Les figures de la frontieralité sociale désignent des personnalités dont l’oeuvre est marquée par leur positionnalité frontalière au sein des rapports sociaux, c’est cela qui leur permet d’avoir un double point de vue sur la réalité sociale: à la fois celui du privilégié et celui de l’opprimé.
L’individu qui se situe à la frontière des rapports sociaux possède une double conscience, à la fois celui du privilégié et celui de l’opprimé: il n’est ni tout à fait privilégié, ni tout à fait opprimé. Il est une personne entre deux, dans une position laminaire ou encore une personne ayant franchi les frontières sociales.
- La frontiéralité chez Gloria Anzaldua: la chicana, être à la fois anglo et mexicaine
est certainement celle qui a le mieux conceptualisé la question de la frontiérialité dans son ouvrage Borderland: “La nouvelle mestiza s’en sort en développant une tolérance pour les contradictions, une tolérance pour l'ambiguïté. Elle apprend à être une Indienne dans la culture mexicaine, à être Mexicaine d’un point de vue Anglo. Elle apprend à jongler avec les cultures. Elle a une personnalité plurielle, elle opère selon un mode pluraliste —rien n’est expulsé, le bon le mauvais et le laid, rien n’est rejeté, rien n’est abandonné. Non seulement elle nourrit des contradictions, mais elle transforme l’ambivalence en quelque chose d’autre” .
- La frontiéralité chez Albert Memmi: entre colonisé et colonisateur
L’auteur de Portrait du colonisé revient dans la Préface de son ouvrage sur sa position frontalière au sein du système racial dans la tunisie de l’époque coloniale en tant que tunisien né dans une famille de confession juive:
“ J'étais Tunisien et donc Colonisé. Je découvrais que peu d'aspects de ma vie et de ma personnalité n'avaient pas été affectés par cette donnée (...) Jeune étudiant arrivant à la Sorbonne pour la première fois, des rumeurs m'inquiétèrent: « Avais-je le droit, comme Tunisien, de préparer l'agrégation de philosophie? » Bref, j'ai entrepris cet inventaire de la condition du Colonisé d'abord pour me comprendre moi-même et identifier ma place au milieu des autres hommes. (...) La notion de privilège, je l'ai pourtant assez répété, est au cœur de la relation coloniale. Privilège économique, sans nul doute; et je saisis l'occasion pour le réaffirmer fortement: l'aspect économique de la colonisation est pour moi fondamental. (...) ; le triomphe permanent du Colonisateur n'est pas seulement économique. Le petit Colonisateur, le Colonisateur pauvre se croyait tout de même, et en un sens l'était réellement, supérieur au Colonisé (...) Voici un aveu que je n'ai pas encore fait: en vérité, je connaissais presque aussi bien, et de l'intérieur, le Colonisateur. Je m'explique : j'ai dit que j'étais de nationalité tunisienne; (...) Mais je n'étais pas musulman. (...) Bref, s'il m'a paru tout de même nécessaire de dénoncer la colonisation, bien qu'elle n'ait pas été aussi pesante pour les miens, à cause de cela cependant, j'ai connu ces mouvements contradictoires qui ont agité leurs âmes.”
- La frontiérialité chez Annie Ernaux: des classes populaires à la bourgeoisie intellectuelle
Elle est l’auteure française par excellence du franchissement des frontières de classe sociale. L’ouvrage La Névrose de classe de V. Gaulejac cite abondamment ses oeuvres, Chantal Jacquet dans Les transclasses, y fait également largement référence:
“Quand j'ai commencé à fréquenter la petite-bourgeoisie d'Y..., on me demandait d'abord mes goûts, le jazz ou la musique classique, Tati ou René Clair, cela suffisait à me faire comprendre que j'étais passée dans un autre monde.” (La place)
- La frontiéralité chez Boaventura de Sousa Santos: entre le centre et la périphérie
Le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos revient souvent dans son analyse du Portugal sur la situation frontalière qu’il occupe utilisant les termes “d’anomal”, de “semi-périphérie”:
“Premièrement, le Portugal est et a été depuis le XVIIe siècle un pays semi-périphérique dans le système mondial capitaliste moderne. Cette condition caractérise le mieux sur la longue durée moderne la société portugaise. (...) Ma deuxième hypothèse de travail est que cette condition semi-périphérique complexe s'est reproduite jusqu'à une date récente sur la base du système colonial et, depuis une quinzaine d'années, a continué à se reproduire de la manière quand le Portugal est devenu membre de l'Union européenne. De cette dernière hypothèse découlent trois sous-hypothèses. Tout d'abord, le colonialisme portugais, caractérisé par un pays semi-périphérique, était lui aussi périphérique. (...) Le fait est que les colonies portugaises étaient soumises à une double colonisation: la colonisation portugaise et, indirectement, la colonisation des principaux pays du Centre (notamment l'Angleterre) dont dépendait le Portugal (souvent de manière quasi coloniale). (...) Enfin, ma quatrième hypothèse de travail est que la culture portugaise est une culture de frontière. Elle n'a pas de contenu. Elle a cependant une forme, et cette forme est la zone frontalière. Les cultures nationales sont une création du XIXe siècle, le produit historique d'une tension entre l'universalisme et le particularisme tel que géré par l’Etat” (Santos, Boaventura de Sousa (2003), "Entre Próspero e Caliban: colonialismo, pós-colonialismo e inter-identidade", Novos Estudos Cebrap, 66).
Conclusion:
La situation de la figure frontalière lui fournit une position sociale ambivalente qui lui permet d’observer des aspects de la réalité sociale qui sont difficilement observables par ceux et celles qui se trouvent dans une place plus univoque au sein de la réalité sociale. Elle permet en particulier de mieux saisir le système de rapports sociaux entre privilèges et oppressions sociales.