La philosophe argentine Maria Lugones est une des principales références du féminisme décolonial latino-américain, et en particulier du GLEFAS animé entre autres par Ochy Curiel et Yuderkis Espinosa (http://glefas.org ). Pour réaliser la synthèse ci-dessous, nous nous sommes en particulier appuyé sur un article de Stella GONZÁLEZ ARNAL concernant la pensée de Maria Lugones (voir références).
Caractéristiques générales du féminisme décolonial de Maria Lugones
D’une famille d’origine espagnole de milieu populaire, Maria Lugones est née et a grandi en Argentine. Elle enseigne actuellement aux Etats-Unis et milite au sein du “féminisme of color”. Il s’agit d’une coalition rassemblant des femmes de différentes origines ethno-raciales.
Les caractéristiques de la théorie décoloniale de Maria Lugones reposent sur plusieurs éléments. Elle a entreprit une réflexion qui articule les apports de la théorie décoloniale (en particulier celle de Quijano sur la racialisation du travail) et du Black Feminism (en particulier les oeuvres de Audre Lorde ou de Patricia Hill Collins).
En outre, son travail se situe dans la continuité de celui de la penseuse chicana Gloria Anzaldua qui a insisté sur la question des identités “métissées”. Cette dernière notion s’appliquant chez Anzaldua à la fois à la question raciale et aux questions de genre.
C’est à partir entre autres de ces éléments qu’elle essait de penser une politique des coalitions.
Identités pures et identités impures dans la logique coloniale
Le travail de Maria Lugones est marqué par une méfiance relativement aux politiques qui tendent à s’appuyer sur des catégories pures. Elle voit au contraire dans ce fondement sur des identités pures une logique coloniale. La logique coloniale tend à essentialiser et à naturaliser les catégories d’oppression.
Mais sa critique va plus loin encore dans la mesure où elle considère que les théories de l’intersectionnalité qui appuient leurs analyses sur ces catégories risquent de revenir à une logique coloniale de la pureté. Mais de manière générale, son analyse est applicable à toutes les politiques qui tendent à s’appuyer sur une identité sexuelle ou raciale déterminée.
Ce sur quoi insiste Maria Lugones, c’est que les groupes qui se trouvent à l’intersection des oppressions ne sont pas des groupes ayant une identité spécifique, mais des groupes qui échappe à une identité déterminée: les femmes noires (ne sont ni simplement des femmes, ni des personnes racisées).
En outre, elle met en évidence que ce qu’est une femme noire ne peut être compris réellement que lorsqu’on considère que la race et le sexe comme indissociablement liés. Ce que dans son vocabulaire, elle appelle “fusionné”.
A l’inverse, la catégorie de “femmes” a été construite comme une catégorie pure à partir des “femmes blanches”. (Cette thèse constitue néanmoins un point faible de la théorie de Maria Lugones car il semble induire qu’il n’y aurait pas eu d’oppression des femmes avant la modernité coloniale, alors qu’il faudrait sans doute analyser comment avant la modernité coloniale s’était constitué d’autres dualismes, comme le fait Marx lorsqu’il analyse la lutte des classes avant le capitalisme dans la société féodale ou la société antique. Il s’agit de manière générale d’un point faible de la pensée décoloniale qui semble faire commencer l’histoire des oppression à 1492).
De son côté, les sujets colonisés sont construits sur la base d’une identité fragmentée dans la mesure où la catégorie pure est celle qui est attribuée au colonisateur. Or c’est cette fragmentation des sujets opprimés qui joue également comme des obstacles à leur coalition, qui les divisent.
Elle distingue dans les politiques de coalitions deux logiques: une logique de la séparation et une logique de coagulation.
Les logiques de la séparation et de la multiplicité
Ainsi pour Lugones, les logiques de la séparation sont liées aux logiques de la pureté coloniale. A l’inverse, la multiplicité a rapport avec les logiques de l’impureté et donc de la fusion et de la coalition.
Les êtres qui sont impurs ont des identités duales et contradictoires et sentent qu’ils sont pris dans des identités fixes qui leur sont imposées par la logique coloniale et qui ne tiennent pas compte de leur hétérogénéité.
Se reconnaître comme un individu à l’identité complexe, et non pure, c’est reconnaître que nous sommes traversés par une multiplicité de rapports sociaux d’oppression et non pas situé dans une seule position sociale.
Ainsi, en tant que lesbienne, Maria Lugones considère que sa position constitue une identité complexe qui la situe à la “frontière” (Anzaldua) entre la lutte féministe et les luttes homosexuelles. Ce que Monique Wittig traduisait par l’expression: “Les lesbiennes ne sont pas des femmes”. Elles le sont tout en ne l’étant pas.
Cette position à la frontière lui permet de reconnaître, par analogie, la position frontalière d’autres opprimées. Cela conduit alors à accepter l’idée que les mouvements sociaux sont nécessairement composées d’identités multiples et non pas d’identités pures.
Une des identités multiples pour une personne chicana est sa double appartenance aux cultures mexicaine et anglo. De ce fait, se pose par exemple la question de son alliance avec les personnes racisées comme mexicaine, mais aussi avec le prolétariat états-unien en tant que personne prolétaire ou avec les femmes blanches en tant que femme .
La constitution de coalitions
Pour Lugones, les stratégies de coalition admettent à la fois les logiques de séparation (comme dans la non-mixité) et les logiques de la coagulation comme dans les coalitions.
Comme Anzaldua, Lugones considère que les individus qui ont une identité multiple (métis, queer...) ont un rôle plus spécifique à jouer dans la constitution de coalitions car ils ont une double conscience qui leur permet d’aller au delà des dualismes.
En effet, visibiliser l’existence d’identités multiples, favorise selon elle la visibilité des groupes qui sont à la frontière de plusieurs identités (ex: les femmes lesbiennes racisées) et favorise la constitution de coalitions.
Néanmoins, l'approche de Lugones se distingue des approches queer dans la mesure où ces identités multiples ne sont pas l'effet d'une performativité par un sujet, mais sont l'effet d'une positionnalité sociale. Ainsi, une pensée frontalière des oppressions, s'interesse à visibiliser la position sociale de groupes subissant des oppressions multiples.
Références:
a) un texte d’Anzaldua traduit en français:
b) Un texte de M. Lugones de 1997:
http://www.iheal.univ-paris3.fr/sites/www.iheal.univ-paris3.fr/files/Lugones%20Purity%20Impurity.pdf
c) un texte de M. Lugones de 2005:
d) un commentaire du travail de Lugones de 2015:
http://redfilosofia.es/wp-content/uploads/sites/4/2015/06/4.S.Gonzalez-Arnal@hull.ac_.uk_.pdf