La philosophie depuis l’Antiquité a utilisé la forme dialogue. Paulo Freire l’a souvent utilisé également pour présenter ses idées en philosophie de l’éducation. C’est pourquoi nous inaugurons une petite rubrique intitulée - Les dialogues de pédagogies radicales – qui vise à clarifier certaines questions en philosophie de l’éducation.
Les moyens et les fins
Q : La question des moyens et des fins est une question qui a fait l’objet d’importantes réflexion dans les milieux révolutionnaires, n’est ce pas ?
I : Oui, c’est exact. On peut rappeler rapidement au moins deux discussions. La première est celle qui oppose les anarchistes et les léninistes. Lénine considère dans Que faire ? qu’il est possible pour établir une société reposant sur une démocratie ouvrière de le faire en mettant en œuvre des moyens autoritaires. En particulier, en s’appuyant sur un parti révolutionnaire organisé de manière autoritaire sur la base du « centralisme démocratique ». Un deuxième cas est l’opposition entre Trotsky et Dewey sur les fins et les moyens. Pour Trotsky, la fin justifie les moyens. Pour Dewey, les moyens et les fins doivent être en continuité. De ce fait, la fin doit être évaluée en fonction des moyens.
Q : En ce qui concerne la pédagogie peut-on considérer que des techniques, des outils, soient émancipateurs en soi ?
I : On peut être dubitatif sur le caractère émancipateur en soi d’un outil. Un outil trouve son sens en fonction de la finalité pour laquelle il est utilisé. C’est l’intention qui se trouve dans le sujet qui l’utilise qui lui donne son sens. Le même outil peut être émancipateur avec un-e enseignant-e qui poursuit une finalité d’émancipation sociale et ne pas être émancipateur avec une personne qui le vide totalement de toute finalité d’émancipation sociale. Ainsi, si l’on prend par exemple les cercles de parole, utilisés par Paulo Freire, il s’agit d’un dispositif qui a été utilisé dans différents cadres. Par exemple, Kurt Lewin avait montré que si l’État voulait convaincre les citoyens d’adopter une nouvelle pratique alimentaire, il valait mieux faire des cercles de discussion que des exposés transmissifs. Ainsi des techniques, qui ont pu avoir une origine émancipatrice, peuvent intéresser l’État ou le capitalisme simplement parce qu’elles sont efficaces, mais sans que celles-ci aient une portée émancipatrice. Un dispositif horizontal peut être utilisé par exemple pour manipuler les individus en leur laissant croire qu’en réalité ils ont le contrôle de la situation.
Q : Est-ce qu’à l’inverse il y a des techniques qui sont aliénantes en soi ?
I : Un certain nombre de philosophes ont distingué entre l’outil et la machine. L’outil est dirigée par la conscience humaine qui lui donne sa finalité. A l’inverse, la machine possède un principe de mouvement interne. Par exemple, la philosophe Simone Weil considère que la machine en elle-même induit un rapport social de pouvoir entre ceux qui contrôlent la machine et ceux qui sont à son service.
En matière de pédagogie, les pédagogies technoscientifiques possèdent un caractère aliénant dans la mesure où elles partent d’une certaine conception de l’être humain considéré sur le modèle de la machine, comme un automate que l’on peut programmer. Il y a donc une conception réifiante de l’être humain qui se trouve présupposé derrière les pédagogies technoscientifiques.
Q : Pour la pédagogie radicale, qu’est-ce qui constitue une finalité émancipatrice ?
I : Paulo Freire considère que la pédagogie des opprimés constitue une lutte pour l’humanisation de l’être humain et contre sa désuhumanisation. Ce qui le déshumanise se sont les situations où il est traité comme un objet. De fait, le capitalisme, le colonialisme, le patriarcat… sont des situations qui conduisent à la réduction d’un sujet en un simple instrument de profit ou de désir sexuel. De ce fait, la pédagogie radicale se donne comme finalité la lutte contre les rapports sociaux de pouvoir qui déshumanisent l’être humain.
Q : Est-ce que l’on peut dire que la pédagogie radicale de Paulo Freire tiendrait dans une méthode ?
I : Paulo Freire a utilisé la notion de méthode au sujet la conscience par exemple dans Pédagogie des opprimés. On a utilisé également beaucoup associé sa pédagogie à sa méthode d’alphabéitisation. Mais Freire a par la suite regretté l’usage de ce terme de méthode : « «Aucune. Moi, je n’ai inventé ni méthode, ni théorie, ni programme, ni système, ni pédagogie, ni philosophie. Ce sont les gens qui ont besoin de donner un nom aux choses.» (Cité par Rosa Maria Torres). Yves Lenoir dans un article de 2007, « Le concept de situation existentielle chez Paulo Freire: au cœur d’une pédagogie critique et émancipatoire » revient très justement sur des aspects de cette question. Il rappelle qu’«aux États-Unis et au Canada anglophone, a considéré les dimensions méthodologiques de sa “méthode”, excluant ou expurgeant de sa pensée – comme ce fut le cas pour bien d’autres, tels Freinet ou Vygotsky par exemple – les dimensions politiques, culturelles et idéologiques». On a ainsi réduit Paulo Freire uniquement à des principes techniques, à une méthode. Cependant comme le rappelle Moacir Gadotti : « : «L’originalité du travail de Freire ne réside pas dans l’efficacité de sa méthode d’alphabétisation, mais, par-dessus tout, dans l’originalité de son contenu qui vise à développer notre conscience». Ce qui caractérise la pédagogie de Paulo Freire ce ne sont pas des techniques. Ce qui est caractéristique de son approche, c’est de considérer que la pédagogie est un processus qui vise la « conscientisation ». Cela veut dire le fait de comprendre comment la société est structurée par des rapports sociaux : ce qui constitue une condition pour pouvoir s’engager dans un processus de transformation sociale.
La conscientisation se situe à deux niveaux. La conscientisation de l'enseigant-e afin qu'il/elle ne reproduise pas les rapports sociaux dans sa pratique pédagogique. La conscientisation des apprenant-e-s afin qu'ils s'engagent dans un processus d'action pour la justice sociale.
Q : Cette finalité est-elle compatible avec n’importe quel moyen pédagogique ou y-a-t-il un principe de continuité entre les moyens et les fins dans la pédagogie radicale ?
I : Dans Pédagogie des opprimés, Paulo Freire distingue entre pédagogie bancaire et pédagogie dialogique. La notion de pédagogie bancaire désigne un processus d’enseignement par lequel le sujet apprenant se trouve deshumanisé : « l’éducateur est finalement le sujet agissant du processus ; les élèves en sont de simples objets » (p.53) ou encore : « l’étrange humanisme de cette conception bancaire se réduit à vouloir transformer les hommes en automates qui est la négation de leur vocation ontologique au « plus-être » (p.54).
Cela signifie qu’une pédagogie émancipatrice ne peut pas utiliser des moyens qui sont en rupture avec sa finalité. La finalité d’une éducation émancipatrice étant l’humanisation de l’être humain, cela signifie que les méthodes pédagogiques qui sont adoptées ne peuvent pas être des pratiques pédagogiques déshumanisantes.
Il y a donc ici un conflit possible entre l’efficacité et le respect de la personne humaine de l’apprenant. La pratique pédagogique libératrice ne peut pas traité au nom de l’efficacité de l’apprentissage, le sujet apprenant simplement comme un objet. Il ne s’agit pas là d’une posture scientifique, mais éthique. C’est pour des raisons ethiques, et donc philosophique, que la pratique éducative peut s’opposer à des méthodes scientifiques jugées efficaces y compris si cette efficacité consiste dans la lutte contre les inégalités sociales. Car la fin ne justifie pas n’importe quels moyens.
On a sur ce plan souvent rapproché Paulo Freire de Habermas et de l'Ecole de Francfort. En effet, Paulo Freire critique la domination de la raison instrumentale dans la pratique éducative. Avec le dialogue, il considère que le respect moral de la personne humaine est supérieur aux intérêts d'efficacité de la raison instrumentale.