Ces réflexions se situent au croisement de l’héritage de la philosophie de l’école de Francfort, de la pédagogie critique de Paulo Freire, de la pensée libertaire et du féminisme. Elles visent à réfléchir à ce qu’est une pédagogie émancipatrice, non pas selon une perspective in abstracto, mais du point de vue de l’émancipation des femmes. Trop souvent, la pédagogie a été pensée selon une perspective masculine, sans réfléchir à l’émancipation des femmes. On ne trouve guère que Madeleine Pelletier, dans L’éducation féministe des filles, pour s’être réellement interrogée sur ce que pouvait être une éducation émancipatrice pour une femme (1). Trop souvent le regard s’est porté sur l’éducation des garçons : Gargantua ou encore l’Emile (il vaut mieux d’ailleurs oublier les perspectives d’éducation pour Sophie pensées par Rousseau). Lorsque Célestin Freinet élabore la classe coopérative, il l’expérimente avec des garçons. On peut alors se demander s’il aurait produit la même classe, s’il avait eu une classe de filles et non de garçons.
Le problème c'est que l'on se sent bien peu autorisée intellectuellement lorsque l'on est une femme pédagogue à remettre en question l'image qui est attendue de la femme enseignante: celle-ci doit être dans le care, dans la sollicitude. Seul Paulo Freire, avec son ouvrage "Profesora sim, tia não" encourage les femmes enseignantes à sortir du rôle maternel qui leur est enjoint et à pouvoir s'imposer comme des intellectuelles.
Mais au-delà d’une perspective féministe sur l’éducation, cette réflexion se veut une approche sur la question de l’émancipation en éducation. Qu’est-ce qu’une éducation émancipatrice ? Mais également qu’est-ce qu’une pédagogie émancipatrice ? Comment un-e enseignant-e peut-ille orienter son action vers l’émancipation ?
(1) URL : http://www.marievictoirelouis.net/document.php?id=291
1. L’essence de la pédagogie n’est pas technique
La pédagogie ne relève pas de la technique, au sens de savoir faire artisanal. Certes certains considèrent la pédagogie comme relevant de techniques. On parle ainsi par exemple de « techniques Freinet ». Mais la pédagogie ne relève pas de la technique. Ainsi, le fait que la rhétorique, telle que la conçoit Gorgias soit une technique fait qu’elle peut être utilisée à des finalités diverses morales comme immorales : « car ils n’ont dressé leurs élèves à ces exercices qu’afin qu’ils en fissent un bon usage contre les ennemis et les méchants, pour la défense, et non pour l’attaque, et ce sont leurs élèves qui, contre leur intention, usent mal de leur force et de leur adresse ; il ne s’ensuit donc pas que les maîtres soient mauvais, non plus que l’art qu’ils professent, ni qu’il en faille rejeter la faute sur lui ; mais elle retombe, ce me semble, sur ceux qui en abusent. (…) Au contraire, on doit user de la rhétorique comme des autres exercices, selon les règles de la justice » (Platon, Le Gorgias). Si l’essence de la pédagogie est technique, alors la pédagogie peut être utilisée dans des sens éthiques différents. Elle devra aller chercher hors d’elle, dans une philosophie de l’éducation, le sens axiologique que doivent recevoir les techniques pédagogiques. En soi, une technique n’est pas émancipatrice. Un conseil d’élève peut être utiliser pour former les élèves à l’autogestion comme les former au management dans l’entreprise libérée.
2. La pédagogie ne peut pas se réduire à une technoscience
L’essence de la pédagogie ne découle pas de la science. Si on admet la conception positiviste de la science, la science ne s’occupe que de faits à l’exclusion de toutes valeurs. Si la pédagogie est subordonnée à la science, alors la pédagogie consiste constitue une application scientifique. La recherche scientifique établie les moyens les plus efficaces pour atteindre une finalité dont les objectives ne peuvent être interrogés à partir de la pédagogie. La science évalue alors quantitativement les pratiques pédagogiques pour déterminer les plus efficaces en fonction de finalités dont la discussion échappe aux pédagogues. Comme l’a souligné justement Henry Giroux, dans Teachers as Intellectuals, alors les enseignant-e-s se trouvent réduits à des techniciens chargés d’appliquer un script pédagogique élaboré par des scientifiques.
3. La pédagogie est une praxis
Paulo Freire, dans Pédagogie des opprimés, a développé l’idée que la pédagogie était une praxis. La notion de praxis lie indissociablement la réflexion et l’action, la réflexion-action. Il ne peut pas y avoir de pédagogie sans une pratique. En effet, sinon nous ne serions pas dans la pédagogie, mais uniquement dans la philosophie de l’éducation. Mais, il ne peut pas y avoir de pratique pédagogique, sans une théorie philosophique. En effet, si la pédagogie évacue toute dimension philosophique, alors elle se réduit à une simple technique. La pédagogie peut donc être définie comme une pratique qui lie indissociablement une philosophie de l’éducation et les moyens de sa réalisation.
4. La pédagogie doit-être critique pour être émancipatrice
Comme l’a souligné Habermas dans Connaissance et Intérêt, l’intérêt émancipateur trouve sa condition de possibilité dans une théorie critique. En effet, ce qui oppose le positivisme scientifique et la théorie critique, c’est que le positivisme scientifique se contente de prétendre être une description neutre de la réalité sans vouloir une transformation sociale. Au contraire, la théorie critique se propose d’établir une connaissance dont la finalité est la transformation de la réalité sociale dans un sens émancipateur. Or si la pédagogie se veut être un vecteur de transformation de la réalité sociale dans un sens émancipateur, elle doit donc incorporer en son sein un noyau critique. La critique est la remise en question de la naturalité de la réalité sociale : ce qui est peut-être critiqué et doit être transformé.
5. Aspirer à une pédagogie émancipatrice, c’est assumer une pédagogie critique
Certain-e-s prétendent mettre en œuvre une pédagogie émancipatrice, mais sans assumer le noyau critique d’une telle pédagogie. Illes pensent qu’il suffit de compter sur des techniques pédagogiques, que les techniques seraient par elles-mêmes porteuses d’un sens émancipateur. Mais les techniques, comme nous l’avons vu, sans une théorie critique, ne sont que de simples moyens au service de fins qui peuvent-être opposées. C’est pourquoi, il ne peut pas y avoir de pédagogie émancipatrice, sans assumer comme l’explique Paulo Freire, la politisation de l’éducation : « De là, la nature politique de l’éducation et le caractère politique de la pratique éducative qui ne peut jamais être neutre » (Pédagogie de l’autonomie). Une fois encore, la pédagogie émancipatrice n’est pas avant tout affaire de technique, mais c’est avant tout un projet politico-pédagogique. Ce refus de la réduction de la pédagogie à un processus technique est encore plus crucial pour une enseignante femme, car cela détermine sa possibilité de pouvoir s’affirmer comme une intellectuelle, position que la société tend à dénier aux femmes en général. Il n’est qu’à se rappeler que moins de 20 % des experts dans les médias sont des femmes.
6. Soumission à l’autorité et éducation à l’insoumission
La vertu que doit développer une pédagogie émancipatrice, et en particulier une pédagogie féministe, est l’insoumission à l’autorité. Il ne s’agit pas de nier que la vie sociale a besoin du respect de l’autorité : on peut par exemple respecter l’autorité du savoir. Mais le respect, ce n’est pas la soumission. Se soumettre, c’est admettre sans réflexion critique une autorité. Comme le rappelle Paulo Freire : « Dans sa pratique enseignante, l’éducateur démocrate ne peut nier son devoir de renforcer la capacité critique de l’apprenant, sa curiosité et son insoumission » (Pédagogie de l’autonomie).
De manière générale, les pédagogues du XXe siècle, le siècle des totalitarismes, n’ont cessé de s’interroger sur le rôle que l’éducation avait pu jouer dans la soumission et l’obéissance aveugle : des soldats de la Première Guerre mondiale à la soumission au chef charismatique des masses fascistes. C’est pourquoi une pédagogie critique est nécessairement dans ses finalités anti-autoritaire car elle est une critique à la soumission aveugle à l’autorité.
7. Oser faire entendre une voix différente
Bien souvent les pédagogie alternatives mettent en avant le développement des compétences à la coopération. L’école traditionnelle reposerait au contraire sur la valorisation de la compétition individuelle. Au contraire, les pédagogies alternatives se devraient de valoriser la coopération. Sur ce plan, une étude menée en 2016 par l’OCDE sur la collaboration à l’école montre que les filles sont plus compétentes pour collaborer entre elles que les garçons.
Mais peut-être que justement lorsque l’on est une fille, ce n’est pas d’apprendre à collaborer dont l’on a besoin, mais d’être encouragée à s’affirmer comme une personnalité singulière dont la parole vaut d’être écoutée. Les travaux sur les interactions conversationnelles entre hommes et femmes montrent que les femmes adultes se sentent moins légitimes à prendre la parole dans une assemblée et à défendre publiquement leurs idées (2).
Cette capacité à faire entendre une voix différente, c’est ce que Sandra Laugier a mis en évidence comme étant un élément commun des théories féministes du « care » et du transcendentalisme philosophique d’Emmerson et de Thoreau.
(2) URL : http://lmsi.net/La-repartition-des-taches-entre
8. Prendre une voie différente
Ce que la pédagogie peut encourager encore, c’est à ce que les individus puissent prendre de la distance par rapport aux normes de genre et de manière générale par rapport au normes dominantes de la société. L’émancipation de l’individu passe par la possibilité de pouvoir vivre son existence en prenant des distances avec les normes sociales de genre. Celles-ci sont les premières formes d’aliénation auquel les individus, et les femmes en particulier, sont confrontées dans leur existence. Ainsi parfois, on s’interroge sur la pertinence d’une pédagogie critique avec les jeunes enfants. La lutte contre les normes de genre est la première et la plus fondamentale des pédagogies critiques. De fait, plus l’enseignant-e aura pris ses distances elle-même avec les normes de genre binaire mieux cela sera…
9. Se constituer en tant qu’individualité
Ceux qui mettent en avant l’importance de la coopération sociale n’ont pas nécessairement tort. Mais l’apprentissage de la coopération est surtout nécessaire aux garçons. En effet, l’éducation sollicite beaucoup les filles pour qu’elles s’occupent des autres : c’est l’ethique du care.
Mais, comme l’a souligné Virginia Woolf dans Une chambre à soi, ce que la société refuse aux femmes, c’est le droit à être une individualité. Dans S’émanciper par la lecture, Viviane Albenga montre comment les femmes parmi ses enquêtées sont plus nombreuses en tant que lectrices, mais que les hommes osent davantage s’ériger en écrivain et pas seulement en lecteurs.
Trop souvent l’on confond l’individualité avec l’individualisme et l’égoïsme, mais les grands penseurs anarchistes, comme Kropotkine, on pu montrer comment l’individualité peut se manifester également dans la coopération : « Jusqu’à présent, l’humanité n’a jamais manqué de ces grands cœurs qui débordaient de tendresse, d’esprit ou de volonté, et qui employaient leur sentiment, leur intelligence ou leur force d’action au service de la race humaine, sans rien lui demander en retour. Cette fécondité de l’esprit, de la sensibilité ou de la volonté prend toutes les formes possibles. C’est le chercheur passionné de la vérité qui, renonçant à tous les autres plaisirs de la vie, s’adonne avec passion à la recherche de ce qu’il croit être vrai et juste, contrairement aux affirmations des ignorants qui l’entourent. » (La morale anarchiste). Il n’y a pas nécessairement à opposer les deux comportements comme l’a fait Ayn Rand, dans La source vive. Néanmoins, il faut bien reconnaître que si on permet aux femmes de se sacrifier pour autrui (leurs proches), on leur accorde bien moins ce droit à l’individualité.
10. Conformisme de groupe et harcèlement scolaire
Le harcèlement scolaire est souvent un phénomène de groupe. Ceux qui peuvent en faire plus facilement les frais, peuvent être ceux qui dévient des normes sociales dominantes : élèves LGBT, élèves autistes… Il n’en sont pas les seuls victimes, mais ils sont une population plus à risque d’en être les victimes. Ceux qui fait des élèves autistes asperger des victimes toutes désignées, c’est leur difficultés à intégrer les habilités sociales qui caractérisent les neurotypiques.
Ceux qui pensent que la coopération à l’école est la vertu cardinale que doit promouvoir l’éducation, oublient que l’éducation doit avant tout nous apprendre à résister au conformisme de groupe et à la soumission à l’autorité. Plus encore pour les femmes qui ne se sentent pas socialement autorisées et légitimes à soutenir un point de vue personnel en public face à un groupe.
9. S’interroger sur les enjeux des savoirs
Bien souvent, les enseignant-e-s font cours sans se poser la question du sens de ce qu’ils enseignent. Ils l’enseignent par ce que cela se trouve dans le programme. De fait, illes ne s’interroge pas avec les élèves sur le sens de ce qu’ils sont en train d’apprendre aux élèves. Une pédagogie critique implique de s’interroger sur les enjeux des savoirs et de les faire apparaître : enjeux intellectuels, sociaux, existentiels… Développer un rapport critique au savoir passe par le fait de s’interroger sur les enjeux de ce qui est appris.
10. L’interaction dialogique au coeur de l’enseignement
Certains imaginent une pédagogie sans enseignants, une pédagogie où plus l’enseignant est en retrait, plus ille assure la liberté des apprenants. Mais, c’est croire que la liberté peut être pensée comme un champ sans bornes. La liberté ne se donne pas, elle se conquiert. Elle suppose une capacité à s’affronter à l’autorité.
L’autorité intellectuelle doit accepter cet affrontement. Car il ne peut pas y avoir de réelle autorité de compétence qui ne soit pas capable d’affronter la critique argumentée. Un tel refus revient en définitif soit à de l’incompétence, soit à du dogmatisme.
Le coeur de l’activité enseignante est l’interaction car c’est ce qui caractérise la relation entre êtres humain. C’est bien pour cela que le test de Turing, qui consiste à supposer que les machines seront capables de penser comme des être humains lorsqu’elles seront capables de simuler une conversation, a été choisi comme ligne de démarcation entre l’esprit humain et l’intelligence artificielle. En effet, cette capacité à l’interaction communicationnelle a souvent été considéré comme étant au coeur de la relation pédagogique et en particulier de la formation à l’esprit critique. De Socrate à Freire, la relation dialogique est considérée comme la forme par laquelle il est possible de développer l’esprit critique.
11. Le conflit dans la relation pédagogique
A travers la relation dialogique, ce qui se joue, c’est une lutte pour la reconnaissance. Pour être reconnu comme un sujet pensant par l’autorité, je dois oser m’affronter intellectuellement à cette autorité. L’émancipation ne peut pas reposer sur une négation du conflit. Ce dernier est inhérent au processus d’émancipation. C’est ce que souligne justement la féministe bell hooks : « Cependant, au sein de n’importe quel mouvement politique qui vise à transformer radicalement la société, la pratique ne peut pas uniquement se résumer à créer des espaces au sein desquels des personnes supposées radicales expérimenteraient la sécurité et le soutien. Le mouvement féministe pour mettre fin à l’oppression sexiste engage activement ses participant-e-s dans un combat révolutionnaire. Et un combat, c’est rarement safe et agréable ». (Ne suis-je pas une femme?)
De fait, la salle de classe a besoin d’être un espace d’encouragement pour les filles et les femmes à affronter les rapports sociaux inégalitaires pour se libérer des oppressions sociales qu’elles vivent et en particulier faire face aux violences dont elles sont le plus souvent victimes.