Freire – Politique et éducation en situation de colonialité (1982)

 

 

Extrait d’ « Un dialogue avec Freire sur l’éducation indigène » (1982) : intervention de Paulo Freire auprès des missionnaires qui agissent dans les communautés indigènes du Mato-Grosso.

 

Paulo Freire : (...) Mais il est intéressant d’observer la position du dominateur, que ce soit une personne, un groupe, ou une classe ou une masse, ou encore, que ce soit une nation face au dominé, que celui-ci soit une classe ou une masse. La question qui se pose est celle de la relation dialectique entre spoliateurs et spoliés. Une des caractéristiques fondamentales du processus de domination colonialiste ou de classe, sexe, le tout mélangé, c’est la nécessité que le dominateur a d’envahir culturellement le dominé. Ainsi, l’invasion culturelle est fondamentale parce qu’elle pense le pouvoir, soit à travers des méthodes violentes, des tactiques, soit à travers des méthodes intelligentes. Ce que l’invasion culturelle prétend entre autres choses, c’est exactement la destruction, ce que par bonheur elle ne parvient pas à effectuer en termes concrets. Cela est fondamental pour le dominateur : modifier l’identité culturel du dominé.

 

Et quand les gens jettent un coup d’œil sur les expériences des pays colonisés, y compris le Brésil, on voit la barbarie, la dispute, le comportement du colonisateur en Afrique, confus dans ces moments ultimes comme la situation dans laquelle je me suis retrouvée comme accesseur du gouvernement africain, d’un pays récemment libéré. On perçoit exactement, en tout et chez tous, cette présence et cette emprise d’un gouvernement impérialiste, colonialiste, de domination dans le sens de détruire l’identité d’un peuple, d’un groupe, de la classe dominée, pour qu’ainsi il réalise facilement l’expropriation matérielle des dominés.

 

L’histoire, est déjà pleine de cela, se répète dans tous les lieux. Ce n’est pas pour rien que le colonisateur blanc en Afrique a tenté de convaincre l’africain que l’africain n’avait pas d’histoire avant que le blanc n’arrive.

 

Première affirmation : vous voyez que cela scientifiquement ne mérite pas de considération, il n’y a même pas à discuter une telle barbarie. Mais elle est vive cette expression de la présence invasive du blanc. Le blanc a amené l’histoire dans sa main, et l’histoire est à lui, et a donné en cadeau, parce qu’il veut le bien du pauvre noir, l’histoire blanche. Dans leur histoire, ils voient la culture du blanc ils voient la religion du blanc, ils voient la compréhension du monde blanc aussi, la langue du blanc est la seule qui est une langue, parce que le noir parle un dialecte. La langue même est seulement celle du colonisateur, celle du colonisé est un dialect, c’est une mauvaise affaire, faible, inférieure, pauvre, incompétent, il n’est pas capable d’exprimer la beauté du monde, d’exprimer la beauté, la science, cela peut seulement se faire dans la langue du civilisé, la langue blanche qui est meilleure, plus belle, parce que derrière cette blanchitude, il y a aussi bien Camões que Bethoven. Remarquez que cette conception blanche est celle du Brésil métis. C’est la conception blanche du Brésil métis en relation avec les cultures noires ou celles des indiens. C’est impressionnant de voir cela dans notre cas ici, dans un récit de ce type les gens le perçoivent. La blanchité brésilienne, l’expropriation des terres, la domination culturelle, le fait de considérer les indigènes comme des mineurs, incapables, kystes de négativité au Brésil, et d’infériorité, tâches d’impotences nationales, en faisant cela, on prétend alors, toujours en ce moment et pour le développement du pays, on prétend obtenir un main d’œuvre dans toute cette région. Une main d’œuvre pas chère, exploitée, vilipendée…

 

C’est pour cela alors, en prétendant exproprier les indigènes de leurs concessions matérielles véritablement nationales, alors ils prétendent offrir dans cette recherche de conquête de l’être culturel du dominé, ils prétendent la commencer avec des compétences élevées. Mais ces compétences sont minimes parce que ce que l’on prétend, c’est interdire les indigènes pour servir au mieux les intérêts de la blanchitude pure, c’est exactement quelques connaissances, pour avec ces connaissances qu’ils deviennent une main d’oeuvre semi-qualifiée avec pour vocation de devenir autant exploité que l’ouvrier. C’est ce qui pour une certaine blanchitude brésilienne signifie l’intégration de l’Indien à la brasilianité. Alors est-ce que c’est ce qui est arrivé ? C’est que la chose est dialectique, ils voient la réponse que la blanchitude espèrent le plus.

 

C’est que pour le moment la blanchitude joue à l’indien le coup d’une initiation rudimentaire aux études, avec laquelle la main d’oeuvre indigène se sentira meilleure, ils entrent dans le champ de la culture indigène avec cette proposition et la réponse du dominé, c’est exactement rêver les rêves de la blanchitude. Mais ce n’est pas seulement pour cela une pure aliénation, ce n’est pas comme si les indigènes disaient : si vous venez ici nous offrir les premières années d’école, pour que nous devenions vos ouvriers, nous voulons aujourd’hui des études pour pouvoir être médecins, ingénieurs, prêtres, évêques, mais c’est seulement vous qui le pouvez…. Comprenons nous bien, je ne veux pas dire avec cela que les gens doivent arriver ici dans la jungle brésilienne pour faire des universités pour indiens, ce que je suis en train de dire, c’est qu’il est normal qu’ils tentent de fuir ce type de situation. (…)

 

Il y a un livre que je considère comme un classique, d’un ex-colonisé [Albert Memmi] qui aujourd’hui enseigne à Paris. Son livre s’appelle : Portrait du colonisateur, précédé du portrait de colonisé. Il y a un moment où il dit que le colonisateur et le colonisé sont membres d’une même ambiguïté dramatique, qui est la suivante : d’un côté, il hait le colonisateur, et de l’autre, il se sent passionnément attiré par lui. Alors ce dualisme, cette ambiguïté que le colonisé vit, tend à se rompre, pas à cause de discours, mais à certains moments historiques durant lesquels le dominé, de différentes manières, se confronte avec le dominateur. C’est justement dans l’hypothèse de sa vie conflictuelle que le dominé rompt avec son dualisme, se découvre ainsi et ne veut pas être autre. Mais à certains moments, le témoin de l’humanité qui est le dominé a et est le même que le dominateur. C’est cette imitation que vous appelez la jalousie. Ce n’est pas de la jalousie. C’est la nécessité d’être comme l’autre, dans la mesure où l’autre est en lui. Une des choses dramatiques de la colonisation c’est qu’elle introjecte le dominant à l’intérieur. Le dominateur habite dans l’intimité du dominé. Le processus de libération implique l’expulsion du dominateur. Vous imaginez que cela fait 480 ans que l’indien au Brésil est dominé, qu’il est discriminé, qu’il considéré comme une chose exotique, qu’il est domestiqué, qu’il est manipulé, qu’on ne le respecte pas dans l’expression de sa culture. Maintenant, il existe une douzaine d’indiens au Brésil qui cherche l’autonomie c’est une affaire nouvelle, y compris maintenant, je trouve qu’il existe une certaine religiosité intense entre eux. Ce niveau de lutte se rencontre beaucoup entre eux. (…)

 

Le Brésil a été conquis, je ne dis pas découvert, cela c’est une méthode du colonisateur. Si vous faîtes une recherche aujourd’hui à travers le Brésil, y compris, si vous allez dans un lycée ou à l’Université également, vous allez voir que la grande majorité des brésiliens vous diront : « Le Brésil a été découvert en 1500 ». Le Brésil n’a jamais été découvert, il a été conquis, mais l’on a dit que le Brésil a été découvert, parce qu’ils avaient à intérêt à dire qu’il avait été découvert, en dépit du fait qu’il a été envahi, d’avoir conquis les terres. De là, ceux qui ont été conquis utilisent un langage comme s’ils étaient les conquistador. Qu’est-ce que cela veut dire que 480 ans après, les gens continent de parler de la découverte du Brésil (…). Le problème du langage est un problème très sérieux. (…)

 

Dans le fond, ces problèmes sur ce que les gens veulent discuter : l’école, la culture, l’invasion de la culture, le respect de la culture, ce sont surtout un problème politique et un problème idéologique. Il n’existe pas de neutralité nulle part, il n’existe pas de neutralité dans la science, dans la technologie. Les gens ont besoins d’être prévenus de la nature politique de l’éducation. Quand je dis la nature politique de l’éducation, je veux mettre en valeur que l’éducation est un acte politique. Pour cela même, il n’y a pas de quoi parler d’un caractère ou d’un aspect politique de l’éducation, comme si elle avait seulement un aspect politique, mais qu’elle ne fusse pas une pratique politique. Il n’y a pas d’école qui soit bonne ou mauvaise en soi, en tant qu’institution. Mais en même temps il n’est pas possible de penser l’école, penser l’éducation, en dehors d’une relation de pouvoir, cela veut dire, que l’on ne peut pas comprendre l’éducation sans le problème du pouvoir qui est politique. Il est nécessaire que les éducateurs soient prévenus de cela parce dans la mesure où l’éducateur perçoit que l’éducation est un acte politique, c’est un artiste, il n’est pas seulement un technicien qui se sert de techniques, qui se sert de science. C’est pour cela même qu’il doit avoir une option, et cette option est politique, elle n’est pas purement pédagogique, car il n’existe pas de pédagogie pure.(…)

 

En relation à cela, dans les années 1970, se sont développées certaines théories françaises, au sein d’une perspective marxiste, comme Althusser, philosophe marxiste français, qui appelait l’école un appareil idéologique d’Etat, en lien avec la société politique, en lien avec la classe dominante. Au Brésil, quand ces théories sont arrivées, je trouve qu’elles ont pris un caractère plus mécaniques que ce n’était le cas chez leurs initiateurs. Mais plus indiscutablement, ce que l’on observe, c’est que l’éducation à la tâche fondamentale, l’éducation formelle à une tâche fondamentale qui est la reproduction de l’idéologie de qui a le pouvoir, c’est clair.

 

Mais, il arrive que l’éducation ne soit pas seulement cela (…) Dans ce cas, alors l’école indiscutablement a toujours reproduit l’idéologie de la classe qui est au pouvoir. De là son absence de neutralité. Mais, il arrive que l’école vive intensément à travers nos contradictions qui se donnent dans la société. L’école, alors d’un côté, reproduit l’idéologie dominante, mais de l’autre côté, elle se donne également, indépendamment de vouloir le pouvoir, elle se donne dans le jeu des contradictions. Et en faisant cela, elle fini par contredire également l’idéologie qu’elle devrait avoir pour tâche de reproduire. Dans la mesure où les gens comprennent le rôle de l’école, la relation entre l’école et la société et la structure dominante, en termes dynamiques, dialectiques et contradictoires n’est pas mécaniste, les gens alors, comprennent mieux cela. (…)

 

C’est pour cela également, qu’il est possible, dans toute société, de faire quelque chose d’institutionnel qui contredit la logique dominante. C’est cela que j’appelle mettre à profit l’espace dont nous disposons. Ce que les gens doivent faire c’est exactement mesurer les espaces à l’intérieur des institutions où les gens sont, y compris au sein de l’Église. Concevez-le bien, la question des espaces est une question politique et historique. Les espaces historiquement s’ouvrent et se ferment. Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas une chose définitive (…)