Histoire des pratiques de conscientisation du sexisme

 

Texte d'une intervention à  Lille sur le sexisme – Les approches de conscientisation du sexisme

 

Mon intervention ne va pas tant consister a souligner la persistance du sexisme à travers une sociologie des discriminations sexistes. Mais, il va plutôt s’agir de développer une analyse des pratiques des prises de conscience de la persistance de ce sexisme. Je vais donc proposer une présentation des pratiques de conscientisation du sexisme.

 

Genèse : Les groupes de conscience féministes

 

Dans les années 1960/1970, se mettent en place des groupes de conscience féministe. Les militantes féministes se réunissent en non-mixité pour discuter de leurs problèmes.

 

Dans les milieux d’extrême gauche, elles sont confrontées à une fin de non-recevoir de la part des militants hommes qui leur explique que les questions féministes sont secondaires dans la mesure où la priorité est de détruire le système capitaliste. Une fois le système capitaliste détruit, l’inégalité sociale entre les hommes et les femmes disparaîtra.

 

Les groupes de conscience permettent donc à ces militantes d’aborder les thématiques qu’elles ne peuvent pas aborder dans les organisations d’extrême-gauche : avortement, violence conjugale, violences sexuelles….

 

Ces groupes permettent donc une prise de conscience collective que ces situations ne sont pas des réalités individuelles, mais une condition sociale. Etre une femme est une condition sociale. C’est pour cela qu’elles se retrouvent dans l’oeuvre de Simone de Beauvoire, Le deuxième sexe : « On ne nait pas femme, on le devient ».

 

Emergence de la pédagogie féministe

 

Dans les années 1970, un auteur a un impact important sur plusieurs courants contestataire. Il s’agit du pédagogue brésilien Paulo Freire. Celui-ci met en avant l’importance la conscientisation.

 

Ce processus désigne chez cet auteur le passage de la conscience naïve à la conscience critique. Il s’agit d’un processus éducatif par lequel un individu prend conscience que la situation d’oppression à laquelle il est confronté n’est pas une situation individuelle, mais une condition sociale.

 

Dans les années 1980, des pédagogies inspirées par l’oeuvre de Paulo Freire se développent en particulier en Amérique du Nord en prenant le nom de pédagogie critique.

 

Cependant, Paulo Freire s’intéresse surtout aux inégalités de classe sociale et à l’anti-colonialisme. Le féminisme constitue un point aveugle de son œuvre. C’est ce que lui fait en particulier remarquer la féministe africaine-américaine bell hooks lorsqu’elle le rencontre à Harvard.

 

Néanmoins, dès le début des années 1980, un certain nombre d’enseignantes féministes en Amérique du Nord vont voir dans la pédagogie de Paulo Freire une grande proximité avec les pratiques féministes. Les groupes de conscience féministes et la conscientisation chez Paulo Freire dans les cercles de culture présentent une certaine similarité.

 

Il existe assez peu de travaux en langue française qui ont été consacré à cela : on peut en particulier se référer à l’article de Claudie Solar, Dentelles de pédagogies féministes, publié en 1992.

 

Un des aspects mis en avant par la pédagogie féministe consiste dans l’empowerment (augmentation du pouvoir d’agir) des femmes. Parmi les pratiques d’empowerment, il est possible de signaler entre autres l’auto-défense féministe. Cette pratique se divise en trois axe : la défense mentale, la défense verbale et la défense physique. Elle consiste entre autres à développer la capacité des femmes à poser des limites, à savoir dire non.

 

Cette difficulté pour les femmes à s’affirmer et à prendre la parole n’est pas analysée dans ce cas comme une timidité individuelle, mais comme une construction sociale qu’il s’agit d’essayer de remettre en question.

 

Emergence de la pédagogie queer

 

Dans les années 1990 aux Etats-Unis, émerge également la pédagogie queer qui est consacrée plus spécifiquement à la conscientisation des questions relatives aux discriminations que subissent les personnes queer.

 

Le terme « queer » se répand dans la littérature académique dans la continuité en particulier de l’ouvrage de Judith Butler, Trouble dans le genre. Il s’agit d’un mot parapluie désignant toutes les personnes allosexuelles (qui ne sont pas hétérosexuelles), transgenre (par opposition à cisgenre qui désigne les personnes dont le sexe ne correspond pas au genre).

 

De la pédagogie de la tolérance à la pédagogie critique des normes

 

En Suède, en particulier, se développe la pédagogie critique des normes par opposition aux approches reposant sur la pédagogie de la tolérance. La pédagogie critique des normes s’appuie sur les apports de la pédagogie queer.

 

La pédagogie de la tolérance cherchait à sensibiliser les personnes aux discriminations subies par les minorités en essayant de développer une plus grande tolérance à la différence, à la déviation par rapport à la norme majoritaire.

 

Comme le montre Elise Devieilhe dans ses travaux sur la pédagogie critique de la norme, cette approche implique un renversement de point de vue.

 

Il ne s’agit plus de tourner le regard vers les groupes minoritaires, mais vers les groupes socialement dominant : les hommes, les personnes hétérosexuelles, les personnes cisgenre…

 

L’objectif est d’interroger la norme majoritaire. En effet, implicitement cette norme apparaît comme la norme évidente qui n’est jamais interrogée.

 

Un des exercices sur lequel s’appuie ainsi la pédagogie critique des normes est « l’inversion des normes ». Cela consiste à proposer aux participants des exercices de réflexion visant à les faire réfléchir sur la norme majoritaire :

- Les hétérosexuels peuvent-ils se marier ? Les hétérosexuels peuvent-ils adopter ? Pourquoi ne se pose-t-on pas la question habituellement ?

 

Cette interrogation sur les normes renvoient pour une part à la théorie queer. En effet, la théorie queer considère que les discriminations que subissent les minorités sexuelles et de genre reposent sur des normes sociales implicites.

 

Pour les militants queer radicaux, ce n’est pas à l’individu minoritaire de s’adapter aux normes sociaux. Les militants queer refusent la politique qu’ils qualifient d’assimiliationniste des mouvements homosexuels mainstream. Ces mouvements réclament de faire en sorte que les « homosexuels » vivent comme tout le monde.

 

Le queer s’inscrit dans une perspective bien plus radicale dans la mesure où il vise à interroger et à déconstruire les normes dominantes concernant la sexualité et le genre. Il s’agit en particulier d’opposer à l’existence du binéarisme des normes de genre, une politique de multiplicité des genres.

 

La notion de « privilège social » :

 

Mais la perspective de la pédagogie critique des normes repose également sur une autre approche qui renvoie à la notion de « privilège social » développée par la chercheuse féministe Peggy McIntosh.

 

La notion de privilège désigne pour cette auteure un avantage social dont bénéficie une personne du simple fait de sa position sociale.

 

Par exemple, lors d’un entretien à l’embauche, dans la plupart des métiers, un homme possède un privilège social par rapport à une femme : il bénéficie de préjugés plus positifs de la part des employeurs du simple fait qu’il est un homme.

 

En outre, le privilège social permet de prendre en compte à la fois les dimensions micro-sociales et macro-sociale des discriminations.

 

En effet, le privilège peut se manifester dans le cadre des discriminations systémiques. De manière général, les hommes bénéficient d’un privilège social au travail, dans l’espace domestique ou dans l’espace public.

 

Mais encore, le privilège social permet également de prendre en compte les micro-inégalités sociales qui se manifestent dans des interactions interpersonnelles. Par exemple, une femme face à des blagues sexistes ne va pas oser par exemple faire remarquer les blagues sont misogynes de peur de passer pour une rabat joie, une personne sans humour…

 

Enfin, la notion de privilège social permet de mettre en lumière une réalité, c’est que la personne qui se trouve dans le groupe majoritaire, dont les normes sont socialement dominantes, n’a souvent pas conscience qu’elle bénéficie d’un privilège.

 

On assiste donc à une renversement de la conscientisation du sexisme entre les années 1960, durant la seconde vague du féminisme, et la troisième vague du féminisme. Il ne s’agit plus tant de faire prendre conscience aux femmes que les situations d’oppression qu’elle vivent ne sont pas une réalité individuelle, mais une condition sociale.

 

Il s’agit plutôt de faire prendre conscience aux hommes que leur condition social leur fait bénéficier de privilèges sociaux du simple fait de leur identité sociale d’hommes.

 

La question du privilège va s’accompagner d’une réflexion sur le desempowerment (la perte de pouvoir). En effet, dans une telle conception, le sexisme n’est pas présenté comme une situation où l’homme et la femmes sont présentés dans une situation socialement symétrique. Les hommes bénéficient socialement de privilèges et ils doivent donc accepter de « lâcher des privilèges ». Le desempowerment constitue une stratégie de ce type.

 

Elle consiste à volontairement limiter son pouvoir. Par exemple, comme on sait que dans les assemblées mixte, les hommes ont tendance à plus prendre la parole. Le desempowerment consiste pour les hommes à volontairement restreindre leur prise de parole pour assurer une égalité dans la prise de parole.

 

Les études sur la masculinité

 

Ce renversement de perspective consistant à tourner le regard vers le groupe socialement privilégié est en lien avec l’émergence d’un nouveau champ d’étude : les études sur la masculinité.

 

L’universitaire, qui est une femme trans, Raewyn Connell a ainsi théorisé la distinction entre masculinité hégémonique et masculinités subalterne.

 

La masculinité hégémonique désigne une forme de masculinité dominante qui se construit par opposition à deux figures socialement dévalorisées : la femme et l’homosexuel masculin.

 

La masculinité hégémonique se traduit donc ainsi par des comportements de violence et d’agressivité à l’égard des masculinités subalternes et des femmes.

 

On appelle alors ces expressions de la masculinité hégémonique, la masculinité toxique.

 

Par opposition à cela, une partie des efforts de la pédagogie, ne va pas seulement consister à une conscientisation du sexisme et donc de la masculinité toxique, mais favoriser la construction d’une masculinité positive chez les garçons.

 

Il est possible en particulier de mettre en lumière la campagne menée dans la province de l’Ontario au Canada intitulée « ça commence avec toi, cela reste avec lui ». Il est possible de consulter en ligne le site Internet consacré à cette initiative.

 

Les questions relatives à la masculinité toxique et à la masculinité positive ont été en particulier travailler par les psychologues. En effet, la psychologie établie un lien entre la difficulté à verbaliser ses émotions et l’agressivité physique. Le fait que la masculinité hégémonique rejette comme féminin l’expression des sentiments et des émotions est donc considérée comme favorisant les expressions de la masculinité toxique.

 

Ainsi apparaissent comme corollaire des groupes non-mixte de conscience féministes, des groupes non-mixte de déconstruction de la masculinité toxique et de développement d’une masculinité positive.

 

De la conscience critique culturelle à la conscience critique matérialiste

 

Néanmoins, au sein du mouvement féministe, il est possible de souligner l’existence de deux niveaux de conscientisation.

 

La conscientisation ou développement de la conscience sociale critique peut être mise en parallèle avec la distinction que la sociologue féministe matérialiste Danièle Kergoat a effectué entre relations sociales et rapports sociaux.

 

La relation sociale désigne une interaction interpersonnelle. Le niveau des relations interpersonnelles peuvent échapper dans une certaine mesure au niveau des rapports sociaux. En effet, lorsque l’on dit que les femmes statistiquement prennent plus en charge les tâches ménagères, il existe en effet, toujours des couples hétérosexuels qui font exception à cette règle.

 

Le rapport social désigne pour Danièle Kergoat une tension autour d’un enjeu qui divise la société en deux groupes aux intérêts antagoniques.

 

La conscientisation vise à passer d’un niveau où les faits sociaux sont appréhendés uniquement en termes de relations sociales, pour prendre conscience de l’existence de rapports sociaux.

 

Pour Danièle Kergoat, à la différence de l’analyse développée par Marx, il peut exister plusieurs rapports sociaux : de sexe, de classe sociale, de « racisation »…. Le nombre des rapports sociaux n’est pas pré-déterminé a priori.

 

En outre, l’approche de Danièle Kergoat se distingue de l’approche queer classique sur un point important. Les normes culturelles ne sont qu’une dimension du rapport social. Il existe d’autres dimensions du rapport social.

 

En effet, ce que Danièle Kergoat appelle l’impératif matérialiste dans l’analyse des rapports sociaux consiste à ne pas oblitérer la place du travail dans les rapports sociaux. La notion de travail dans une perspective féministe ne se confond pas avec l’emploi dans la mesure où un des apports important de la sociologie féministe est d’avoir montré que dans le travail domestique, il existait une exploitation du travail.

 

En particulier, Danièle Kergoat s’est attachée à analyser les divisions sociales inégalitaires du travail et en particulier du travail sexué. Cela conduit à dégager deux principes. Le principe de séparation : le travail des femmes n’est pas le travail des hommes. Le principe de hiérarchie : le travail des hommes vaut plus que le travail des femmes.

 

La question du niveau de conscientisation renvoie au niveau d’analyse des causes du sexisme expliquant la permanence du sexisme :

 

- dans le cadre de la théorie queer classique : la permanence du sexisme s’explique par des normes ancrées dans les mentalités et dans les manières d’être des personnes. Il serait alors possible de transformer cette situation en déconstruisant les stéréotypes et en performant le genre. La notion de performance désigne un rapport de soi à son corps relevant d’une relation comparable à celle de l’acteur ou de l’actrice relativement à son rôle. Les individus possèdent de ce fait la capacité de subvertir les normes de genre en jouant des rôles sociaux qui échappent à la binéarité du genre.

 

- dans le cadre du féminisme matérialiste : l’analyse féministe matérialiste refuse le réductionnisme culturaliste. La conscientisation des explications de la permanence du sexisme ne peut pas se limiter à une prise de conscience de l’existence du normes sexistes. Elle doit prendre en compte l’organisation sociale sexuée du travail. Cela signifie que la remise en question du sexisme ne peut pas passer par une simple remise en question des mentalités sexistes par l’éducation, elle passe par une social réorganisation des rapports de travail qui doivent être plus égalitaires.

 

Ainsi, en Suède, les écarts de salaire entre hommes et femmes ont été modifiés en particulier par la décision de mettre en place un congés de paternité obligatoire d’un mois et aujourd’hui de 3 mois.

 

- Alliance et pédagogie de l’empowement

 

La conscientisation des rapports sociaux par les personnes socialement privilégiés, dans le cadre des rapports sociaux de sexe, vise à faire de ceux-ci des alliés.

 

On appelle « allié » dans les approches anti-oppressives, les personnes qui combattent une oppression sans être directement les victimes que l’on appelle quant à elles, les premières concernées.

 

La position des alliés est particulière dans la mesure où elle ne peut pas se substituer aux premières concernées, elles ne peuvent mener les luttes à leur place, mais elles sont des soutiens aux personnes directement concernées.

 

En outre, la conscientisation n’est pas suffisante. Car elle ne garantie pas chez les personnes conscientisées l’action pour changer la situation.

 

C’est le rôle de l’empowerment (augmentation de la puissance d’agir). Néanmoins, comme le rappelle Marie-Hèlène Bacquet et Carole Biewener, l’emporwement pour pouvoir être orienté vers l’émancipation sociale doit respecter deux conditions : a) être lié à une conscientisation d’inégalités sociales systémiques et orienter la lutte vers la remise en question l’organisation sociale systémique b) n’être pas uniquement individuelle, mais collective. De fait, sans la conscientisation, l’empowerment peut se réduire à des pratiques individualistes aisément récupérables par le néo-libéralisme.

 

Avec la pratique du théâtre de l’opprimé, A. Boal, dans la continuité du Paulo Freire, a voulu développer une pratique d’empowerment tourné vers la lutte contre les oppressions sociales. Les participants au théâtre sont invités à imaginer des solutions d’action pour transformer les situations d’oppression.

 

Conclusion :

 

Nous avons au cours de cette présentation essayé de souligner plusieurs points :

 

- la conscientisation du sexisme a d’abord été tournée vers une conscientisation des victimes du sexisme. Cela s’est traduit en particulier par le développement de pratiques d’empowerment des femmes.

 

- puis on assisté à un renversement de perspective visant à conscientiser les personnes bénéficiant de privilèges sociaux dans les rapports sociaux sexistes. Cela s’est traduit également par des pratiques de déconstructions de la masculinité et de desempowerment

 

- La conscientisation de la permanence du sexisme suppose de dépasser le sexisme en termes de relations interindividuelles : le sexisme serait le fait de certaines hommes particulièrement macho. La conscientisation suppose la prise de conscience d’existence d’un sexisme systémique.

 

- Mais cette conscientisation du caractère systémique du sexisme ne peut pas en rester simplement à une analyse en terme de normes et de mentalités, mais doit également prendre en compte la manière dont sont organisés les rapports sociaux au travail.

 

- Enfin, la lutte contre le sexisme suppose le développement de stratégies d’alliance entre allié-e-s et personnes concernées et des pratiques d’empowerment qui visent à développer une lutte sociale collective orientée contre les rapports sociaux sexistes.