Il est possible d’opposer deux types d’expérimentation politiques en éducation. Celles que l’on peut qualifier d’utopies éducatives et celles qui relèvent de la dystopie.
L’utopie éducative
Elle relève de la robinsonnade. Il s’agit de reconstruire une mini-société qui n’aurait pas les défauts des sociétés existantes. La fondation d’une école alternative serait alors le fondement d’une régénération de la société par l’éducation.
Pour cela, on considère l’enfant comme un « bon sauvage » qui serait innocent de tous les travers des sociétés existantes. L’éducateur présuppose une anthropologie de l’enfance où l’enfant possède des tendances spontanées positives.
C’est en réalité la socialisation dans une forme scolaire corrompue qui expliquerait le peu de goût de l’enfant pour les apprentissages scolaires. Au contraire, laisser à sa spontanéité naturelle, l’enfant aimerait apprendre et serait porté à la vertu morale. On y reconnaît une sorte de lecture naïve de Rousseau : « l’homme est bon, mais c’est la société qui le corrompt ».
Les pédagogies nouvelles, l’Education nouvelle ou l’éducation progressiste, en particulier, se sont appuyées sur cette utopie éducative. Cela peut être illustré par les expériences de Summerhill School, des « crèches sauvages » ou encore des écoles démocratiques du type de Sudburby Valley School.
Le terme de Robinsonnade a été utilisé par Marx dans Le capital au sujet des constructions de l’économie politique : « Puisque l'économie politique aime les robinsonnades, faisons d'abord paraître Robinson dans son île.(...) Quittons maintenant la lumineuse clarté de l'île de Robinson pour nous transporter dans les ténèbres obscures du Moyen Age européen. Au lieu de cet homme indépendant nous y trouvons la dépendance généralisée: des serfs et des seigneurs, des vassaux et des suzerains, les laïcs et des clercs. La dépendance personnelle caractérise aussi bien les rapports sociaux de la production matérielle que les autres sphères de la vie qui s'édifient sur sa base. »
Il désigne la tendance de l’économie politique a abordé l’être humain comme s’il n’était pas déjà pris dans des rapports sociaux.
Engels critique une autre forme d’utopie, c’est celui du « socialisme utopique ». Entre autres cas abordé par Engels figure Owen : « Il fut l'inventeur des écoles maternelles et le premier à les introduire. Dès l'âge de deux ans, les enfants allaient à l'école, où ils s'amusaient tellement qu'on avait peine à les ramener à la maison. Tandis que ses concurrents faisaient travailler de treize à quatorze heures par jour, on ne travaillait à New Lanark que dix heures et demie. Lorsqu'une crise cotonnerie arrêta le travail pendant quatre mois, les ouvriers chômeurs continuèrent à toucher leur salaire entier. Ce qui n'empêcha pas l'établissement d'augmenter en valeur de plus du double et de donner jusqu'au bout de gros bénéfices aux propriétaires. » (Socialisme utopique ou socialisme scientifique)
Cependant Engels met en lumière les limites du socialisme utopique : « Le socialisme est pour eux tous l'expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues, et il suffit qu'on le découvre pour qu'il conquière le monde par la vertu de sa propre force (…) où entrent, dans ce qu'elles ont de moins insolite, les observations critiques des divers fondateurs de secte, leurs thèses économiques et leurs peintures de la société future (…) Pour faire du socialisme une science, il fallait d'abord le placer sur un terrain réel ».
Ce que Engels reproche au socialisme utopique, c’est de croire que pour changer la société, il suffit d’en dénoncer les travers et d’imaginer une société future. Or, il faut pour Engels connaître l’État réel des rapports sociaux d’une société pour pouvoir avoir une action pertinente sur la société. L’éducation ne peut donc à elle seule suffire à transformer les injustices sociales.
La dystopie éducative
A l’inverse de cela, on voit parfois certains enseignants créer des dystopies éducatives qui visent à développer chez leurs élèves une prise de conscience de certains mécanismes sociaux.
Il est possible de citer deux dystopies éducatives particulièrement célèbres :
- La première est celle de la « la leçon de discrimination » : l’enseignante y met en place une dystopie éducative dont l’objectif est de faire prendre conscience aux élèves des mécanismes sociaux qui conduisent à des situation de discriminations sociales d’une minorité. (https://www.youtube.com/watch?v=iDyZf5xOLVY)
- La seconde est l’expérience dit de La troisième vague. Elle vise à mettre en lumière la manière dont des individus peuvent se soumettre à l’autorité. Le rapport que l’enseignant créée avec ses élèves devient un modèle en miniature de cette situation. (https://www.youtube.com/watch?v=sHMG7KEHDEg )
En particulier, la dystopie éducative de La troisième vague semble effectuer un lien entre un comportementalisme éducatif et une forme de soumission à l’autorité apte à favoriser l’adhésion à des régimes autoritaires.
Elle nous permet en creux également de comprendre quelles types d’éducation seraient susceptibles de générer l’adhésion à des régimes autoritaires.
L’originalité de la pédagogie critique
La pédagogie critique se donne bien évidement l’objectif d’être l’inverse des éducations dystopiques qui favorisent l’adhésion aux régimes autoritaires de masse. Un des implicites de la pédagogie critique telle que la développe Paulo Freire après son retour au Brésil, c’est que l’éducation doit aider à lutter contre l’adhésion de la population aux dictatures.
Mais, en même temps, elle ne vise pas à créer une mini-utopie sociale qui serait une préfiguration d’un nouveau régime politique idéale Par exemple, une société d’égaux gérant en démocratie directe la société.
La pédagogie critique vise à fournir aux apprenants les armes intellectuelles pour combattre l’injustice sociale. On retrouve ici l’opposition que fait Engels entre socialisme utopique et socialisme scientifique. De ce fait, le projet en est fort différent de celui des éducations progressistes qui essaient de construire dans la salle de classe une société utopique.
La pédagogie critique se donne pour objectif de donner aux apprenants la « science de leur malheur » (Pelloutier) pour qu’ils puissent transformer la société. C’est pourquoi Paulo Freire met en avant l’importance de la « praxis », c’est à dire d’une articulation entre la théorie et la pratique dans l’acte pédagogique.