L’ère de la colonisation globale

 

 

Petite histoire de la matrice coloniale

 

 

 

Ce texte vise à donner quelques éléments pour penser la manière dont s’est constitué l’ère de la colonisation globale.

 

- Qu’est-ce que la colonisation ?

 

La notion de « colonisation » désigne un processus par lequel un groupe socio-historique impose une domination globale sur un autre groupe social. Cette domination peut-être spatiale et temporelle. Elle a souvent recourt à la violence physique. Elle vise en particulier à exploiter la force de travail des colonisés. Elle implique également de le soumettre à une entreprise de domination idéologique. L’intérêt de la notion de « colonisation », c’est qu’il s’agit d’une notion qui permet de désigner simultanément les dimensions matérielles et idéologiques de la domination dans un tout cohérent où celles-ci sont indissociables.

 

- La colonisation avant le système-monde

 

Les processus de colonisation ont existé dès l’Antiquité et peut être même avant. Le leader kurde A. Ocalan considère ainsi que « Il serait sans doute plus juste de qualifier les femmes de plus ancien peuple colonisé à ne jamais être devenu une nation »1.

 

Néanmoins, les processus de colonisation à partir de l’époque moderne acquièrent une dimension tout à fait spécifique dans la mesure où ils contribuent à créer le système-monde.

 

- La naissance du système-monde capitaliste et la matrice coloniale

 

La notion de système monde est utilisée en particulier par le théoricien marxiste Immanuel Wallerstein2 pour analyser la naissance du capitalisme. Pour lui, et de manière générale pour le courant de la géographie marxiste de la dépendance, les inégalités régionales nord-sud doivent être analysées en lien avec le fait que dès le début de l’époque moderne, le capitalisme est mondial. De ce fait, la mondialisation du capitalisme n’est pas un phénomène qui daterait du XIXe siècle ou encore de la seconde moitié du XXe siècle.

 

Elève d’I. Wallerstein, le sociologue péruvien Anibal Quijano est l’un des fondateurs de l’option décoloniale, un courant transdisciplinaire latino-américain. L’apport de Quijano, par rapport à Wallerstein, c’est d’avoir montré que le capitalisme est indissociable du racisme. En effet, si le capitalisme est mondial dès sa naissance, cela est lié au processus de colonisation initié par l’Europe. Or ce processus s’est appuyé sur une racialisation du travail. Quijano montre ainsi comment s’est construit le système de racialisation du travail en Amérique latine3.

 

Il n’est ainsi pas possible de penser le capitalisme en le dissociant de la matrice coloniale, y compris lorsqu’il s’agit de penser le capitalisme dans le centre du système-monde et pas seulement dans sa périphérie.

 

- La matrice coloniale et l’universalisation de l’État

 

La forme politique de l’État n’a pas toujours existé comme l’ont montré plusieurs anthropologues de Pierre Clastres à David Graeber. Dans Economie et société, Max Weber analyse comment durant la modernité émerge conjointement une rationalisation des sphères d’activité, le capitalisme et l’État moderne bureaucratique. En philosophie, Hobbes, avec le Léviathan peut être considéré comme l’un de ceux qui a produit la première théorie de l’État. Au XIXe siècle, Hegel apparaît comme le théoricien de l’universalisation de la forme Etat.

 

L’anthropologue James Scott, dans Zomia ou l’art de ne pas être gouverné (Seuil, 2013) montre comment la forme Etat à progressivement colonisé l’ensemble de la planète. La zomia constitue un contre exemple de résistance en Asie du Sud-Est à cette colonisation d’une population sur un territoire par la forme politique étatique.

 

- La domination de la raison instrumentale et l’épistémé eurocentrique

 

Dans L’Homme unidimentionnel, Herbert Marcuse a mis en lumière la manière dont la science moderne avait imposé un certain type de rapport au monde caractérisé par la domination de la raison calculante. Les expéditions lancées par les portugais au XVe siècle s’appuient sur la mise en place, par le Prince Henri Le Navigateur, d’un observatoire scientifique à la pointe de la recherche à l’époque. Cette alliance entre recherche scientifique et production d’une technologie de pointe s’avère décisive dans les succès des expéditions portugaises. La révolution scientifique de Galilée repose entre autre sur l’idée que « la nature est écrit en langage mathématiques ». Ses travaux sur la chute des corps s’avèrent importants pour le calcul des trajectoires des projectiles lancés par les canons. De manière générale, la science moderne a permis des avancées technologiques qui ont été décisives pour assurer la supériorité militaire de l’Europe.

 

Les théoriciens latino-américains de l’option décoloniale reprennent de manière quelque peu différente l’idée d’une domination de la raison instrumentale en montrant également comment cette domination est en lien avec une « geopolitique de la connaissance » (W. Mignolo). La science occidentale impose une forme de rationalité dans le monde en délégitimant toutes les autres formes de savoir. Cet effet de la colonisation sur les autres savoirs, c’est ce que Boaventura de Sousa Santos a appelé « les épistémicides » : la destruction des autres savoirs considérés comme n’étant pas légitimes, par l’imposition universelle de l’épistémé eurocentrique.

 

- La colonialité du pouvoir

 

Pour les penseurs latino-américains de l’option décoloniale, comme Anibal Quijano, cet ensemble historique constitué par le capitalisme, le racisme, l’État bureaucratique et l’épistémé eurocentrique, constituent la colonialité du pouvoir. Il s’agit d’une formation historique qui ne disparaît pas avec les luttes anti-coloniales et la décolonisation. La colonialité du pouvoir continue d’opérer dans le système-monde capitaliste, la racialisation du travail ou encore l’hégémonie de l’épistémé eurocentrique. L’option décoloniale invite donc à une lutte décoloniale visant à remettre en question la colonialité du pouvoir.

 

Nous allons nous intéresser ci-dessous à deux formes contemporaines plus spécifiques de la colonialité du pouvoir.

 

- La colonisation de la nature et l’extractivisme

 

Dans Impéralisme, stade suprême du capitalisme, Lénine théorise que l’impérialisme vise en particulier à constituer des marchés, des débouchés industriels pour les économies capitalistes européennes.

 

Avec la notion d’extractivisme, plusieurs penseurs latino-américains, mettent en lumière un autre processus. A savoir, l’exploitation des matières premières des pays du sud et en particulier le rapport destructif à la nature qu’imposent les économies des pays du Nord aux pays du Sud.

 

- La colonisation du monde vecu et le colonialisme numérique

 

Le philosophe Jurgen Habermas a montré comment la domination de la raison instrumentale se caractérise par une colonisation du monde vécu. Notre vie quotidienne se trouve régit entièrement par une forme de rationalité qui s’appuie sur une logique d’optimisation des moyens relativement aux fins.

 

Les technologies numériques constituent actuellement un vecteur puissant de cette colonisation du monde vécu4. Ce processus de colonisation ne se caractérise pas seulement par une accélération du temps5 ou par une invasion culturelle, mais également par des formes dissimulées d’exploitation du travail désignées sous le terme de « digital labour ».

 

Sur la colonialité numérique, voir plus particulièrement: http://www.casilli.fr/2017/11/27/9562/

 

- Penser la colonialité du pouvoir depuis le centre du système-monde :

 

- Pensée décoloniale et pluriversalisme

 

Un des concepts élaboré, par les penseurs de l’option décoloniale, c’est le « pluriversalisme ». Ce concept désigne pour E. Dussel une tentative de dépassement de l’universalité de la modernité et du relativisme de la postmodernité, dans la transmodernité. La transmodernité se caractérise par le pluriversalisme. Il s’agit de penser à la fois l’existence d’idéaux d’émancipation universels et la diversité des voies pour y parvenir.

 

Une telle conception s’oppose à l’idéologie développementaliste qui a imposé par le passé aux pays du sud, une voie de développement universelle, calquée sur les pays du nord et selon laquelle les pays du sud sont considérés comme en retard par rapport aux pays du centre du système-monde.

 

Cela signifie ainsi que la pensée décoloniale latino-américaine ne peut pas être plaquée telle qu’elle pour penser une option décoloniale dans les pays du centre du système-monde.

 

- Deux limites de la version latino-américaine de la pensée décoloniale dans le cadre européen

 

Pour la philosophe Maria Lugones, la colonialité du genre est consubstantielle en Amérique latine à la colonialité du pouvoir. Cette thèse ne fait pas l’unanimité chez les féministes latino-américaines. Julieta Paredes, se situant dans le courant du féminisme communautaire, admet que les sociétés avant la colonisation étaient déjà patriarcales comme en témoigne les cosmogonies indigènes qui reproduisent une héteronormativité et une complémentarité des sexes.

 

Il est ainsi possible de supposer que le système de binéarité du genre et le dysmorphisme sexuel ne sont pas un produit de la colonialité, y compris en Amérique latine. Mais, ils ont été retravaillés par la colonialité du pouvoir en s’intégrant dans le système-monde.

Une seconde difficulté tient au fait que les catégories raciales qui ont été construites en Amérique latine l’ont été sur des bases phénotypiques. Or comme l’a montré J.F Schaub, dans Pour une histoire politique de la race, le racisme en Europe, en lien avec les politiques de pureté du sang, ne s’est pas construit sur une base phénotypique.

 

La difficulté tient au fait en réalité que la colonisation moderne ne commence pas en 1492 avec la découverte de l’Amérique, mais avec la colonisation des îles atlantiques dès le début du XVe siècle. Or l’une des premières population asservie par la colonisation européenne sont les Guanches au Canaries qui sont des berbères. Or ceux-ci ne se distinguent pas de la population européenne par leur phénotype.

 

- Colonialité du pouvoir : racisme et capitalisme au coeur du système-monde

 

En Europe, actuellement, le racisme doit être pensé en lien avec la manière dont la racialisation du travail est produite en lien avec les dynamiques actuelles du système-monde et pas seulement comme un héritage inchangé de la colonisation. Cela est entre autres le cas, avec la place que prend dans le système-monde économique, la Chine et d’autres pays du Sud-Est asiatique.

 

Avec les dynamiques migratoires mondialisées, la question du capitalisme ne peut être pensées sans la question des logiques raciales. Celles-ci s’avèrent importantes dans la place que prend la montée des extrêmes-droites en Europe et les politiques migratoires.

 

Conclusion : Une théorie critique à partir de la matrice coloniale

 

L’intérêt de la pensée décoloniale latino-américaine est de nous proposer un cadre de réflexion, la matrice coloniale, pour essayer de repenser une théorie globale des dominations articulant les différentes critiques apparues depuis le XIXe siècle : anti-capitalisme, anarchisme, féminisme, écologie politique, mouvements LGBT… En outre, la notion de matrice coloniale peut permettre une meilleure articulation des dimensions matérielles et culturelles de la domination.

 

 

1Ocalan A, Libérer la vie : la révolution de la femme, p.41. URL : http://ocalan-books.com/downloads/liberer-la-vie-la-revolution-de-la-femme.pdf

2Wallerstein I, Le capitalisme historique, Paris, La Découverte, 2011.

3Quijano A., « « Race » et colonialité du pouvoir », Mouvements, 2007/3 (n° 51), p. 111-118. DOI : 10.3917/mouv.051.0111. URL : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-3-page-111.htm

4Casati Roberto, Contre le colonialisme numérique, Paris, Albin Michel, 2013.

 

5Rosa Hartmut, Accelération, Paris, La Découverte, 2010.