La dialectique des savoirs dans les cercles de discussion critique

 

 

Aussi bien chez Paulo Freire que chez Boaventura de Sousa Santos, est mis en avant la dialectique entre différents types de savoir, leur mise en discussion. En particulier, il s’agit de la mise en dialectique des savoirs théoriques académiques et des savoirs issus de l’expérience.

 

Les cercles de culture : première étape

 

Lorsqu’on lit les documents relatifs à la formation des coordinateurs dans les cercles de culture en 1963, on s’aperçoit que le coordinateur des cercles de culture à un rôle qui s’apparente à celui d’un-e animateur/trice de discussions (1- voir présentation en fin d’article).

 

Dès ses premiers travaux, Paulo Freire remet en question la position traditionnelle de l’enseignant en accordant une place centrale à la pratique dialogique, plutôt qu’à une pratique unilatérale de transmission de connaissances.

 

La pratique transmissive, non-dialogique, est vue comme un acte d’imposition qui réduit l’individu à une situation de passivité et l’empêche de s’affirmer comme un sujet. Elle a pour corollaire la culture du silence.

 

La pratique dialogique rétablit une égalité de parole entre coordinateur et apprenants en remettant en question la culture du silence.

 

Pédagogie des opprimés : deuxième étape

 

Paulo Freire revient dans un entretien de 1973, intitulé “Conscientisation et révolution” sur l’insuffisance de sa première position telle qu’il l’avait théorisé dans L’éducation : pratique de la liberté (1967) : « En effet, un des points les plus faibles de mon travail, sur lequel je fais mon auto-critique, se réfère à ce qu’est le processus de conscientisation » (1973). Dans la mesure où, surtout dans mes premiers travaux théoriques, je n’ai fais aucune référence, ou presque, au caractère politique de l’éducation, et j’ai négligé le problème des classes sociales et de leur lutte, j’ai ouvert le chemin à toutes sortes de pratiques réactionnaires ».

 

Ainsi, avec l’idée que l’éducation est une pratique politico-pédagogique, il devient nécessaire d’introduire une deuxième dialectique qui n’est pas seulement la dialectique de la pratique dialogique, mais la dialectique entre différents types de savoir.

 

La pratique éducative dialogique doit en particulier permettre la dialectique entre le contexte concret et le contexte théorique : « De la même façon, il n’y a pas de « contexte théorique » véritable si ce n’est en unité dialectique avec le contexte concret. (…) Dans le « contexte théorique » , en prenant de la distance à l’égard du concret, nous cherchons la raison d’être des faits » (1973).

 

L’existence de différents types de savoir

 

La difficulté vient de savoir comment faire dialoguer des types de savoirs différents sans les hiérarchiser et en dépassant le fait qu’ils proviennent de sphères sociales différentes. C’est ce qu’illustre cet extrait de Pédagogie de l’espoir de Paulo Freire:

 

« nous avons commencé par un dialogue vif avec des questions et des réponses de ma part et de la leur, mais, qui a été suivi, rapidement d’un silence déconcertant.

Moi, aussi, je suis resté silencieux (…) Je savais et j’espérais que soudain, l’un deux, rompant le silence, parlerait en son nom et au nom de ses compagnons.

« Désolés Monsieur », dit l’un deux, « que nous ayons parlés . Vous êtes Monsieur celui qui pouvez parler, car c’est vous Monsieur qui savez. Nous non (…) ”

(…) « Très bien » dit-il en réponse à l’intervention des paysans. J’accepte que c’est moi qui sait et vous qui ne savez pas. Peu importe, je souhais vous proposer un jeu, qui pour bien fonctionner, exige une absolue loyauté. Je vais diviser le tableau nous en quatre parties, dans lesquels je noterai, de mon côté et du vôtre, les points que je vais marquer et ceux que vous aller marquer. Le jeu consiste à ce que chacun pose une question à l’autre. Si celui qui est interrogé ne sait pas répondre, le point est au questionneur. Je vais commencer le jeu en vous faisant une première question.

A ce moment, précisément parce que j’ai assumé le «temporalité » du groupe, le climat était plus vif que quand nous avons commencé, avant le silence.

Première question :

- Que signifie la maïeutique socratique ?

Rire général et j’ai marqué le premier point.

- Maintenant, j’ai dis, c’est à vous de me poser une question.

Il y eu des murmures et un d’eux lança une question :

- Qu’est-ce que la courbe de niveau ?

Je n’ai pas su répondre. J’ai écrit : un à un.

- Quel est l’importance de Hegel dans la pensée de Marx ?

Deux à un.

- A quoi sert le chaulage du sol ?

Deux à deux. (...)

Et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’on arrive à dix à dix.

Au moment de les laisser, je fis une suggestion : « Réfléchissez à ce qui s’est passé cet après-midi ici. Vous avez commencé en discutant avec moi (…) Nous avons fait un jeu sur les savoirs et nous avons fait match nul dix à dix. Je savais dix choses que vous ne saviez pas et vous saviez dix choses que je ne savais pas. Pensez bien à cela ».

 

 

Une double rupture

 

De fait, on peut parler d’une double rupture chez Paulo Freire. La première est avec les pratiques de l’enseignement traditionnel. Celles-ci sont d’une part les pratiques de la pédagogie transmissive unidirectionnelle et de l’autre les pratiques d’endoctrinement et de propagande politique.

 

Les militants « se rendent compte que le dialogue avec le peuple, dans l’action culturelle pour la libération, n’est pas une simple formalité, mais une condition indispensable à l’acte de savoir si notre option est authentiquement révolutionnaire ».

 

Mais en même temps, il rompt également avec une conception qui voit dans la méthode seule une garantie d’émancipation. En effet, la méthode, sans le projet politico-pédagogique, peut donner lieu à des usages réactionnaires.

 

La pédagogie des opprimés est donc une pédagogie qui introduit une dialectique entre des sciences sociales critiques («le contexte théorique », « la raison d’être des choses ») et un savoir d’expérience (le « contexte concret »).

 

Le cercle de culture devient dès lors un espace de confrontation entre ces deux types de savoir, un savoir général, mais abstrait, un savoir concret, mais plus local.

 

Cette confrontation est nécessaire pour comprendre comment le savoir théorique peut être appliqué à la pratique. Car sinon, la théorie reste abstraite. Dans le cadre de l’action révolutionnaire, le leader révolutionnaire plaque sur une réalité locale, une théorie générale. Le mouvement néo-zapatiste au Chiapas illustre cela par l’hybridation entre la culture marxiste des guérilleros et la culture indienne locale.

 

Dans le cadre des pratiques de formation pédagogiques, elle peut consister dans une discussion entre les théories critiques en éducation (TCE) et le contexte local de l’enseignement. Il s’agit alors de discuter de la manière dont peut se mettre concrètement en place un processus de conscientisation et d’empowerment.

 

L’Université populaire des mouvements sociaux

 

L’expérience de l’université populaire des mouvements sociaux, initiée par Boaventura de Sousa Santos, part de l’idée de mettre en discussion différents savoirs. Il peut s’agir en particulier de savoirs scientifiques et de savoirs militants. En effet, la question de l’existence de différents savoirs est au coeur de la sociologie de De Sousa.

 

La pratique du dialogue consiste à refuser a priori une hiérarchisation sociale des savoirs. Comme chez Freire se trouve amenée l’idée que le dialogue est une pratique qui remet de l’égalité là où le social a établi des hiérarchies.

 

La méthodologie des universités populaires des mouvements sociaux implique comme dans les cercles de culture de Freire la mise en oeuvre d’un guide qui permet de problématiser la discussion.(http://www.universidadepopular.org/site/pages/es/documentos/propuesta-de-metodologia.php )

 

 

Conclusions:

 

Il est possible de noter trois aspects présents dans ces expériences:

  • une pédagogie problématisante

  • une pédagogie dialogique

  • une pédagogie mettant en dialectique plusieurs formes de savoir

 

 

 

Note :

 

(1) Le cercle de culture : le rôle du coordinateur

 

Extrait de Andréa Rodrigues Barbosa, « Círculo de cultura: origem histórica e perspectivas epistemológicas » (2014)

 

Traduction :

 

Le cercle de culture : « Le cercle de culture était une idée qui se substituait, dans ce processus d’alphabétisation à la salle de classe. Il avait le nom de cercle parce que tous les participants formaient une figure géométrique de cercle, dans cette disposition tout le monde se voyaient et étaient vus.

 

(...)

 

Le rôle du coordinateur

 

Surgit une difficulté dans la préparation des coordinateurs et des superviseurs. Non pas par la manière de procéder, mais par la création d’un nouveau paradigme d’éducateur : le dialogue.

 

Assurément, le coordinateur devrait prendre soin de ne pas monopoliser la parole, mais de développer des conditions favorables à la dynamique de groupe, « en réduisant au minimum son intervention directe dans le cours du dialogue » (Freire), ainsi l’animateur ou l’animatrice coordonnait un groupe que lui ou elle même ne dirigeait pas. A tout moment, il ou elle initiait un travail, orientait une équipe dont la plus grande qualité pédagogique était la permanente incitation aux moments de dialogue – valeur ethique de cette méthode de dialogue.

 

Aux participant en général, il revenait de questionner et de se questionner, d’apprendre et d’enseigner, de dialoguer et d’exister dans l’essence d’un apprentissage construit collectivement. Et pour que cette méthodologie de travail puisse arriver de manière effective, le coordinateur devait suivre les principes suivants présents dans le guide (1963) :

 

- être ponctuel

 

- créer un climat de confiance et de sympathie, rendant possible une espace plus dynamique et fécond.

 

- position d’humilité et jamais autoritaire, en effet le Coordinateur apprend avec les participants.

 

- retourner au groupe les questions qui lui sont faîtes rendant ainsi possible la réflexion de groupe

 

- Ne pas émettre d’opinions personnelles

 

- Favoriser la prise de parole de tous, y compris des timides, pour une effective croissance critique du groupe

 

-Suivre l’organisation des classes après chaque rencontre.

 

- Élaborer un rapport quotidien sur le déroulement de chaque activité, y compris les participations, les conversations et les difficultés.

 

Sur deux points plus spécifiques, le guide aborde les questions suivantes :

 

« le rôle de l’animateur n’est pas de faire un discours, en montrant qu’il sait ceci ou cela, mais celui de favoriser, entre les alphabétisés, un échange d’idées, d’opinions pour une meilleure compréhension de la réalité, de leur problèmes, de leurs forces et faiblesses ». (…)

 

Durant dix heures distribuées sur une semaine, [les coordinateurs] apprenaient l’art de dialoguer et les techniques à utiliser. Problématiser les discussions pour que les opinions soient pertinentes, connaître l’univers de vocabulaire des participants, son savoir traduit au moyen de ses « causes » et de les valoriser dans la lecture du monde: c’étaient les postures qui caractérisaient les coordinateurs formés et qui contrariait la vision traditionaliste du professeur.