?
Voir : « Des complices, pas des alliés : abolir le complexe industriel de l'Allié » (traduction). URL : https://antidev.wordpress.com/2015/01/25/des-complices-pas-des-allies/
- La notion de micro-agressions : La question de la psychologie sociale apparaît, par exemple, présente autour de la question des « micro-agressions » notion issue du psychologue social noir américain Chester Pierce dans les années 1970.
Elle pose l'intérêt d'établir un lien entre les niveaux micro-, méso et macro-sociologique. Pour cela, il est possible de prendre l'exemple du harcèlement scolaire. Le harcèlement est provoqué par l'accumulation de remarques qui prises individuellement peuvent paraître anodines. C'est leur répétition qui peut provoquer des situations plus graves comme la phobie scolaire, voire le suicide. A un niveau macrosocial, on peut constater que le décrochage scolaire touche (10 % des 18-24 ans) et une partie est imputable au harcèlement. Or certaines catégories sociales sont plus spécifiquement à risque : personnes perçues comme LGBT, élèves en situation de handicap.
C'est cette continuité entre niveau micro- (interpersonnel) et niveau macro (structurel) qui explique la nécessité de prendre en compte les pratiques anti-oppression.
Voir au sujet de la notion de Micro-agression :
« Discussion sur les micro-agressions » (2017). URL :
https://naopsite.wordpress.com/2017/03/17/discussion-sur-les-micro-agressions/
- Les débats sur les groupes non-mixtes (non-mixité de sexe et de race) et les safe spaces : Il est possible de constater que les universités canadiennes connaissent des débats assez similaires à ceux que connaît la France autour de la non-mixité (Festival Afro-féministe, Camp d'été décolonial ou encore « Paroles non-blanches à Paris 8). Mais au Canada, ces débats sont plutôt provoqués par les « safe space ». A l'origine, il s'agissait dans les années 1970 d'espaces où les personnes LGBT pouvaient se réunir sans risquer d'être confrontées à des agressions physiques ou verbales.
Voir au sujet des « Safe spaces » dans l'Université canadienne :
Baillargeon Normand, « Un musellement de l'Université ? » (mars 2016). URL : https://voir.ca/chroniques/prise-de-tete/2016/03/23/un-musellement-de-luniversite/
Turcotte-Summers Jonathan, « En défense des pratiques anti-oppression à l'Université » (avril 2016). URL : https://ricochet.media/fr/1072/en-defense-des-pratiques-antioppressives-a-luniversite
- L'anti-racisme politique et l'intersectionnalité des luttes :
Il existe une autre controverse dans les milieux anti-racistes politiques qui déborde souvent en France sur le milieu anarchiste. En effet, certains groupes anti-racistes politiques défendent la priorité de l'anti-racisme sur les autres fronts de lutte. Ce n'est pas le cas de tous les groupes anti-raciste politique. Par exemple, le collectif Mwasi défend une approche intersectionnelle (https://mwasicollectif.com/). On trouve également cette intersectionnalité aux Etats-Unis par exemple dans le mouvement Black Lives Matter (http://blacklivesmatter.com/) : lutte contre le racisme, féminisme, lutte contre les LGBT-phobie ou encore contre le « validisme » (discrimination structurelle à l'égard des personnes en situation de handicap).
Parfois la stratégie qui consiste à prioriser l'anti-racisme est qualifiée de « décoloniale ». Il faut néanmoins remarquer que les auteurs féministes décoloniales Abya Yala (Amériques) récusent cette thèse considérant qu'il s'agit d'articuler pensée Black feminism et pensée décoloniale latino-américaine (issue de Anibal Quijano en particulier).
Voir :
Falquet J., Les racines féministes et lesbiennes autonomes de la proposition décoloniale d’Abaya Yala, Contretemps (2017). URL: https://www.contretemps.eu/racines-feministes-lesbiennes-autonomes-dabya-yala/
Curiel Ochy, “Décoloniser le féminisme: une perspective d’Amérique latine et des Caraïbes”.URL: http://verrederegles.tumblr.com/post/74838163536
Conclusion:
Au début du XXe siècle, certains anarchistes se considéraient comme des en-dehors décidant de vivre dans des milieux libres. Dans les années 90, Murray Bookchin a opposé l'anarchisme "style de vie" et l'anarchisme social. Il y a dans l'anarchisme anti-oppression des éléments qui peuvent faire penser à un anarchisme style de vie. Entre autres, lorsque les pratiques anti-oppressives sont utilisées dans le cadre d'une vie communautaire. Mais l'anarchiste anti-oppression ne prétend pas s'enfermer dans des communautés, mais également mener une micro-politique anti-oppression dans la vie quotidienne. Mais, il/elle ne se contente pas de cette micropolitique de la vie quotidienne. Il/elle prétend en faire un axe pour construire des alliances et des coalitions qui visent à agir en vue d'une transformation structurelle de la société.
Exemples de pratiques anti-oppression :
« 1) une activité des lignes de pouvoir où les personnes se déplacent vers l’avant ou l’arrière selon une liste d’axes de pouvoir pour qu’elles puissent constater leur pouvoir et leurs privilèges relativement aux autres;
2) des ateliers antiracistes pour établir une meilleure compréhension de la suprématie blanche et du privilège blanc;
3) des ateliers « transgenre 101 » pour approfondir la compréhension des identités et des luttes queers et transgenres;
4) des ateliers sur le langage de la domination visant le développement d’aptitudes de communication plus respectueuses et inclusives;
5) des périodes de réflexion au début et à la fin des réunions pour nommer et respecter les états et les processus affectifs des autres;
6) la désignation d’une personne dont la responsabilité est de reconnaître les tensions et de jouer un rôle de médiation, le cas échéant;
7) des stratégies de listes de tour de parole pour s’assurer que chaque personne qui veut parler a l’occasion de le faire;
8) le partage des tâches pour promouvoir le partage des compétences et réduire la spécialisation qui peut mener au « pouvoir sur » »
(Cité de : « Breton, Émilie, et al. "Les féminismes au coeur de l’anarchisme contemporain au Québec : des pratiques intersectionnelles sur le terrain1 »." Recherches féministes, volume 28, numéro 2, 2015, p. 199–222. doi:10.7202/1034182ar)
Sur quelques ressources anti-oppressives en Français, voir le CRAC : http://www.crac-kebec.org/outils
Bibliographie :
En Français :
- Quebec : voir :
L'anti-opppression: en principes et en partiques - http://ucl-saguenay.blogspot.fr/2011/07/lanti-oppression-en-principes-et-en.html
Collectif de recherche sur l'autonomie collective - http://www.crac-kebec.org/
Breton, Émilie, et al. "Les féminismes au coeur de l’anarchisme contemporain au Québec : des pratiques intersectionnelles sur le terrain1." Recherches féministes, volume 28, numéro 2, 2015, p. 199–222. doi:10.7202/1034182ar
Rachel Sarrasin, Anna Kruzynski, Sandra Jeppesen et Émilie Breton "Radicaliser l’action collective : portrait de l’option libertaire au Québec." Lien social et Politiques 68 (2012): 141– 166. DOI : 10.7202/1014809ar
Collectif de recherche sur l'autonomie collective , « Pensées et pratiques féministes antiautoritaires au Québec : de la recherche à l’action Émilie Breton, Sandra Jeppesen et Anna Kruzynski », Université Concordia, Montréal Communication présentée au colloque Intersectionnalité, Université de Montréal, dans le contexte de l’ACFAS, 13 mai 2010 . URL : http://www.crac-kebec.org/files/ACFAS_12mai2010.pdf
Ashley Fortier, Anna Kruzynski, Jacinthe Leblanc, Leah Newbold, Magaly Pirotte et Coco Riot Questionnements sur la compréhension de militantEs libertaires Queer et féministes au Québec à l’égard du Nous femmes et de la non-mixité : recoupements et divergences, 2009, (p.23 -33). URL : http://bv.cdeacf.ca/CF_PDF/56673.pdf#page=25
En France, voir par exemple, anarcha-féminisme et anti-racisme politique :
Front antipatriarcal de la CGA-RP - https://frontantipatriarcal.wordpress.com/a-propos/
Texte : « Libertaires sans concession contre l'islamophobie » (2012). URL : http://lautrement93.over-blog.com/article-appel-libertaires-et-sans-concessions-contre-l-islamophobie-110827688.html
Plusieurs articles dans le mensuel Alternative libertaire dont par exemple : Hourya (AL Tarn) « Intersectionnalité : Qu'est-ce que le féminisme décolonial ? » - http://www.alternativelibertaire.org/?Intersectionnalite-Qu-est-ce-que
Plusieurs brochures sur Infokiosques.net (https://infokiosques.net/) développe des positions s'inscrivant dans la mouvance de l'anti-oppression.
Voir également sur Grand Angle libertaire :
Pereira Irène, « L'anarchisme comme anti-oppression » (mai 2017). URL : http://www.grand-angle-libertaire.net/lanarchisme-comme-anti-oppression/
Dupuis-Deri et Pereira, « Les libertaires, l'intersectionnalité, les races et l'islamophobie » (mars 2017). URL : http://www.grand-angle-libertaire.net/les-libertaires-lintersectionnalite-les-races-lislamophobie-etc-dialogue-sur-les-contextes-francais-et-quebecois/
En Anglais :
Angleterre :
AG de l'assemblée des femmes de la Fédération anarchiste – Texte traduit en Français : Une analyse anarchiste de la théorie du privilège - https://paris-luttes.info/une-analyse-anarchiste-de-la-4010
Canada (autres) :
Anti-oppression zines - https://www.sproutdistro.com/catalog/zines/anti-oppression/
Lazar Hillary, « Until all are free : : Black feminism, anarchism and interlocking oppression » (2016). URL : https://anarchiststudies.org/2016/12/15/until-all-are-free-black-feminism-anarchism-and-interlocking-oppression-by-hillary-lazar/
Timothy Luchies, "Anti-oppression as pedagogy, prefiguration as praxis (2014). URL:
http://www.interfacejournal.net/wordpress/wp-content/uploads/2014/06/Interface-6-1-Luchies.pdf
Timothy Luchies, The promise of prefiguration: theorizing anarchism and anti-oppression (2012). URL:https://www.cpsa-acsp.ca/papers-2012/Luchies.pdf
Anarchism of color - http://www.coloursofresistance.org/category/race-and-anarchism/
Anarchist In The Town, « Anarchist Poeple of Color ». URL : http://theanarchistlibrary.org/library/anarchist-people-of-color-anarchy-in-the-town
Plus spécifiquement sur la mouvance anti-oppression queer canadienne :
Pabion Laurie, « Le processus de construction de l'identité Collective du mouvement Queer Montréalais : perspectives militantes francophones » (2016). URL : https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/14007/Pabion_Laurie_2016_memoire.pdf?sequence=2&isAllowed=y
Gingras-Olivier, Marie-Claude. "Les pratiques artistiques queers et féministes au Québec : art et activisme en tous lieux." Recherches féministes, volume 27, numéro 2, 2014, p. 153–169. doi:10.7202/1027923ar
En Irlande :
Workers Solidarity Movement - https://www.wsm.ie/
Voir en particulier :
Anarchism, Oppression et exploitation (2014) - https://www.wsm.ie/c/anarchism-oppression-exploitation-policy
Feminism, intersectionnality and anarchism (2014) - https://www.wsm.ie/c/insurrections-intersections-feminism-intersectionality-and-anarchism