Une théorie critique en éducation.

 

Une théorie critique en éducation se donne pour objectif de dévoiler les curriculas cachés de domination présents dans l’école, mais également de réfléchir aux caractéristiques d’une éducation émancipatrice.

 

 

La forme scolaire : une institution disciplinaire de la cité industrielle.

 

M. Foucault, dans Surveiller et Punir, a mis en relief comment l’école a émergé à l’époque moderne dans le cadre d’un processus de rationalisation technique de la société qui abouti à l’émergence de plusieurs institutions disciplinaires : l’école, la prison, l’hôpital, l’usine…

 

Ces institutions sont caractérisées par une structure bureaucratique homologue. Les curricula cachés de l’école visent l’intériorisation par les élèves des habitudes de comportement qui favorisent leur soumission à la discipline de l’usine : des horaires réguliers, des exercices répétitifs…

 

Cette homologie entre bureaucratie industrielle et bureaucratie scolaire a été en particulier analysée par Elizabeth Vallance dans « Hiding the Hidden Curriculum: An Interpretation of the Language of Justification in Nineteenth-Century Educational Reform » (1974).

 

La pédagogie behavoriste et lère de la technocratie

 

Cette volonté de rationalisation technique de l’éducation culmine dans la pédagogie behavoriste qui produit un type de pédagogie dont les caractéristiques se rapprochent fortement de l’Organisation scientifique du travail promue par Taylor.

 

La philosophe Simone Weil mène ainsi une réflexion de grande ampleur sur la technocratie. Elle y voit dans « Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale » et dans « Allons nous vers la Révolution prolétarienne », la structure du monde contemporain industriel.

 

La technocratie apparaît comme une structure commune aux démocraties libérales modernes capitalistes, au régime soviétique et aux états fascistes. L’être humain du milieu du XXe siècle se trouve soumis à une logique générale qui tend à le transformer en un rouage au service d’une méga-machine sociale. C’est cette impression que rend très bien également le film Les temps modernes de Charlie Chaplin.

 

Education, personnalité autoritaire et fascisme

 

L’embrigadement de masse dans la Première Guerre mondiale, puis plus encore dans les régimes fascistes, conduit alors à se demander le lien qu’il existe entre l’éducation et ces phénomènes de soumission de masse.

 

La psychologie sociale met ainsi en lumière, dans la continuité d’une interrogation sur la Seconde Guerre mondiale, deux mécanismes. Le premier est le conformisme de groupe avec Salmon Asch. Le second est la soumission à l’autorité avec Stanley Milgram. L’expérience de la soumission à l’autorité met en particulier à jour une tendance à se soumettre à une autorité qui présente l’apparence de la légitimité scientifique.

 

L’étude sur la personnalité autoritaire, coordonnée par Adorno, met pour sa par en lumière un lien entre l’adhésion à des valeurs d’ordre et d’autorité et une préférence pour les idées d’extrême droite.

 

Le film Le ruban blanc de Michael Haneke se présente comme une réflexion sur les liens entre une éducation autoritaire, à la limite du sadisme, et en creux l’adhésion à des idées fascistes. Il n’est pas sans rappeler les effets de la « pédagogie noire » décrite par la psychanalyste Alice Miller, dans C’est pour ton bien, sur les personnalités devenues adultes.

 

L’école moderne : une nouvelle anthropologie de l’enfance

 

L’école moderne et l’Education Nouvelle se veulent en rupture avec une anthropologie de l’enfance qui suppose que l’éducation doit s’appuyer sur la contrainte et l’obéissance.

 

Cette fois l’éducation doit au contraire s’appuyer sur les tendances spontanées et naturelles de l’enfant qui le pousse à aimer apprendre. L’éducation nouvelle semble prendre le contre-pied de ce qui fait l’éducation de masse des régimes industriels et plus encore des régimes fascistes : exaltation de la spontanéité, de la différence individuelle, respect du rythme de l’enfant, refus du châtiment

 

Le capitalisme par projet et l’Education nouvelle

 

Néanmoins, tout comme l’on constate une homologie entre capitalisme industriel et la pédagogie traditionnelle, puis behavoriste, on constate également des homologies entre le nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello) et les nouvelles pédagogies.

 

Les modifications que connaît le nouvel esprit du capitalisme, sous l’effet de la critique artiste, font que les pratiques des nouvelles pédagogies deviennent adéquates à former les qualités attendues sur les cadres : autonomie, créativité, collaboration…

 

Cela d’autant plus que trop souvent les tenants de l’Education nouvelle ont confondu épanouissement individuel et émancipation sociale.

 

En effet, plusieurs des présupposés et des pratiques mises en avant par les pédagogies nouvelles visent l’épanouissement individuel, mais pas l’émancipation sociale.

 

En soi, la coopération ou l’individualisme ne sont pas des caractéristiques structurelles du capitalisme. Le capitalisme peut s’appuyer sur la concurrence individuelle aussi bien que sur les capacités à coopérer des individus pour générer du profit. Il peut exploiter ces deux types de dispositions.

 

La prise de décision démocratique dans la salle de classe – type conseil d’élève- peut constituer une institution d’émancipation démocratique. Cependant, l’existence d’une instance horizontale de prise de décision ne suffit pas à garantir l’égalité entre les participant-e-s et des rapports sociaux par exemple de genre peuvent se faire jour dans la prise de parole.

 

La pédagogie critique : une alternative

 

Henry Giroux, dans Pedagogy and the politics of the hope, distingue les pédagogies conservatrices et les pédagogies libérales qui selon lui ne portent pas en elles-mêmes de critique du système d’inégalités sociales.

 

Les tenants des pédagogies nouvelles ont pensé le plus souvent que les pratiques pédagogiques étaient par elles-mêmes émancipatrices. Il s’agissait d’ailleurs d’une idée assez confortable car l’enseignant pouvait se donner l’illusion de transformer la société en transformant ses pratiques pédagogiques et en n’ayant aucun discours critique explicite.

 

La seconde limite qui est apparue a tenu au fait que la remise en question d’une relation verticale, basée sur la soumission à l’autorité, ne suffit pas à garantir la remise en question des relations de suggestions. En effet, l’horizontalité des relations peut cacher des relations de pouvoir. C’est ce qu’à mis en lumière la féministe Jo Freeman dans son texte « La tyrannie de l’absence de structure ».

 

De la nécessité d’une théorie critique en pédagogie ?

 

Ceux qui pensent trouver dans l’Education nouvelle, le vecteur d’une éducation émancipatrice pensent que cela suppose de mettre en œuvre une pédagogie qui repose sur une anthropologie de l’enfance renouvelée : la motivation de l’enfant, le respect de l’individualité, la bienveillance… Cette croyance selon laquelle une autre conception de l’enfant et des pratiques en accord avec cette conception de l’enfance, seraient émancipatrice ne possède en soi rien de réellement critique.

 

En effet, on le voit bien, elle ne repose pas sur une remise en question des structures sociales inégalitaires, mais simplement sur des controverses entre conceptions anthropologiques.

 

Cette erreur apparaît également chez ceux qui confondent critique de l’idéologie néo-libérale et critique du capitalisme. On y retrouve la même croyance selon laquelle tous les problèmes sociaux capitalistes viendraient de la croyance en une anthropologie individualiste.

 

Or la réflexion sur ce qu’est une éducation émancipatrice ne peut être menée sans une théorie sociale critique et une pédagogie critique qui s’appuie sur cette théorie sociale critique.

 

Quels sont les objectifs d’une pédagogie émancipatrice ?

 

Il ne peut pas être possible de réfléchir à ce qu’est une pédagogie émancipatrice, à ses pratiques, sans avoir réfléchi au préalable à ce qu’est l’émancipation.

 

On peut considérer qu’une pédagogie émancipatrice doit mettre en œuvre des moyens qui exercent les futurs citoyens à résister aux rapports sociaux de pouvoir. Ces rapports sociaux peuvent prendre deux formes principales.

 

La première est le rapport vertical d’autorité que l’on peut trouver dans le pouvoir politique ou dans l’entreprise. Une pédagogie critique doit être en capacité d’entraîner les futurs citoyens à résister à la soumission à l’autorité. Celle-ci est une forme a-critique de respect de l’autorité.

 

La seconde forme consiste dans les pratiques de discriminations qui sont l’expression des rapports sociaux, dont les enjeux se trouvent en particulier dans le travail. Ces discriminations, on les retrouvent à l’oeuvre dans l’école comme dans la société. C’est entre autre à travers le mécanisme du conformisme de groupe que va s’exprimer l’exclusion et la discrimination de certains individus.

 

Dans ces deux cas, aussi bien l’autorité verticale que dans les pratiques de discrimination, cela s’exprime à travers une division sociale du travail dans la société et à l’école.

 

Une pédagogie émancipatrice est donc une pédagogie qui se donne pour objectif de donner des « armes » et d’exercer les élèves à résister et à combattre les rapport sociaux de domination et les inégalités et les discriminations sociales qu’ils génèrent.

 

Une pédagogie qui n’a pas ces objectif là, ne peut être une pédagogie émancipatrice, elle n’est qu’une pédagogie reproductrice.

 

L’anti-utopisme de la pédagogie critique

 

Il est une autre caractéristique qui doit être soulignée d’une pédagogie critique par rapport aux pédagogie nouvelles, c’est qu’elle ne repose pas sur la constitution d’une mini-utopie.

 

Les expériences de pédagogies nouvelles ont de forts points communs avec les robinsonnades. L’enfant y ressemble à un bon sauvage et l’école (ou la salle de classe) à une île déserte sur laquelle il aurait échoué avec ses compagnons. A partir de cette éducation utopique, il deviendrait possible de reconstruire une société sur de nouvelles bases.

 

Le problème, c’est que lorsque les élèves sortent de cette utopie, ils se retrouvent face à une société structurée par des rapports sociaux.

 

Une éducation émancipatrice est alors celle qui donnent les armes pour lutter et transformer la société, qui exercent les capacités de résistance et de lutte. Il ne s’agit pas d’une éducation qui apprend la soumission ou qui fabrique un ethos néo-libéral. C’est une éducation qui permet à chacun de résister et de lutter contre l’assujettissement. C’est une éducation qui en termes féminise qui encapacite les sujets.