La philosophie depuis l’Antiquité a utilisé la forme dialogue. Paulo Freire l’a souvent utilisé également pour présenter ses idées en philosophie de l’éducation. C’est pourquoi nous inaugurons une petite rubrique intitulée - Les dialogues de pédagogies radicales – qui vise à clarifier certaines questions en philosophie de l’éducation.
Art ou science ?
Q : Comment peut-on comprendre cette question : la pédagogie est-elle un art ou une science ?
I : La notion d’art comme dans « arts culinaires » ou « arts martiaux » ne renvoie pas tant à une dimension esthétique que technique. Il s’agit en quelque sorte de se demander si la pédagogie relève d’une technique, et donc si elle est une forme d’artisanat, ou si elle est une forme de science appliquée.
Q : Justement, quel rapport la pédagogie peut-elle entretenir avec la science ?
I : Il ne s’agit pas de critiquer l’apport des sciences à la pédagogie, mais plutôt les conceptions scientistes. Le scientisme consiste à croire que tous les domaines de la vie humaine peuvent être réduits à une connaissance scientifique. Ce que l’on appelle parfois les pédagogies technicistes, que l’on peut plus justement appeler « technoscientifique », sont des pédagogies qui sont des sciences appliquées. L’enseignant devrait alors être formé à mettre en œuvre mécaniquement des techniques pédagogiques issues des sciences.
Dans une version plus récente, cette conception s’appuie souvent chez ses partisans d’une identification de l’éducation à la médecine. L’enseignant devrait être formé aux connaissances scientifiques et les appliquer comme un médecin. Cependant la médecine est orientée vers une valeur principale « la santé ». Il n’en va pas de même de l’éducation qui au contraire implique des valeurs multiples et parfois contradictoires : épanouissement de la personne de l’élève, instruction, éducation du citoyen, formation du professionnel…
Le positivisme constitue une conception des sciences qui tend à évacuer toutes les questions sur les valeurs ou finalités axiologiques. Or comme on le voit, si l’éducation implique des valeurs, dans ce cas, il n’est pas possible de réduire la pédagogie à une vision positiviste ou scientiste.
Q : Mais est-ce que cela veut dire que les sciences n’ont pas de place dans l’action pédagogique ?
I : Du point de vue d’une pédagogie critique ou radicale, les sciences ont une place à jouer dans la pratique pédagogique, mais pas une conception positiviste des sciences. Les sciences qui jouent un rôle en particulier ce sont les sciences sociales critiques. Elles interviennent à au moins deux niveaux. Le premier consiste à analyser les rapports sociaux de pouvoir qui sont présents dans la pratique, par exemple dans la salle de classe. Les sciences sociales apportent un regard critique sur la pratique qui permet à l’enseignant-e de se demander dans quelle mesure elle reproduit les rapports sociaux et comment elle peut corriger cette reproduction. Le deuxième niveau intervient dans la conscientisation. En effet, le passage de la conscience quotidienne à la conscience sociale critique passe par l’éclairage des sciences sociales. Sinon, l’enseignant-e ne ferait que produire un discours idéologique, une forme d’endoctrinement. Il faut admettre une différence entre l’opinion et les connaissances scientifiques. Les théoriciens de l’Ecole de Francfort ont distingué deux usages des sciences. Un usage à finalité instrumentale des sciences: celui-ci est orienté vers la finalité de dominer les êtres humains et la nature. Un usage à finalité critique des sciences : celui-ci est orienté vers l’émancipation sociale. Il vise à la prise de conscience des inégalités sociales et des discriminations et à en fournir une explication.
Q : Donc si la pédagogie ne peut pas être réduite à une technoscience, relève-t-elle d’un savoir artisanal ?
I : On ne peut pas réduire non plus la pédagogie à une action technique. La pédagogie intervient dans le processus éducatif. Elle met certes en œuvre des techniques, mais elle ne se réduit pas à une technique. En effet, les techniques ne sont qu’un moyen. Elles n’ont pas de finalité émancipatrice en elles-mêmes. Penser que si l’on met les élèves en activité ou qu’on les fait coopérer, c’est émancipateur en soi est très discutable. Ces techniques pédagogiques, dites « nouvelles », peuvent être utilisée aussi bien par des socialistes libertaires que par des néolibéraux. En fait, ce qui fait qu’une pédagogie est émancipatrice, c’est qu’elle vise la remise en question des rapports sociaux de pouvoir. C’est d’ailleurs ainsi que Henry Giroux définit la pédagogie radicale : elle se distingue aussi bien des pédagogies conservatrices que des pédagogies libérales, par le fait qu’elle s’intéresse à la critique des rapports sociaux de pouvoir.
Q : Si la pédagogie n’est ni un artisanat, ni une technoscience, en quoi consiste-t-elle ?
I : Pour Paulo Freire, la pédagogie relève de la praxis. Il définit la praxis comme l’articulation entre la réflexion et l’action. La praxis est en outre, dans la tradition marxiste, une notion qui désigne l’action de l’être humain par lequel il se transforme et transforme l’environnement social et naturel. Elle est l’action par laquelle l’être humain s’humanise. Comme l’éducation est alors ce processus par lequel l’être humain passe du statut d’être naturel au statut d’être culturel. C’est un processus d’humanisation.
Cette notion de praxis distingue Paulo Freire à la fois de la pédagogie traditionnelle et de la pédagogie nouvelle. Il critique le verbalisme de la pédagogie traditionnelle qui entend transmettre de manière unilatérale des connaissances et qui de ce fait réifie, et donc déshumanise, au lieu d’humaniser. Il critique l’activisme de la pédagogie nouvelle qui pense qu’il suffit de mettre les élèves en activité pour les émanciper. Pour Paulo Freire, l’émancipation implique un processus dialectique, qu’il nomme la conscientisation, qui met en dialogue les connaissances expérientielles des apprenants et les connaissances théoriques de l’enseignant.
De ce fait, le processus éducatif n’est pas un processus où l’on s’auto-émancipe, mais ce n’est pas non plus un processus par lequel on est émancipé par autrui, c’est un processus dialectique d’émancipation mutuelle par la confrontation entre des types de connaissance différents.