Ce dialogue entre Paulo Freire et l’universitaire cap verdien, enseignant aux Etats-Unis, Donaldo Macedo, permet de revenir sur plusieurs malentendus au sujet de la pédagogie critique. Paulo Freire y rappelle qu’il s’est toujours opposé aux positions qui considèrent que l’enseignant doit être non-directif et se présenter comme un facilitateur (contre Carl Rogers).
L’objectif du dialogue doit être un objectif d’apprentissage et de connaissance. L’enseignant ne doit pas s’en tenir au subjectivisme des expériences personnelles, mais chercher à les dépasser dans une connaissance objective s’appuyant sur une analyse théorique socio-politique.
Il souligne également que la pratique dialogique dans la salle de classe ne doit pas conduire se transformer en un « safe space » qui aurait pour objectif le bien-être des apprenants. Macedo revient sur ce risque de dérive également dénoncé par bell hooks.
Enfin, il souligne également que le dialogue ne peut pas se transformer en une simple technique formaliste où le contenu d’apprentissage devient secondaire au profit de règles de prises de parole.
Extrait d’un entretien entre Paulo Freire et Donaldo Macedo, publié dans Harvad Educational Review, Vol.65, n°3, 1995.
Le texte qui suit s’inscrit dans un dialogue entre Donaldo Macedo et Paulo Freire qui à lieu depuis 1983. Il tente de répondre aux critiques actuelles faites à Freire concernant sa prise en compte du genre et de la race, le dialogue ne se contente pas de répondre aux fréquentes mauvaises interprétations concernant ces principales idées philosophiques par les conservateurs et quelques libéraux, mais il traite de problèmes éducatifs contemporains et ce que signifie éduquer pour un citoyen critique dans un monde toujours plus multiracial et multiculturel à l’orée du XXI siècle.
Macedo : Dans leur espoir de rompre les chaînes des pratiques éducatives oppressives, beaucoup d’éducateurs Nord-Américains défendent aveuglément le modèle dialogique, créant à l’inverse une nouvelle forme de méthodologie rigide liée à une oppression bienveillante – tout est fait sous le couvert de démocratie avec la seule justification que c’est pour le bien des étudiants. Comme éducateurs, beaucoup d’entre eux témoignent de contextes pédagogiques qui requièrent implicitement ou explicitement de parler, de parler à propos de nos expériences comme un acte de libération. Nous avons vu des conférences où l’orateur a été pris à parti parce qu’il avait manqué au fait de se situer dans l’histoire. En d’autre termes, les orateurs avaient échoué a donner la primauté à leurs expériences en parlant des problème d’une démocratie critique. Cela ne voulait pas dire que l’orateur avait quelque chose d’important ou d’insignifiant à dire. C’est comme si on délégitimait Marx parce qu’il n’avait pas introduit ses expériences personnelles. Une autre forme de rigidité qui se manifeste dans ces modèles de pratiques s’appuyant sur vos idées consiste dans un processus où les enseignants renoncent à l’autorité pour devenir ce que l’on appelle un facilitateur. Devenir un facilitateur signifie, dans l’esprit de beaucoup d’éducateurs, une démocratisation du pouvoir dans la salle de classe. Pouvez-vous nous parler de ces problèmes et peut-être clarifier cela ?
Freire : Donaldo, laisse moi commencer en te répondant que je me suis toujours catégoriquement considéré comme un enseignant. Je n’ai jamais prétendu être un facilitateur. Je ne peux pas accepter la notion de facilitateur qui facilite, mais qui n’enseigne pas.
La vraie compréhension du dialogue suppose d’établir une différence entre le rôle simplement de facilitateur et le rôle d’enseignement. Quand les enseignants s’appellent eux-mêmes facilitateurs et non enseignants, ils commencent à effectuer une distorsion de la réalité. Pour commencer, en déconsidérant le pouvoir de l’enseignant pour se proclamer facilitateur, on est en dessous de la vérité dans la mesure où l’enseignant devenu un facilitateur maintient le pouvoir institutionnel crée par cette position. C’est pour cela que les facilitateurs peuvent voiler leur pouvoir, à tout moment ils peuvent exercer le pouvoir qu’ils souhaitent. Les facilitateurs continuent d’évaluer, ils continuent d’exercer un certain contrôle sur le curriculum et le nier c’est en fait être fourbe. Je crois que ce qui créé ce besoin d’être un facilitateur, c’est la confusion entre l’autoritarisme et l’autorité. Ce que personne ne peut faire en se dépouillant de l’autoritarisme, c’est renoncer à son autorité d’enseignant. Dans les faits, cela ne peut pas arriver. Les enseignants maintiennent une certain niveau d’autorité à travers la profondeur et l’amplitude de leur connaissance du sujet qu’ils enseignent. L’enseignant qui revendique d’être un facilitateur et de ne pas enseigner renonce, pour des raisons inconnues de nous, à la tâche d’enseignant, et par conséquent, à la tâche du dialogue.
Un autre point, c’est le risque de percevoir les facilitateurs comme non directifs. Je trouve que c’est un discours trompeur quand les enseignants parlent d’un manque de direction dans l’enseignement. Je ne pense pas qu’il y ait une réelle éducation sans direction. Dans la mesure où toute pratique éducative apporte avec elle notre transcendance, elle suppose un objectif qui doit être atteint. De ce fait, la pratique ne peut pas être non-directive. Il n’y a pas de pratique éducationnelle où l’on ne pose pas un objectif, cela prouve que la nature de la pratique d’éducation c’est la direction. Le facilitateur qui clame que « depuis que je respecte les étudiants je ne suis plus directif, et depuis ils sont des individus méritant le respect, détermine leur direction », il est dans le déni de la nature directive de l’éducation qui est indépendante de notre subjectivité. Au contraire, c’est le facilitateur qui nie lui-même ou elle-même sa tâche pédagogique, politique et épistémologique d’assumer le rôle de sujet de la pratique directive. Le facilitateur refuse de convaincre ses apprenants que ce qu’il ou elle pense est juste. Cet éducateur, alors, finit par apporter son concours à la structure de pouvoir. Pour éviter de reproduire les valeurs de la structure de pouvoir, l’éducateur doit toujours combattre le laisser-faire pédagogique, sans se soucier de ne pas apparaître comme progressiste.
Les éducateurs autoritaires ont raison, même s’ils ne sont pas toujours théoriquement explicites, quand il disent qu’il n’y a pas d’éducation qui ne soit pas directive. Je ne suis pas en désaccord avec eux, mais, je voudrais dire que revendiquer d’être un facilitateur est directif dans la mesure où le facilitateur a des objectifs et des rêves qu’il donne à ses apprenants comme des directives dans sa pratique éducative. Les facilitateurs sont autoritaires parce que, comme sujets de la pratique éducative, ils réduisent les apprenants à des objets de directives qu’il leur impose.
Tandis que les éducateurs, qui délaissent leur pratique éducative autoritaire, devraient éviter de tomber dans la pratique du laisser-faire sous prétexte d’être des facilitateurs. Au contraire, le meilleurs chemin d’y parvenir, c’est d’assumer l’autorité comme enseignant dont la direction de l’éducation inclue d’aider les apprenants à développer l’organisation de leur éducation, les aider à créer des capacités critiques à examiner et à participer dans la direction et dans les rêves de l’éducation, plutôt que simplement les suivre aveuglément. Le rôle d’un éducateur qui est pédagogiquement et critiquement radical, c’est d’éviter d’être indifférent, une caractéristique qui est celle du facilitateur qui promeut le laissez-faire éducatif. L’éducateur radical a une présence active dans la pratique éducative. Mais, l’éducateur ne doit jamais permettre que sa présence active et curieuse transforme les apprenants dans des ombres de la présence de l’éducateur. L’éducateur qui ose enseigner doit stimuler les apprenants à vivre une présence consciente critique dans le processus pédagogique et historique.
Macedo : Je crois que de renoncer à la tâche d’enseigner sous le déguisement du facilitateur fait partie d’une idéologie paternaliste.
Freire : Exactement. Le vrai problème derrière l’acte de faciliter reste voilé à cause de sa nature idéologique. A la fin, le facilitateur renonce à son devoir d’enseigner – qui est un devoir dialogique. En vérité, l’enseignant qui devient un facilitateur rejette le travail fantastique de placer un objet comme médiateur entre lui ou elle et les étudiants. C’est cela, le facilitateur échoue à assumer son rôle comme un éducateur dialogique qui peut illustrer l’objet de l’étude. Comme enseignant, j’ai la responsabilité d’enseigner, et dans la mesure où j’enseigne, j’essaye toujours de faciliter. En premier lieu, je suis convaincu que quand nous parlons de dialogue et d’éducation, nous parlons, par dessus tout, de nous rendre capable d’approcher l’objet de la connaissance. Afin de commencer à comprendre la pratique du dialogue, nous devons mettre de côté le fait de comprendre le dialogue comme une simple technique. Le dialogue ne représente pas un faux chemin que je tente d’élaborer ou de réaliser pour produire l’implication de la naïveté d’autrui. Au contraire, le dialogue caractérise une relation épistémologique. Dans ce sens, le dialogue est la voie de la connaissance et ne doit jamais être vue comme une simple technique pour impliquer les étudiants dans une tâche particulière. Nous devons rendre ce point vraiment clair. J’engage un dialogue pas nécessairement parce que j’aime l’autre personne. J’engage un dialogue parce que je reconnais le caractère social et non pas individualiste du processus de connaissance. Dans ce sens, le dialogue se présente comme un indispensable composant pour nous deux – enseignant et apprenant- d’enseignement et de connaissance.
Macedo : Je ne peux être que d’accord avec toi. Je me souviens de comment des éducateurs qui embrassent ta notion de dialogue mécaniquement réduisent la relation épistémologique du dialogue à une zone de confort, de bien être vide. Par exemple, dans une classe à examen où j’ai enseigné le semestre dernier, j’ai eu une intense discussion sur la pédagogie anti-raciste, avec beaucoup d’enseignants blancs qui se sentaient mal à l’aise quand les étudiants non-blancs faisaient des connections entre les lectures théoriques obligatoires et leur expérience du racisme. En discutant leur sentiment d’inconfort, une enseignante blanche remarquait : « je dois prendre au moins trois semaines pour savoir chaque fois comme devenir amis avant de parler de questions sensibles comme le racisme ». En d’autre termes, cette enseignante blanche échoue à reconnaître sa position de privilège qui lui permet de négocier les termes dans lesquels les camarades de classe appartenant à des groupes opprimés peuvent exprimer leurs griefs. C’est comme si pour être capable de parler de la vérité du racisme ou pour dénoncer les structures racistes, les non-blancs devaient d’abord être amis avec leurs camarades de classe blancs. L’incapacité de cet enseignante blanche à reconnaître sa position de privilège en demandant à négocier sa zone de confort avant les griefs contre le racisme rend incapable de réaliser, dans beaucoup de situation, que certains groupes comme les africains-américains sont nés et vivent sans zones de confort, avec beaucoup moins de privilèges pour assumer la négociation d’une zone de confort appropriée dans une classe à examen.
Freire : Tout cela, nous conduit à considérer une autre dimension qui est implicite, mais qui n’est pas toujours claire, dans la relation avec le concept de dialogue. C’est de dire, que le dialogue dont nous parlons actuellement, le dialogue dont parle les éducateurs, n’est pas le même dialogue que l’on peut avoir dans la rue, par exemple, il ne s’agit pas d’une conversation du café du commerce. Dans ce cas, les gens ne sont pas nécessairement engagés dans la recherche de la connaissance d’un objet. Ici je parle du dialogue dans le strict sens d’une perspective épistémologique. Alors quelle condition sine qua non requière le dialogue ?
Macedo : Si dans ce sens, l’objet de la connaissance est le but fondamental, le dialogue comme conversation entre des individus qui vivent des expériences ne constitue pas un véritable dialogue. En d’autres termes, l’appropriation de la notion d’enseignement dialogique comme un processus de partage d’expériences créé une situation dans laquelle l’enseignement est réduit à une forme de thérapie de groupe centrée sur la psychologie individuelle. A travers cela, des éducateurs revendiquent que c’est un processus qui vise à créér des zones pédagogiques de confort, qui de mon point de vue, vont au-delà de faire en sorte que l’opprimé se sente mieux à propos de leur sentiment de victimisation. Simplement, je pense que partager des expérience ne doit pas être compris simplement dans un sens psychologique. Cela suppose également une analyse politique et idéologique. Le partage d’expériences peut être compris dans le sens d’une pratique sociale qui implique à la fois la réflexion et l’action politique. En bref, le dialogue comme processus d’apprentissage et de connaissance doit toujours impliquer un projet politique avec l’objectif de démanteler les structures oppressives et les mécanismes qui prévalent dans l’éducation et dans la société.
Une partie des raisons pour lesquelles beaucoup d’enseignants qui revendiquent d’être inspirés par Freire finissent par promouvoir le laisser-faire et la pédagogie du bien-être tient au fait que beaucoup exposent ou interprètent tes principales idées au niveau du cliché. Par cela, je veux dire que beaucoup de professeurs qui revendiquent d’être inspirés par Freire présentent à leurs étudiants une traduction édulcorée de tes positions philosophiques sous la forme d’une méthodologie sans verrous. Rarement, ces enseignants demandent à leurs étudiants de lire ton travail comme une source primaire, et dans le cas où ils le font, disons qu’ils font lire Pédagogie des opprimés, c’est souvent à travers une très petite connaissance des autres livres que tu as publiés. Par exemple, j’ai vu beaucoup de contextes éducatifs progressistes du pays, des étudiants me demander : « pourquoi mes professeurs sont toujours en train de parler de Freire et de la méthode dialogique et il ne nous demande jamais de lire Freire ? ». Ce point a été particulièrement sensible il y a quelque temps dans un workshop quand un enseignant à commencer la présentation de son projet en disant : « Mon projet est inspiré de Paulo Freire. Je vais vous parler de Freire, même si je n’ai pas encore lu ses livres ». Faire lire aux étudiants des sources de seconde ou des troisième main est un projet vraiment commun dans les programmes éducatifs des Etats-Unis. A la fin il en résulte que les professeurs deviennent les traducteurs des idées principales des sources primaires. En faisant cela, ils élèvent leur statut en introduisant la traduction de support que les étudiants presque toujours consomment aveuglément comme innovateurs et progressistes, et dans certains cas, ils identifient ces idées traduites avec le professeur-traducteur et non avec l’auteur original. Cela arrive parce que les élèves ont été privés des sources primaires. D’un autre côté, le professeur-traducteur assume faussement que les sources primaires sont trop dures pour les élèves, ce qui montre le caractère paternaliste de cette vision car les futurs enseignants ne sont pas capable de s’engager dans des lectures complexes et théoriques. Cette conception fausse conduit, malheureusement, à l’absence de compétence des enseignants car cela tue la curiosité épistémologique.
Freire : Tu as absolument raison. Je pense que cette posture indique clairement que tu comprends très bien la différence entre le dialogue comme un processus d’apprentissage et de connaissance et le dialogue comme conversation qui mécaniquement se centre sur les expériences individuelles vécues et qui en reste uniquement à la sphère psychologique.
Macedo : Aux Etats-Unis, de nombreux éducateurs qui aiment ton travail par erreur transforme ta notion de dialogue en une méthode, perdant le fait que le but fondamental de l’enseignement dialogique c’est de créer un processus d’apprentissage et de connaissance qui développe la théorisation à propos des expériences partagées dans le processus de dialogue. Malheureusement, des tenants de la pédagogie critique s’engage dans une overdose de célébration d’expériences, ce qui offre une vision réductionniste de l’identité, conduisant Henry Giroux à montrer qu’une telle pédagogie laisse les identités et l’expérience hors des problématiques de pouvoir, d’agency et d’histoire. En abusant de l’héritage et de l’importance des voix propres et des expériences, ces éducateurs souvent échouent à aller au-delà de la notion de différence structurée dans des binarismes polarisés et dans des appels acritiques au discours de l’expérience. Je crois que c’est la raison pour laquelle certains de ces éducateurs évoquent un mode romantique de pédagogie qui exotise les discussions sur les expériences comme un processus qui consiste à faire entendre une voix. En même temps, les éducateurs qui interprètent mal votre notion d’enseignement dialogique refusent aussi de lier les expériences avec les politiques de culture et la démocratie critique, réduisant ainsi leur pédagogie à une forme de narcissisme de classe moyenne. Cela, d’un côté, transforme l’enseignement dialogique en une méthode invoquant la conversion qui fournit aux participants un groupe de parole qui leur permet d’énoncer leur griefs. D’un autre côté, cela offre à l’enseignant facilitateur une zone sécure de pédagogie pour négocier sa culpabilité de classe. C’est un processus que bell hooks caractérise comme vomitif dans le sens où il ne produit pas de la contestation.
Freire : Oui, à la fin, ce que ces éducateurs appellent dialogique est un processus qui masque la vraie nature du dialogue comme un processus d’apprentissage et de connaissance. Ce que tu as décrit peut fournir certains moment dialogiques, mais en général, c’est une simple conversation surtout centrée sur l’individu et oubliant l’objet de connaissance. En comprenant le dialogue comme un processus d’apprentissage et de connaissance établit comme un pré-requis, cela implique toujours une curiosité épistémologique au sujet des vrais éléments du dialogue.
Macedo : Je suis d’accord, il doit y avoir une curiosité à propos de l’objet de connaissance. Autrement, vous terminez par faire du dialogue une conversation, où les expériences vécues ont la primauté. J’ai vu beaucoup de contextes où la sur-célébration de sa situation et de son histoire éclipse la possibilité de s’engager dans l’objet de la connaissance en refusant la lutte directe, par exemple, avec les textes, particulièrement si ces textes impliquent de la théorie.
Freire : Oui. La curiosité à propos de l’objet de la connaissance et la volonté et l’ouverture de s’engager dans des lectures et des discussions théoriques est fondamental. Cependant, je ne suggère pas une sur-célébration de la théorie. Nous ne devons pas nier la pratique, dans la recherche de la théorie. Sinon, nous allons réduire la théorie à un pur verbalisme ou intellectualisme. Comme de la même manière, en niant la théorie pour la recherche de la pratique, comme dans l’usage du dialogue comme conversation, on court le risque de se déconnecter de la pratique. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais plaidé pour un élitisme théorique ou une pratique sans fondement théorique, mais pour l’unité entre la théorie et la pratique. Afin d’achever cette unité, on doit avoir une curiosité épistémologique – une curiosité qui souvent manque dans le dialogue comme conversation.
En revenant à mon point initial, je voudrais redire que l’être humain, par nature, est un être curieux. Il est ontologiquement curieux. Afin d’être plus rigoureux, je voudrais dire que la curiosité n’est pas qu’un phénomène humain, mais c’est un phénomène vital. C’est cela, la vie est curieuse, sans cela la vie ne peut pas survivre. La curiosité est fondamentale pour notre survie comme la souffrance. Sans la capacité à ressentir de la souffrance, et je me réfère à la souffrance physique et non morale, nous pourrions nous jeter du 4e étage d’un appartement sans penser aux conséquences. Dans le même genre, nous pourrions mettre notre main au feu. Ainsi, le dialogue, comme processus d’apprentissage et de connaissance, présuppose la curiosité. Cela implique la curiosité.
Les enseignants qui s’engagent dans une pratique éducative, sans curiosité, qui permettent à leurs étudiants d’éviter de s’engager dans une lecture critique, ne développent pas le dialogue comme un processus d’apprentissage et de connaissance. Ils les impliquent, au lieu de cela, dans une conversation sans la capacité de faire en sorte de transformer le partage des expériences et des histoires en connaissance. Ce que j’appelle la curiosité épistémologique, c’est l’empressement d’une conscience corporelle qui est ouverte à la tâche de s’engager dans un objet de connaissance.
L’autre curiosité avec laquelle on ne peut pas vivre, c’est celle que j’appelle la curiosité spontanée. C’est une dimension esthétique. C’est lorsque je me trouve devant un beau grand bâtiment et que spontanément je m’exclame que c’est beau. Cette curiosité n’a pas pour objectif fondamental l’appréhension et la compréhension de la raison d’être de la beauté. Dans ce cas, je suis gratuitement curieux.
Ce que tu pointais plus tôt, Donaldo, une des difficultés souvent rencontrée par les éducateurs dans le fait d’assumer une posture de curiosité épistémologique, c’est que l’enseignant, par certains moments, a peur de tomber dans la bureaucratisation de l’esprit, devenant ainsi une pure méthodologie. Les éducateurs bureaucratisés ce sont ceux qui accordent des moments aux étudiants pour parler dans une bureaucratisée, voire vulgaire, démocratie sans aucune lien avec l’objet du savoir. Dans ce cas, l’éducateur, changé en facilitateur, devient mécanique, mécanisant l’intégralité du dialogue comme un processus d’apprentissage et de connaissance mais en faisant un dialogue mécanique comme une conversation. Dans le dialogue bureaucratisé comme conversation, les deux, l’étudiant et l’enseignant, parlent et parlent, tous les deux convaincus d’être engagés dans une pratique substantiellement éducative, simplement parce qu’ils participent à un discours bureaucratisé inconnu qui n’est pas connecté avec l’objet de la connaissance. Ce modèle n’est pas dialogique parce que vous n’avez pas un dialogue avec une posture de curiosité épistémologique. L’éducateur qui veut être dialogique ne renonce pas à son autorité comme enseignant, qui requière une curiosité épistémologique, pour devenir un facilitateur qui simplement orchestre la participation des étudiants dans un pure verbalisme.
Macedo : Cette bureaucratisation du processus dialogique orchestré par le facilitateur qui faussement renoncer à son autorité comme enseignant fini par être un processus sans contenu politique.
Freire : De mon point de vue, chaque classe est une classe à travers laquelle les deux, enseignants et étudiants, s’engagent dans la rechercher pour une connaissance déjà acquise, mais ils peuvent adopter une posture dialogique comme une réponse à leur inquiétude épistémologique ce qui conduit à revoir ce qui est déjà connu et permet ainsi de mieux le connaître. En même temps, ce n’est pas facile d’être un enseignant dialogique car cela implique beaucoup de travail. Il est plus facile d’être simplement descriptif.
Macedo : Vous avez également un autre extrême : le dialogue descriptif.
Freire : Oui, bien sur.
Macedo : Cela arrive beaucoup avec ces enseignants qui renoncent à leur autorité afin de devenir des facilitateurs et qui dans le processus, imposent leur méthode dialogique bureaucratisée d’une manière rigide, ils requièrent par exemple que tous les étudiants parlent même s’ils choisissent de ne pas le faire. Cette rigidité transforme l’enseignement dialogique, non pas en la recherche de l’objet de la connaissance, mais dans une forme superficielle de démocratie dans laquelle tous les étudiants doivent forcement participer transformant la tâche de parler en un « bla-bla-bla ». J’ai eu l’expérience d’étudiants suggérant que je dois être le moniteur du temps de parole de mes étudiants dans la classe afin d’assurer une égale participation à chaque étudiant. Dans beaucoup de cas, ces suggestions étaient formulées sans aucune prise en compte que le tour de parole devait être en lien avec les lectures obligatoires. Dans les faits, dans beaucoup de cas, les étudiants à travers ces demandent valorisent le processus de tour de parole et dévalorise la compréhension critique de l’objet de connaissance. A la fin, cela conduit à réduire le dialogue en une pure technique. Je voudrai être claire qu’en critiquant la mécanisation du tour de parole, je ne veux pas ignorer que des voix sont rendues silencieuses par l’inflexible traditionnelle méthode de lecture. Ce qui est important de garder à l’esprit, c’est qu’il ne s’agit pas de développer un contexte où l’attribution du tour de parole pour donner la parole aux étudiants résulte d’une nouvelle forme rigide d’imposition. Au lieu de cela, il est important de créer des structures pédagogiques qui créent un foyer d’engagement critique où la seule possibilité pour les étudiants, c’est de faire entendre leurs voix. Les enseignants critiques doivent éviter à tout prix le coût de cet embarras aveugle de ce type d’approches qui transforment la démocratie en des paroles en l’air et doivent toujours être ouverts à des approches variées et multiples qui vont améliorer la possibilité d’une curiosité épistémologique de l’objet de connaissance. La facile et acritique acceptation de ces méthodologies qui se présentent comme progressives, qui peuvent facilement se transformer en une méthodologie rigide, constitue, de mon point de vue, une nouvelle forme de terrorisme méthodologique. Un dialogue vide en tant que conversation est pernicieux dans la mesure où il rend incapable les étudiants de créer des espaces pédagogiques pour une curiosité épistémologique, une conscience critique, et de l’agency, qui est la seule voie par laquelle on peut transcender des expérience valorisées pour embrasser une nouvelle connaissances afin d’universaliser son expérience.
Freire : Exactement. C’est là où un enseignement dialogique cesse d’être un vrai processus d’apprentissage et de connaissance, pour devenir, un pur formalisme, tout sauf du dialogue. Cela représente un processus de bureaucratisation de l’esprit. L’éducateur qui est vraiment dialogique à une tâche fatigante dans la mesure où il ou elle : 1) doit rester épistémologiquement curieux et 2) pratiquer une manière d’impliquer la curiosité épistémologique qui facilite le processus d’apprentissage et de connaissance. Le problème vient du fait que les étudiants souvent n’ont pas suffisamment développé de telles habilités. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’étudiants finissent pas lire de manière seulement mécanique et peuvent facilement passer la totalité du semestre en faisant cela parce qu’il ne sont pas capables d’aller plus loin que la curiosité spontanée dont vous parliez plus tôt pour s’engager dans un rigoureux processus d’apprentissage et de connaissance. Cela conduit à la fin au fait que souvent ils restent à la périphérie de l’objet de connaissance. Leur curiosité n’est pas éveillée au sens épistémologique. Dans beaucoup de cas, la curiosité épistémologique reste limitée chez les étudiants qui sont intellectuellement immatures.
Ce que l’enseignant dialogique doit maintenir, d’un côté, c’est la curiosité épistémologique, et de l’autre, toujours tenter de développer leur réflexion critique dans le processus de création d’espaces pédagogiques où les étudiants deviennent des apprentis dans l’exploration rigoureuse. Sans un niveau élevé de curiosité épistémologique et un nécessaire apprentissage dans un nouveau type de connaissance, les étudiants ne peuvent pas vraiment engager de dialogue.
Macedo : Je pense que c’est vraiment un point important qui doit être souligné. Quand les étudiants manquent à la fois de curiosité épistémologique et d’une certaine connivence avec l’objet de connaissance, il est difficile de créer les conditions de développement de leur curiosité épistémologique, donc il est nécessaire de développer des outils intellectuels qui les rendent capables de développer leur curiosité épistémologique et d’appréhender et de comprendre l’objet de connaissance. Si les étudiants ne sont pas capables de transformer leurs expériences vécues en connaissance et d’utiliser la connaissance requise dans le processus de dévoilement de la nouvelle connaissance, il ne vont jamais être capables de participer de manière rigoureuse à un dialogue comme processus de connaissance et d’apprentissage. En vérité, comment pouvez-vous faire sans aucun apprentissage a priori de l’objet de connaissance et sans une curiosité épistémologique ? Par exemple, comment pouvez vous parler de linguistique si l’enseignant refuse de créer les conditions pédagogiques pour que les élèves s’approprient ce domaine de connaissance ? Mais cela ne veut pas dire que l’apprentissage doit être réduit à une cours autoritaire traditionnel.
Freire : Comme vous pouvez le voir, Donaldo, ma posture pédagogique implique de la rigueur et jamais du laissez-faire avec des dialogues comme conversation orchestrés par des facilitateurs. Une simple apparence ne transforme pas le caractère concret et substantiel de l’objet réel. On ne peut pas réellement avoir un dialogue simplement en pensant que le dialogue est une sorte de ping-pong verbal au sujet d’histoire situées et d’expériences vécues.
Macedo : Malheureusement, cela arrive trop fréquemment.
Freire : Le problème qui est posé concernant la question de la situation est important. Je ne pense pas que quelqu’un peut sérieusement s’engager dans la recherche d’une nouvelle connaissance sans l’usage de son point de vue et de sa situation historique comme point de départ. Mais cela ne signifie pas cependant que l’on reste figé à cet endroit, mais plutôt que l’on cherche à l’universaliser. La tâche de l’épistémologie de la curiosité, c’est d’aider les étudiants à gagner une rigoureuse compréhension de leur histoire, mais ils doivent la transformer en connaissance, et ainsi la transcender et l’universaliser. Si on en reste à cette histoire située, on court le risque de fossiliser son monde déconnecté d’autres réalités.
Macedo : Je suis d’accord. Nous avons besoin d’éviter de faire de nos histoires, de nos expériences situées des barrières qui empêchent l’universalisation de notre objet de connaissance. Cet objet de connaissance a besoin d’être généralisé.