La philosophie depuis l’Antiquité a utilisé la forme dialogue. Paulo Freire l’a souvent utilisé également pour présenter ses idées en philosophie de l’éducation. C’est pourquoi nous inaugurons une petite rubrique intitulée - Les dialogues de pédagogies radicales – qui vise à clarifier certaines questions en philosophie de l’éducation.
Etre émancipé par autrui ou s’émanciper soi-même ?
Q : On parle souvent d’une éducation émancipatrice. Mais que recouvre le mot « émancipation » ?
I : Il existe dans le langage juridique la notion de « mineurs émancipés ». Cela désigne le cas d’un mineur qui n’est plus sous la tutelle de ses parents. La notion d’émancipation est bien souvent référée aux Lumières et à Kant. En effet, dans un opuscule intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? », il les définit de la manière suivante : « Les «Lumières» se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre ». L’éducation aurait comme finalité d’amener les êtres humains à penser par eux-même, à faire preuve d’esprit critique. Cela serait la condition de possibilité de la liberté.
Q : Mais pour les Lumières, le sujet est émancipé par un maître, n’est-ce pas ?
I : Oui, les Lumières accordent une importance spécifique aux sciences dans le processus de connaissance et de ce fait, la thèse du despotisme éclairé défendu par de nombreux philosophes des Lumières, considère que le sujet ou le peuple doit être éduqués d’abord pour ensuite pouvoir s’émanciper. A noter, que Kant, n’est pas toujours sur cette position : il lui arrive d’écrire, comme dans « Qu’est-ce que les Lumières ? », que l’on ne s’émancipe jamais que par soi-même.
Q : L’idée que quelqu’un d’autre pourrait nous émanciper est tout de même problématique. En gros, cela revient à dire : « je vais te libérer ». Ce qui est contradictoire d’une certaine manière et peut même s’avérer dangereux.…
I : Oui, c’est vrai que l’on va avoir deux tendances. Ceux qui pensent que l’on peut libérer autrui au moyen de la science. C’est une thèse que l’on retrouve également avec l’idée d’avant-garde révolutionnaire éclairée. Et l’idée libertaire, que l’on ne peut s’émanciper que par soi-même. C’est la devise de l’internationale : « L’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ». C’est une thèse que l’on retrouve dans Le maître ignorant de Rancière. Le savoir du maître ne peut pas être émancipateur. Car admettre cela, selon Rancière, c’est admettre une inégalité des intelligences. Ce qui est un postulat anti-démocratique.
Q : La position de Paulo Freire par rapport, à ce débat on la retrouve dans cette phrase : « Personne n'éduque autrui, personne ne s'éduque seul, les hommes s'éduquent ensemble par l'intermédiaire du monde », n’est-ce pas ?
I : Cette phrase de Paulo Freire est souvent comprise comme une défense de l’éducation mutuelle ou d’une éducation coopérative. C’est le cas, mais pas seulement. Cette phrase refuse le caractère unilatéral des deux positions opposées que nous avons évoquées : d’un côté, celle selon laquelle on pourrait émanciper autrui, de l’autre côté, celle selon laquelle on pourrait s’auto-émanciper seul. L’émancipation est un processus dialectique. Mais cette dialectique collective n’est pas purement subjective. Il ne s’agit pas seulement de sujets qui mettent en commun leur subjectivité. L’éducation émancipatrice ne peut se contenter de passer par un partage d’expériences subjectives. Ces subjectivités doivent s’affronter à l’objectivité de la réalité. Cela signifie d’une part, prendre en compte la connaissance scientifique objective de la réalité. Cela signifie d’autre part également agir pour transformer la réalité sociale et matérielle. En cela, Paulo Freire opère un déplacement de l’émancipation par rapport à Kant : l’éducation ne vise plus seulement l’émancipation individuelle, mais également l’émancipation sociale qui devient une condition de possibilité de l’émancipation individuelle. En effet, les sujets acquièrent la connaissance par le processus éducatif que leur situation d’oppression trouve son origine dans l’organisation sociale et qu’il s’agit donc de la transformer.