La philosophie depuis l’Antiquité a utilisé la forme dialogue. Paulo Freire l’a souvent utilisé également pour présenter ses idées en philosophie de l’éducation. C’est pourquoi nous inaugurons une petite rubrique intitulée - Les dialogues de pédagogies radicales – qui visent à clarifier certaines questions en philosophie de l’éducation.
Première thématique : Coopération et individualisme
Q : Quelle place la coopération occupe-t-elle dans l’histoire du mouvement ouvrier ?
I : Le penseur Pierre-Joseph Proudhon, au XIXe s., est à la fois considéré comme le premier théoricien de l’anarchisme et l’un des premiers du mouvement coopératif. En effet, il a été fortement influencé par les pratiques de coopération au sein des ouvriers canuts à Lyon. Cela le conduit à théoriser le mutuellisme. Cette importance accordée à la coopération sociale se retrouve également chez l’anarchiste Pierre Kroptkine qui fait de l’entr’aide une loi de la nature qui tend à primer sur la lutte entre les individus.
Q : Alors peut-on dire que le libéralisme économique et le capitalisme promeuvent la concurrence entre individus et les mouvements socialistes promeuvent la coopération comme facteur d’émancipation ?
I : C’est un peu trop simpliste pour plusieurs raisons.
La coopération, comme loi sociale, a été aussi promue par les mouvements fascistes à travers le corporatisme. Pour ces mouvements, c’était l’union entre les classes sociales et non la lutte qui devait prévaloir. Ils ont une vision de la société que l’on qualifie d’organiciste. Ils considèrent que c’est la solidarité qui prévaut contre l’individu. Donc premier point : la coopération n’est pas une valeur propre au socialisme.
Deuxième point : il y a souvent une confusion entre libéralisme économique et capitalisme. Le libéralisme économique est une idéologie qui justifie le capitalisme en s’appuyant sur la concurrence entre individus. Mais, il existe des formes de capitalisme qui se sont développés sans s’appuyer sur l’idéologie individualiste. C’est le cas par exemple du capitalisme au Japon qui a au contraire exalté la solidarité entre les individus pour se développé.
Troisième point : le capitalisme s’est transformé en passant d’un capitalisme industriel au capitalisme par projet. Or dans cette forme de capitalisme, la collaboration est une valeur exaltée comme permettant une plus grande efficacité économique. C’est ce que l’on appelle l’économie collaborative. Cette économie collaborative néolibérale promeut les pédagogies coopératives comme permettant de produire le type d’ethos favorable à l’économie collaborative.
Q : Mais l’école traditionnelle fonctionne sur la base de la compétition entre individus et de la sélection des élites ?
I : Le problème, c’est qu’il s’agit d’un raisonnement trop binaire. On oppose la concurrence à la coopération. Donc on associe l’individualisme à la concurrence. Ce qui est discutable comme l’on montré les penseurs libertaires.
En vérité, la réalité est plus complexe également sur ce point. Il faut souligner deux éléments :
- D’une part, le mouvement ouvrier n’a pas opposé de manière simpliste coopération et individualisme. Par exemple, le syndicaliste Emile Pouget, dans sa brochure L’action directe, souligne comment l’action directe favorise la capacité de l’individu à agir par lui-même : « Et c’est en cette gymnastique d’imprégnation en l’individu de sa valeur propre, et d’exaltation de cette
valeur, que réside la puissance fécondante de l’action directe. (...) Elle apprend à avoir confiance en soi ! À ne s’en rapporter qu’à soi ! À être maître de soi ! À agir soi-même ! »
- D’autre part, la capacité à coopérer et à s’affirmer en tant qu’individu dépend de la socialisation de genre. Une étude de l’OCDE de 2015 sur les pratiques pédagogiques collaboratives à l’école montre que les filles coopèrent davantage que les garçons.
Q : Que peut-on en conclure ?
I : En soi, cela veut dire que la coopération n’est ni bonne, ni mauvaise. C’est une fait social. La question consiste davantage à se demander quel type de coopération et à quelle fin ?
Ce qui est certain, c’est que dans le contexte néolibéral, les pédagogies émancipatrices doivent mieux distinguer la coopération visant l’émancipation sociale et celle qui caractérise le néolibéralisme. Qu’est-ce qui distingue ces deux formes de coopération ?
De ce point de vue, l’ouvrage de Laurent Eloi, L’impasse collaborative, a l’intérêt d’essayer de distinguer davantage collaboration néolibérale et coopération sociale. Il considère que la collaboration a pour finalité la production, tandis que la coopération a pour finalité la connaissance.
Autre point, la coopération pour qui ? Sans doute que des pédagogies coopératives sont plus nécessaires pour les garçons que pour les filles. Les élèves filles ont plus besoin que l’on valorise leur capacité à s’affirmer en tant qu’individu car la société attend souvent des femmes qu’elles soient au service des autres. Plusieurs études sur genre et éducation soulignent que les enseignant-e-s ont tendance à se servir des élèves filles comme aide pour les élèves garçons.
Ce qui nous amène au dernier point de cette réflexion : c’est que les pédagogies critiques ou radicales se donnent pour objectif non pas avant tout la coopération ou l’affirmation de soi, mais l’égalité sociale entre les élèves quelques soient leur genre, leur origine ethno-raciale ou leur classe sociale. C’est pourquoi pour certaines il peut être préférable de travailler sur l’affirmation de soi, tandis que pour d’autres, il peut être préférable de mettre l’accent sur la coopération.
Lorsque Paulo Freire écrit: "personne ne libère autrui, personne ne se libère seul; les hommes se libèrent ensemble". Il prône une éducation que l'on peut qualifier de mutuelle ou de coopérative. Mais ce n'est pas en soi ce qui fait le caractère critique de cette éducation, ce qui la rend critique c'est que l'éducation mutuelle ou coopérative est orientée vers la libération. La vraie question, c'est qu'est-ce qu'une éducation libératrice ?
En hypostasiant la coopération, on tend à inverser les moyens et les fins. Ce n'est pas la coopération qui est la finalité, mais l'émancipation sociale. La vraie question est quel est le chemin pour l'émancipation sociale et non pas comment mettre en oeuvre la coopération.