La philosophie depuis l’Antiquité a utilisé la forme dialogue. Paulo Freire l’a souvent utilisé également pour présenter ses idées en philosophie de l’éducation. C’est pourquoi nous inaugurons une petite rubrique intitulée - Les dialogues de pédagogies radicales – qui vise à clarifier certaines questions en philosophie de l’éducation.
Q : D’où vient cette appellation « pédagogie critique » ?
I : C’est une expression qui se répand dans différents pays du monde à partir des années 1980 pour désigner des pédagogies qui se réfèrent explicitement à la pédagogie de la « conscientisation » de Paulo Freire. On parle ainsi de pédagogie critique féministe, de pédagogie critique de la race, de pédagogie critique interculturelle (ou décoloniale), de pédagogie critique des normes…. Dans toutes ces pédagogies, la référence explicite est Paulo Freire.
Q : Quelles sont les références de Paulo Freire lui-même ?
I : Elles sont multiples et en particulier philosophiques. Il ne faut pas oublier que Paulo Freire a une formation de philosophe. Mais il ne faut négliger qu’il existe également toute une tradition d’éducateurs et de pédagogues latino-américains depuis au moins le XIXe siècle qui ont nourri la pensée de Paulo Freire. Pour avoir une idée assez complète de ces références théoriques, on peut lire la thèse de Lidia Mercedes Rodrigues, La pensée politique pédagogique de Paulo Freire (2005). Contrairement à ce que l’on semble croire parfois en France, sans doute sous l’effet d’un biais eurocentrique, la référence à Freinet n’est pas primordiale chez Freire. Il n’est même pas cité dans la thèse de Mercedes Rodrigues. Parmi, les éducateurs qui ont été importants pour Freire, elle mentionne Fernando de Azevedo et Anísio Teixeira.
Q : Comment Paulo Freire se positionne-t-il par rapport à la pédagogie traditionnelle ?
I : La pédagogie traditionnelle est renvoyée par Freire à la pédagogie bancaire. Mais là encore, il faut se garder des mauvaises interprétations. Ce qui lui pose problème, c’est que ce type de pédagogie ne reconnaît par l’apprenant comme un sujet, mais tend à le réifier en le considérant comme un simple réceptacle de connaissances. C’est la même critique qui pourra être faite également à la pédagogie technoscientifique : elle considère l’esprit humain comme une chose programmable comme un mécanisme.
Q : Pour autant, il ne se reconnaît pas dans l’éducation nouvelle…
I : Non car pour lui, l’éducation nouvelle s’est donné principalement pour objectif de révolutionner la salle de classe et non pas la société. Paulo Freire ne croit pas qu’en mettant en place une utopie éducative dans la salle de classe, il va changer la société. Il pense que l’objectif de l’éducation est de jouer un rôle dans la transformation de l’organisation sociale dans le sens de davantage de justice sociale.
Q : Quelle est alors la finalité de la pédagogie critique ?
I : Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés définit celle-ci comme une lutte contre la déshumanisation de l’être humain. Plus précisément il écrit : « La pédagogie des opprimés: celle qui doit être élaborée avec les opprimés et non pour eux, qu'il s'agisse d'hommes ou de peuple, dans leur lutte continuelle pour recouvrer leur humanité. Pédagogie qui fait de l'oppression et de ses causes un objet un objet de réflexion des opprimés d'où résultera nécessairement leur engagement dans la lutte pour la libération ».
A la fin de sa vie dans Pédagogie de l’autonomie, il formule la finalité de la pédagogie critique de la manière suivante : « Je suis professeur pour soutenir constamment la lutte contre toute forme de discrimination, contre la domination économique des individus ou des classes sociales ». La pédagogie critique vise donc une prise de conscience des inégalités sociales et des discriminations, et au-delà une transformation sociale de la réalité.
Les deux textes n'ont pas le même contexte historique, mais également le même contexte d'action. Pédagogie des opprimés vise un public d'éducateurs qui interviennent hors l'école, tandis que Pédagogie de l'autonomie définit une éthique pour des enseignants dans le système scolaire public.
Q : La pédagogie agit par le moyen de la conscientisation, n’est-ce pas ?
I : Oui, c’est cela. Mais la conscientisation n’est pas un terme vague. Elle désigne un processus particulier. Celui du passage de la conscience naïve (au sens d’immédiate) à une conscience réflexive de type critique. Par ce processus, les opprimés prennent conscience que leur oppression ne trouve pas sa source dans des relations personnelles entre individus, mais sont la conséquence de rapports sociaux structurels. Il ne peut donc pas y avoir de justice sociale sans une réorganisation sociale.
Q : Quel est le rôle des connaissances théoriques dans ce processus ?
I : Il ne s’agit pas comme chez Rancière de considérer que la science de l’enseignant et de manière général les sciences sociales, sont un obstacle à l’émancipation. Ce qui ne veut pas dire que les enseignants sont une avant-garde libératrice. Ainsi Paulo Freire écrit-il dans Pédagogie des opprimés : « Il n’y a ni ignorants absolus, ni savants absolus : il y a des hommes, qui ensemble essaient de savoir ». Il y a donc des types de savoirs différents. Le savoir théorique permet une montée en généralité vers une prise de conscience du caractère socialement structurel des inégalités sociales et des discriminations. Il permet aussi d’établir une distinction entre des simples opinions politiques et des discours scientifiques qui s’appuient sur des protocoles d’objectivation. La pédagogie critique ne se confond pas avec un endoctrinement idéologique qui ne s’appuie sur aucun fait et uniquement sur des opinions. Par exemple, lorsque l’on dit qu’il existe des inégalités sociales structurelles entre hommes et femmes, cela s’appuie sur un ensemble de statistiques concernant l’emploi, l’espace domestique, l’espace public ou encore le champ politique...
Q : En ce sens, la pédagogie critique dans l'institution scolaire vise la formation à l’esprit critique…
I : Oui, mais pas seulement au sens où elle vise à fournir des outils pour penser aux élèves sans contenu. La pédagogie critique va plus loin qu’une forme sans contenu. Non seulement, elle s’appuie sur les sciences sociales critiques, mais dans ses finalités, elle prend en compte les droits sociaux et civiques qui ont été conquis par les luttes sociales depuis près de deux siècles. Ce qui distingue là aussi la pédagogie critique d’un endoctrinement partisan. La pédagogie critique prend en compte l’éducation philosophique et juridique aux droits humains et sociaux. Mais, par les sciences sociales, elle est conduite à interroger pourquoi ces droits humains qui ont été proclamés dans des textes ne sont pas appliqués en réalité ou menacés par des forces réactionnaires. On peut par exemple penser à l’égalité salariale homme/femme, au droit au logement ou encore au droit travail.
C’est le croisement entre l’existence de ces droits conquis sur le papier et la démarche structuraliste des sciences sociales qui conduit à une prise de position radicale sur la société. Ces droits formels ne sont pas appliqués dans la réalité parce qu’il existe des inégalités sociales structurelles. Leur réelle application suppose une transformation radicale de l’organisation sociale.
Q : Pour parvenir à la conscientisation, Paulo Freire met en avant des pratiques dialogiques qui sont reliées pour lui à une éducation démocratique…
I : Oui, c’est exact… L’idée d’une démocratie dans la salle de classe qui préparerait à une citoyenneté démocratique n’est pas propre à Paulo Freire. C’est une idée que l’on va retrouver dans des pédagogies libertaire par exemple comme dans la Pédagogie Institutionnelle avec le Conseil d’élèves.
Néanmoins, il est sans doute nécessaire d’aller plus loin dans la réflexion comme l’on fait les pédagogues féministes comme bell hooks. Tout en reconnaissant l’apport de Paulo Freire, elles soulignent une certaine naïveté de sa part avec la croyance que tout le monde serait égal dans les pratiques dialogiques horizontales. En réalité, celles-ci reproduisent des rapports sociaux. C’est pourquoi certaines pédagogues féministes comme Claudie Solar ou encore Isabelle Collet ont réfléchie à aller plus loin à travers une pédagogie féministe de l’égalité qui tentent d’agir par exemple sur les inégalités sexuées dans la prise de parole.
Mais ce que les auteures féministes ont vues va plus loin que simplement la question des rapports sociaux de sexe car dans les pratiques pédagogiques les plus horizontales se reproduisent également les rapports sociaux de classe sociale ou de racisation. C’est pourquoi il est nécessaire de mettre en pratique une pédagogie intersectionnelle anti-discriminations.
Q : Il y aurait donc de ce point de vue là une limite dans la pédagogie de Paulo Freire qu’auraient pointées les auteures féministes. Est-ce la seule ?
I : Paulo Freire est quelqu’un qui a souvent reconnu d’accepter ses limites et c’est une raison pour laquelle d’ailleurs bell hooks dit qu’elle l’a admiré. Il a souvent dit qu’il ne s’agissait pas de l’imiter, mais de le réinventer. Ainsi, il souligne une limite concernant la conscientisation , une limite qu’il a admis par la suite, c’est que la conscientisation ne suffit pas à elle seule pour une action de transformation de la réalité sociale. Il faut par exemple comme le fait Augusto Boal, dans Le théâtre de l’opprimé, développer les capacités d’action des opprimés, mais aussi sans doute des organisations sociales de lutte comme des syndicats ou des collectifs.
Q : Il arrive parfois qu’en France, certaines personnes aient du mal à comprendre la spécificité de l’approche de la pédagogie critique par rapport à d’autres types de pédagogies qui se présentent comme des pédagogies d’émancipation sociale – comme Freinet, Pédagogie Institutionnelle ou GFEN. Est-ce qu’il y a des points vraiment différents ?
I : On peut dire que sans doute la différence tient au fait que la priorité de la pédagogie critique, c’est vraiment une lutte intersectionnelle contre les différents rapports sociaux de pouvoir par la conscientisation et l’empowerment. Cela apparaît vraiment dans les thématiques sur lesquels se centre la pédagogie critique : faire prendre conscience des rapports sociaux de sexe, de classe, de racisation, des genre ou encore des enjeux écologiques dans le but de développer un engagement citoyen autour de ces problématiques.
En soi, la pédagogie critique n’est pas en opposition avec la pédagogie Freinet, Institutionnelle ou GFEN car l’accent mis n’est pas le même. Il ne s’agit pas avant tout de développer la coopération, des institutions ou encore des pratiques constructivistes. Ce ne sont pas ses techniques qui distinguent la pédagogie critique, mais bien ses finalités : la lutte intersectionnelle contre la reproduction des rapports sociaux de pouvoir.
Les techniques pédagogiques sont subordonnées à ces finalités. Il n’y a pas de fétichisation des techniques pour la technique. Les techniques ne sont pas la spécificité de la pédagogie critique et c’est ce qui déroute. On a l’habitude de reconnaître en France une pédagogie à ses techniques : les techniques Freinet, les institutions de la PI, les démarches d’auto-socio-construction du GFEN… Or par exemple, la pratique dialogique, prônée par Freire, a été critiquée au contraire par les pédagogues féministes, qui ont développées par exemple des approches en non-mixité. Ce qui va caractériser la pédagogie critique, c’est qu’il s’agit de pratiques pédagogiques qui sont mises en œuvre dans le but de développer une conscientisation des rapports sociaux de pouvoir.
Un expérience à faire pour pouvoir comparer la diférence, c'est d'aller sur les sites de l'ICEM Freinet ou du GFEN, et de taper sur le moteur de recherche du site des notions telles que: homophobie, transphobie, queer, intersectionnalité, décolonial, classisme, validisme, intersexe, féminisme, grossophobie, pauvrophobie... et de voir si ces occurences sont particulièrement présentes ou constituent des thématiques bien identifiées dans le site Internet. Il est alors possible par exemple de comparer avec des sites comme Pédagogie anti-discrimination (http://pedagogie-antidiscrimination.fr/) ou SVT Egalité (http://svt-egalite.fr/).