Extrait de L'action culturelle pour la liberté et autres écrits [ensemble de textes écrits entre 1964 et 1974] (recueil publié en 1975):
En nous proposant une analyse des niveaux de conscience, nous souhaiterions souligner depuis le début, que si, d’un côté, nous ne sommes pas en train d’absolutiser la conscience, et de manière générale, la super-structure, de l’autre côté, nous n’absolutisons pas l’infra-structure. Nous sommes, au contraire, en train de chercher à comprendre les différents niveaux de conscience dans leur relation dialectique avec les conditions matérielles de la société, pour cela même, ils ne déterminent pas les conditions sociales, mais ils n’en sont pas une simple copie. Nous avons déjà insisté là-dessus dans d’autres travaux, que la structure sociale, comme un tout, est, en dernière analyse, non la somme (ni non plus la juxtaposition) de l’infra-structure avec la super-structure, mais la dialectisation entre les deux.
De là, le rôle que peut jouer la culture dans le processus de libération des classes opprimées est indiscutable.
De cette manière, en cherchant à discerner, en termes relatifs, les caractéristiques fondamentales de la configuration historico-culturelle à laquelle ces différents niveaux de conscience correspondent nous espérons ne pas être compris comme si on était en train de sombrer dans une des absolutisations mentionnée ci-dessus.
D’un autre côté, notre intention n’est pas de tenter une étude des origines et de l’évolution historique de la conscience, ce pour quoi, surtout, nous nous sentons pas les compétences, mais d’essayer de produire une analyse introductive aux niveaux de conscience dans la réalité latino-américaine. (…)
Nous allons commencer par effectuer quelques considérations générales au sujet de ce que nous appelons la « culture du silence », dans laquelle on trouve des formes particulières de conscience dominée.
En dépit de l’évidence, peut être il n’est pas trop d’affirmer que le constat de la culture du silence implique la reconnaissance d’une culture dominante et que toutes deux, qui ne se génèrent pas elles-mêmes, mais se constituent dans les structures de la domination. La culture du silence, aussi bien pour les dominés que pour les dominants, se situe dans une relation dialectique et non d’opposition symétrique à la culture dominante.
D’un autre côté, tout ce qui compose la culture du silence n’est pas une pure reproduction idéologique de la culture dominante. En elle, il y a aussi quelque chose de propre aux opprimés dans lequel ils s’emmurent (…) pour se défendre, pour se préserver, pour survivre. De là, la nécessité déjà soulignée que les leaders révolutionnaires connaissent non seulement la faiblesse de cette culture, mais également son potentiel de révolte.
Un des aspects qui a été discutés dans l’analyse de la culture du silence, c’est celui de la relation entre le « Premier monde » et le Tiers monde. Le Premier est le monde qui parle, qui impose, qui envahie ; l’autre dans des moments différents de ses relations dialectiques avec lui est le monde qui écoute, qui suit, qui se rebelle, qui est assimilé ou récupéré, qui se rebelle de nouveau, qui fait la révolution, qui se libère, sans que cette séquence soit quelque chose de prédéterminée.
En tant que monde qui « parle », le Premier monde, en lui-même, et son Tiers monde – le monde des classes et des groupes sociaux dominés, avec sa culture du silence également- et le Tiers monde comme totalité dépendante, a, dans son intimité, son Premier monde – le monde de ses classes dominantes, en relation de subordination au Premier monde du Premier monde qui sont les classes dominantes des sociétés de la métropole. Dans ce sens, il y a une certaine différence entre les classes dominantes du Premier monde et les classes dominantes du Tiers monde, comme les classes entre les classes et groupes dominés de chacun de ces mondes. (…)
Une des formes de la conscience dominée dans ces sociétés dépendantes, se caractérise par sa quasi-adhérence à la réalité objective et sa quasi-immersion dans la réalité. A ce niveau, comme nous l’avons souligné dans Pédagogie des opprimés, la conscience dominée ne prend pas suffisamment de distance avec la réalité afin de l’objectiver et de la connaître de manière critique.
Nous appelons cette forme de conscience « semi-intransitive ». Dans sa quasi-immerson dans la réalité, cette modalité de la conscience ne parvient pas à capter de nombreux défis du contexte ou les perçois de manière distordue. Sa semi-intransitivité comprend une certaine oblitération qui lui est imposée par les conditions objectives. De là, dans cette vision de fond, les données qui se détachent le plus facilement, c’est ce qui se dit au sujet des problèmes vitaux, dont la raison d’être, de manière générale, est toujours trouvée hors de la réalité concrète. C’est qu’à ce niveau de quasi-immersion, on ne distingue pas facilement ce que nous appelons la « perception structurelle » des faits, qui implique la compréhension véritable de la raison d’être de ceux-ci. De cette manière, l’explication des problèmes se trouvent toujours hors de la réalité, soit dans des signes divins, soit dans le destin, ou bien aussi dans l’infériorité naturelle des hommes et des femmes dont la conscience se situe à ce niveau. La semi-intransitivité est nécessairement associée au fatalisme, encore que cela ne soit pas une particularité exclusive de la semi-intransitivité. De quelque manière, si l’explication des situations problématiques se trouve dans un quelconque pouvoir supérieur ou dans une « incapacité naturelle » des êtres humains, il est évident, alors que l’action de ceux-ci, comme réponse à ces situations problématiques, n’est pas orientée dans le sens d’une transformation de la réalité, mais au contraire se tourne vers le pouvoir supérieur qui est à l’origine des situations aussi bien que de l’infériorité naturelle. Son action a un caractère magico-défensif ou magico-thérapeutique. (…)
Rien de ce que nous disons sur la semi-intransitivité signifie, cependant, que les hommes et les femmes, dont la conscience se situe à ce niveau, soient incapables de dépasser la compréhension magique des faits, soient incapables de refaire la lecture de leur réalité, comprenant alors que leur indigence a d’autres causes que celles admises jusque là. Au contraire, l’expérience a montré que plus rapidement que ce que l’on croit, cette relecture devient possible, même si entre le moment de la relecture et de l’engagement dans une forme d’action cohérente avec elle, il y a beaucoup à faire.
Parfois, le dévoilement d’une partie au moins des raisons des faits que la relecture de la réalité offre conduit les individus qui la font à un état d’inquiétude qui effraie les éducateurs qui ont été conduit là par des sentiments humanitaires, et non par une option politique claire.
Dans de telles situations, ces éducateurs comprennent, comment, en peu de temps, ils ont été dépassés par ceux dont ils prétendaient être les éducateurs. Ils comprennent qu’en dépit du fait qu’ils sachent lire et écrire, ils étaient politiquement des analphabètes.
Certains de ces « effrayés » renoncent au travail initié, d’autres acceptent le défi que cette relecture leur impose, ils refont entièrement leur lecture du monde et ils abandonnent le spontanéisme humanitaire et deviennent réellement des militants. Ils s’alphabétisent politiquement comme les analphabètes qu’ils prétendaient alphabétiser. (…)
Cette transition historique [ici Freire se réfère à l’histoire du Brésil] correspond à une nouvelle forme de conscience populaire – la « transitive-naïve ». Si au niveau de la « semi-intransitivité », se sont les problèmes vitaux qui se détachent le plus facilement, au niveau de la transitivité naïve la capacité de captation s’amplifie et ce qui avant n’était pas perçu commence à l’être, mais également ce qui était compris d’une certaine manière l’est maintenant d’une autre manière.
Il n’y a pas, cependant, de frontière rigide entre une modalité et une autre de conscience. Ainsi, dans beaucoup de cas, la conscience semi-intransitive continue d’être présente, au sein de la transitive-naïve. (…)
De cette manière, la conscience transitive émerge comme conscience ingénue, tellement dominée à l’intérieur, mais indiscutablement plus en alerte concernant la raison d’être de sa propre ambiguïté.
D’un autre côté, l’immersion de la conscience populaire, même encore naïvement transitive, provoque le développement de la conscience des classes dominantes. C’est que la transitivité naïve annonce, dans les masses populaires immergées, la constitution de la conscience de classe dominée qui s’assume comme « classe pour soi ». De cette manière, comme il y a un moment de surprise dans les classes populaires quand elles commencent à voir ce qu’auparavant elles ne voyaient pas, il y a un étonnement correspondant dans les classes dominantes quand elles comprennent qu’elles sont en train d’être dévoilées par les masses. Cette double révélation provoque de l’anxiété chez les uns et les autres.
Les masses populaires deviennent anxieuses du fait de la liberté, du dépassement du silence dans laquelle elles ont toujours été. Les classes dominantes, elles par maintient, du « statut quo » vers lequel elles inclinent en fonction du degré de pression des classes populaires, des réformes structurelles qui n’affectent pas le système dans son essence.
Dans le processus de transition, le caractère prépondérant de la « société fermée » va graduellement céder la place à un plus grand dynamisme dans toutes les dimensions de la vie sociale. Les contradictions remontent à la surface et les conflits dans lesquels la conscience populaire s’éduque et se fait plus exigeante se multiplient, provoquant ainsi une plus grande appréhension dans les classes dominantes.
(…)
D’un autre côté, la phase de transition génère également un nouveau style politique, le populisme, sachant que les anciens modèles, ceux de la « société fermée » ne sont pas adéquats à la nouvelle étape, celle de l’émergence populaire.
(…) [Le populisme] répond à la présence des masses populaires, qui commencent à sortir de leur silence de manière naïve, mais sa réponse est manipulatrice. Si la manipulation populiste, cependant, stimule les protestations et les exigences, elle stimule aussi un processus de dévoilement de la réalité. C’est là un des aspects du caractère ambiguë du populisme. Manipulateur, mais en même temps, un facteur de mobilisation démocratique.
Ainsi, le nouveau style d’action politique, dans les sociétés en transition, ne se résume pas au rôle manipulateur de ses leaders qui font la médiation entre les masses populaires et les oligarques. Ce n’est pas le populisme qui provoque l’émergence des masses populaires, mais c’est l’apparition de celles-ci, dans des conditions politiques historiques, qui le rend possible, et non un nouveau style politique.
De cette manière, indépendamment des intentions de leur leaders, le populisme fini par renforcer la participation des masses populaires qui dans ce processus deviennent conscientes de leur état d’exploitées.
Les sociétés qui expérimentent l’accentuation de ce moment historique vivent un climat pré-révolutionnaire, dont le contraire est le coup d’État. Et la plus ou moins grande violence de celui-là dépend non du caractère plus ou moins humanitaire de celles-ci ou de celles-là des forces armées, mais du niveau où se trouve la lutte des classes dans la société.