L’expression « d’éducation à la citoyenneté » suppose de déterminer ce qu’est un citoyen-ne non pas uniquement sur le plan juridique, mais avant tout sur le plan philosophique.
L’éducation aux vertus citoyennes
Dans L’Esprit des lois, Montesquieu écrit à propos de la Démocratie : « Il ne faut pas beaucoup de probité, pour qu’un gouvernement monarchique, ou un gouvernement despotique, se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout. Mais, dans un état populaire, il faut un ressort de plus, qui est la VERTU. » (Du principe de la Démocratie)
Cette idée qu’un régime reposant sur la volonté populaire a besoin de vertu se retrouve chez Rousseau. Les citoyens pour qu’un régime politique populaire se maintienne doivent être attachés à s’engager dans les affaires publiques : « Sitôt que le service public cesse d’être la principale affaire des Citoyens, et qu’ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l’Etat est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat ? ils payent des troupes et restent chez eux ; faut-il aller au Conseil ? ils nomment des Députés et restent chez eux. A force de paresse et d’argent ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie et des représentants pour la vendre » (Des députés ou représentants).
Dans Qu’est-ce que les lumières ?, Kant souligne également que la capacité d’un individu à se gouverner d’une manière autonome est liée à une vertu à savoir le courage : « La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’une si grande partie des hommes, après avoir été depuis longtemps affranchis par la nature de toute direction étrangère (naturaliter majorennes), restent volontiers mineurs toute leur vie, et qu’il est si facile aux autres de s’ériger en tuteurs. Il est si commode d’être mineur ! ».
Ainsi se pose donc la question d’une éducation qui développe et exerce les vertus citoyennes, qui permettent à une citoyenneté démocratique de se maintenir.
Exemplarité morale individuelle et histoire politique et sociale collective
Dans Les deux sources de la religion et de la morale, Bergson théorise la notion de héros moral : « Vienne alors l'appel du héros : nous ne le suivrons pas tous, mais tous nous sentirons que nous devrions le faire, et nous connaîtrons le chemin, que nous élargirons si nous y passons. ». Il s’agit de figures historiques dont la vertu hautement morale est susceptible d’entraîner derrière elle des foules.
Cette notion présente plusieurs ambiguïtés sur lesquelles il est nécessaire de revenir. La première ambiguïté tient dans la manière dont le formule Bergson, c’est qu’il n’est pas nécessairement facil de distinguer à certains moments historiques « le héros moral » du « chef charismatique ». Le Chef charismatique peut également inspirer ce sentiment que nous devons le suivre. Or, s’il inspire les mêmes sentiments que le héros moral, l’action historique du chef charismatique est loin d’être toujours morale.
Certes, le héros moral peut apparaître comme ce que certains aujourd’hui pourraient appeler des « modèles d’identification positive ». Il s’agit de grandes figures historiques ou sociales capables d’être données en modèle positif à la jeunesse ou qu’un individu peut se donner en modèle d’identification positif afin d’orienter son existence. Les programmes d’enseignement morale et civique (EMC) encouragent les enseignants à mettre en valeur ces modèles d’identification positifs : Gandhi, Rosa Parks, Martin Luther King, Nelson Mandela…
Mais, ces modèles d’identification positifs tendent à masquer le caractère collectif de l’engagement de ces « héros moraux ». Leur action individuelle s’inscrit dans une histoire collective qui est seule à même de mettre en lumière le signification morale de leur engagement.
La citoyenneté dans l’histoire collective
En effet, si le ou la citoyenne peut être définie, sur le plan philosophique, comme une personne qui a engagement moral dans une histoire collective, se pose la question de déterminer quelle est la nature de ce type d’engagement. En effet, comme on l’a vu avec la figure du chef charismatique l’engagement dans une histoire collective ne suffit pas à garantir le caractère moral de cet engagement et donc à déterminer les orientations d’une éducation à la citoyenneté.
Il est pour cela nécessaire de déterminer dans l’histoire contemporaine quels sont les engagements qui sont considérés, de manière relativement consensuels dans nos démocraties modernes libérales, comme étant des expressions d’une vertu citoyenne :
- L’engagement contre un régime politique autoritaire : Cet engagement est sans doute le plus susceptible de faire consensus. En effet, le régime politique autoritaire est la négation même de la démocratie libérale. De ce fait, la citoyenneté démocratique se voit par la même détruite dès qu’un régime autoritaire se met en place. De ce fait, l’exaltation publique des figures de résistants de la Seconde Guerre mondiale comme héros moraux renvoie à l’expression de ce consensus qui oppose démocratie et régime autoritaire. Néanmoins, l’opprobre qui se trouve jeté sur le régime Nazi ne tient pas seulement au fait qu’il s’agissait d’un régime autoritaire, mais également qu’il a rompu avec une autre valeur que prétendent exalter (sans toujours l’avoir respecté dans les faits) les démocraties libérales, c’est l’égalité des droits. Le régime Nazi a reposé sur un système juridique de discriminations à l’égard en particulier des personnes juives.
- L’engagement pour l’égalité des droits civils et politiques: égalité de tous les citoyens, droit des femmes, droit des personnes noires, droits des enfants, droits des personnes LGBTI… Il est possible de remarquer que l’histoire des démocraties modernes semble donner à posteriori raison à celles et ceux qui se sont engagés pour que tous les groupes de la société puissent bénéficier de droits égaux, et que ces droits soient respectés, et qu’aucun groupe ne puisse être discriminé par rapport à d’autres. Ainsi, même si cet engagement ne fait pas consensus au moment où il est défendu, il est possible de remarquer qu’a posteriori, la défense pour l’égalité des droits apparaît comme validée dans l’histoire des démocraties libérales. Il est possible de remarquer que nombre de héros moraux qui sont exaltés dans l’imaginaire public des démocraties libérales relèvent de cette catégorie : Rosa Parks, Martin Luther King, Nelson Mandela...
Citoyenneté : thématiques controversées
Certaines thématiques restent l’objet de controverses vives dans l’histoire des démocraties modernes :
- L’engagement pour la protection de l’environnement : Si l’engagement pour la protection de l’environnement n’est pas toujours l’objet de consensus, il tend à pouvoir créer une forme de héros moral consensuel surtout lorsqu’il s’agit de figures des pays du sud qui s’engagent contre la dégradation de l’environnement dans le Sud : Wangari Maathai, Raoni...
- L’engagement pour la justice sociale : La question de la justice sociale est loin d’être un sujet consensuel même si la République française se proclame dans ses textes comme une « République sociale ». Ainsi, on peut constater que les figures de militants syndicaux ne sont que rarement prises comme modèles de « héros moraux » dans les démocraties libérales. Il est possible de citer quelques exceptions comme le syndicaliste Cesare Chavez mais dont l’action apparaît liée également au respect des droits des minorités. La figure de Lech Walesa a été exalté plus comme opposant à un régime autoritaire que comme défenseur des droits des travailleurs.
- L’autodétermination des peuples : La question de l’autodétermination des peuples reste controversée. Ainsi, certes la figure de Gandhi est mise en avant, mais avant tout également parce qu’elle est attachée à la non-violence. Les héros des processus de décolonisation ne sont guère exaltés dans le discours public français.
- L’usage de la violence politique et de la non-violence : Il est possible de remarquer que cette question est controversée. En effet, les figures les plus souvent exaltées le sont pour la dimension non-violente de leur action : Gandhi, Martin Luther King… Mais, les résistants durant la Seconde Guerre mondiale sont présentées comme des figures d’identification positives, ont eu recours la violence physique.
Rapports à l’autorité et éducation
Il est possible de souligner que l’une des réflexions de la philosophie politique au XXe siècle a été le lien entre l’éducation autoritaire et les régimes politiques autoritaires. Il n’est pas possible de démontrer en soi que des éducations autoritaires forment nécessairement des personnalités autoritaires. Néanmoins, il existe des éléments sur un lien entre éducation autoritaire et adhésion à des régimes politiques autoritaires. C’est en particulier un élément qu’apporte l’étude sur la personnalité autoritaire menée par Adorno. Les personnes valorisant l’autorité, l’ordre et la discipline se trouvent en plus grande proportion dans les sympathisants de l’extrême-droite. Il devient dès lors possible de s’interroger sur le lien entre un certain type d’éducation et l’adhésion à certains types de régime politique. De même, les travaux de Milgram ont essayé de mettre en lumière « la soumission à l’autorité » comme ressort de psychologie sociale à l’adhésion à des régimes politiques autoritaires. Mais plus encore, Milgram a montré que cette soumission à l’autorité s’exerçait d’autant mieux que l’autorité se présentait drapée d’une autorité scientifique.
Ainsi, le paradoxe de l’histoire, c’est qu’elle a montré que la vertu d’obéissance était aussi nécessaire à la survie des démocraties que celle de savoir désobéir lorsque cela est nécessaire.
La difficulté tient au fait qu’en même temps, l’école et la société valorise la soumission à l’autorité souvent d’ailleurs confondu avec l’obéissance aux lois. Par exemple, un enseignant a un devoir d’obéissance hiérarchique. Ce même enseignant, qui a des obligations de service, valorise lui-même le fait que les élèves soient obéissants.
La rébellion même des élèves peut être ambivalente dans leur rapport à l’émancipation. Ainsi Paul Willis dans L’école des ouvriers, montre le caractère ambivalent de la culture anti-école des élèves ouvriers qu’il observe. Elle constitue une résistance à la culture de classe de l’école, mais elle est en même temps ce qui les conduit à l’usine. Alors que leur attitude est celle de rébellion à l’école, ils se trouvent paradoxalement parfaitement soumis aux exigence d’obéissance de l’usine.
Henry Giroux a montré comment l’école était certes un espace de reproduction, mais également de résistance. Mais qu’il appartient à l’enseignant d’aider par un processus de conscientisation critique à faire en sorte que cette résistance s’oriente vers un sens émancipateur. C’est pourquoi Giroux considère que l’enseignant-e doit être un intellectuel transformateur.
Dans cette conception issue de Paulo Freire, le dialogue devient pensé comme un exercitatio à l’insoumission intellectuelle. En effet, l’éthique de l’enseignant émancipateur consiste dans l’encouragement et l’ouverture au dialogue. De son côté, le dialogue demande à l’apprenant de développer le courage de faire « entendre sa voix ». Il ne peut y avoir de dialogue sans ces actes de micro-courages sans cesses renouvelés de faire entendre sa propre voix. Mais, il s’agit également d’oser affronter dans une relation dialectique l’autorité intellectuelle de l’enseignant.
Le dialogue peut être donc défini dans la perspective d’une éducation à la citoyenneté comme un acte par lequel l’élève s’exerce à affronter l’autorité avec discernement. Il ne s’agit pas en effet de contester l’autorité pour la contester, mais il s’agit d’apprendre à refuser la soumission aveugle à une autorité se présentant comme légitime.
Discriminations et égalité des droits à l’école
Dans son étude sur la personnalité autoritaire, Adorno fait également apparaître que les individus adhérant aux idées d’extrême-droite autoritaire se montrent plus intolérants aux minorités. Se trouve à l’œuvre, l’idée que tous les individus doivent se conformer à une norme implicite de comportement et que ceux qui ne s’y conforment pas sont des déviants. Ces déviances apparaissent comme dangereuses au maintient de la cohésion et donc de l’ordre social. De ce fait, toute déviance doit être réprimée car elle menace l’ordre social implicite.
Ce mécanisme s’appuie là également sur un ressort de la psychologie sociale, le conformisme de groupe mis en lumière par Salmon Asch. L’individu tend à se conformer au groupe de peur de subir l’opprobre et l’exclusion sociale.
L’intolérance à la différence et sa stigmatisation conduisant à la discrimination de certains élèves est présente dans le fonctionnement du système scolaire et peu prendre la forme de la mise à l’écart ou encore du harcèlement scolaire. Le harcèlement scolaire repose doublement sur le principe du conformisme de groupe. Dans un premier temps car il prend appuie sur la stigmatisation d’une différence. Dans un second temps, parce qu’un certain nombre d’élèves – appelés les « suiveurs » - vont participer au harcèlement car ils craignent eux-mêmes d’êtres stigmatisés s’ils n’y participent pas.
De fait, une éducation à la citoyenneté à l’école, qui aborde la question de la lutte pour l’égalité des droits et contre les discriminations, ne peut faire l’impasse de les relier aux pathologie de la vie sociale quotidienne présente à l’école. A savoir que les mécanismes sociaux qui conduisent à discriminer certains groupes sociaux et à ne pas respecter leurs droits, s’ils ne se limitent pas à cela – car il faut prendre en compte l’existence de rapports sociaux -, sont également présents dans le conformisme de groupe et l’intolérance à la différence.
C’est donc à partir de situations de la vie quotidienne, et non pas nécessairement immédiatement, à partir de grands exemple historiques, que peuvent se poser la question de l’éducation à la citoyenneté. En effet, le courage de résister au conformisme de groupe constitue également une vertu citoyenne.
De ce fait, les normes de genre constitue un des mécanisme sociaux par lequel s’exerce la contrainte au conformisme de groupe. Ce n’est pas un hasard si l’extrême droite s’oppose si fermement à l’introduction du genre à l’école. En effet, la déconstruction des normes de genre conduit à affirmer le droit et la possibilité pour les individus de dévier de normes sociales qui permettent d’assurer la cohésion sociale sur la base de la discrimination des minorités.
Le film documentaire La leçon de discrimination, d’après une expérience menée dans une école primaire, montre comment il est très facile, avec l’intervention d’une autorité se présentant comme légitime, d’institutionnalisé un système de discriminations.
De l'empowerment à l'engagement citoyen
L’éducation à la citoyenneté reste une simple leçon de morale ou d’instruction civique si elle n’est pas en capacité de développer la capacité des citoyen-ne-s à s’engager.
C’est pourquoi l’éducation à la citoyenneté doit développer les capacités des élèves à s’engager en tant que citoyen-ne-s contre l’injustice. C’est pourquoi, également, il est important que le cours incite les élèves – et en particulier les filles- à oser prendre la parole et à faire entendre leur propre voix.
C’est pourquoi, enfin, il est nécessaire que l’enseignement valorise la capacité à faire entendre une voix différente au sein d’un groupe. Le fait d’être capable de penser et d’agir de manière différente ne doit pas être certes valoriser en soi, mais il doit pouvoir être encouragé et valorisé lorsque cela est fait avec discernement.
Conclusion :
Le film La vague est adapté de l’expérience de Paolo Atlo, dit expérience de la « La troisième vague » menée dans une classe d’étudiants. Il est tout à fait remarquable que la soumission à l’autorité et le conformisme de groupe sont les deux ressorts sur lesquels s’appuient l’expérience de La troisième vague dont la devise est : « La force par la discipline, la force par la communauté ». Ce qu’il est en particulier intéressant d’analyser c’est le lien entre les processus mis en lumière par cette expérience qui sont les ressorts de la soumission à l’autorité et la stigmatisation des minorités déviantes relativement à la communauté.