L’ouvrage Pédagogie de l’autonomie souligne comment le développement de la conscience sociale critique implique avant tout chez l’enseignant une posture éthique qui est la condition de possibilité d’une relation pédagogique critique.
La pratique pédagogique suppose une posture éthique, plus que des techniques efficaces. Cela parce que l’enseignement est une relation, non pas entre un être humain et des choses, mais entre un être humain et d’autres personnes humaines. La finalité de l’enseignement est l’humanisation de l’être humain. Mais il est nécessaire pour cela que l’action pédagogique ne soit pas elle-même déshumanisante.
Extraits :
« Jamais je n’ai pu être un observateur « timidement, cependant, jamais je ne me suis éloigné d’une position rigoureusement éthique. Qui observe le fait d’un certain point de vue, ce qui ne situe pas l’observateur dans l’erreur. En vérité, l’erreur de l’observateur n’est pas d’avoir un certain point de vue, mais bien de le rendre absolu et de méconnaître que, malgré la sagesse de son point de vue, il est possible que la raison éthique ne soit pas toujours avec lui. Le mien est celui des « damnés de la Terre », celui des exclus. »
Le point de vue situé de l’enseignant, son absence de neutralité, est-il contradictoire avec l’exigence de vérité de la pratique éducative ? Paulo Freire affirme le caractère situé de tout individu, voir engagé au sens sartrien. Cela implique l’impossibilité de la neutralité. Mais pour autant ce caractère situé le rend conscient du caractère possiblement partiel de sa connaissance. De ce fait le danger n’est pas dans le fait d’être situé, mais dans le fait de ne pas avoir conscience de ce que cela implique sur le plan épistémologique. En outre, Paulo Freire réaffirme ce qui caractérise son engagement en tant qu’enseignant, celui d’avoir été au côté des « exclus ».
« Mais il doit rester clair que l’éthique dont je parle n’est pas l’éthique mineure et étroite du marché qui se courbe obéissante aux intérêts du lucre. (…) Évidemment, je ne parle pas de cette éthique. Je parle, bien au contraire, de l’éthique universelle de l’être humain. Je parle de l’éthique qui condamne le cynisme d’un tel discours, qui condamne l’exploitation de la force de travail de l’être humain, qui condamne l’accusation par ouï-dire et l’affirmation de quelqu’un qui a parlé de A sachant que B a été dit. Je parle de l’éthique qui condamne le comportement de fausser la vérité »
L’éthique dont parle Paulo Freire est une éthique humaniste qui s’appuie sur une certaine conception philosophique de l’être humain qui le distingue de la chose. De ce fait, cette éthique refuse la transformation de l’être humain en un simple objet d’exploitation capitaliste. D’où son opposition au néolibéralisme.
« L’éthique dont je parle est celle qui se sait confrontée aux manifestations discriminatoires en termes de race, de genre, de classe. C’est pour cette éthique inséparable de la pratique éducative – peu importe si nous travaillons avec des enfants, des jeunes ou des adultes – que nous devons lutter ».
De même, cette déshumanisation n’est pas à l’oeuvre que dans le capitalisme, mais également dans le racisme ou le sexisme. L’enseignement se donne comme objectif l’humanisation de l’être humain qui par son inachèvement est capable d’un développement ontologique, d’aspirer à être plus. C’est pourquoi il y a une antinomie entre la déshumanisation discriminatoire et l’humanisme qu’implique l’action éducative.
« Ce témoignage se manifeste dans la manière dont nous traitons les contenus que nous enseignons, et avec laquelle nous citons les œuvres des auteurs dont nous partageons ou non les points de vue. Nous ne pouvons fonder notre critique d’un auteur sur la lecture faite en diagonale de l’une ou de l’autre de ses œuvres. Pire encore est de s’en tenir à la lecture de la critique de celui qui n’a lu que le résumé figurant sur la couverture d’un de ses livres. »
Pour autant, l’engagement, l’absence de neutralité ne doit pas conduire à la partialité. Elle doit s’accompagner d’une exigence éthique d’honnêteté intellectuelle. Il y a donc dans le processus éducatif de formation de la conscience critique une exigence éthique qui incombe à l’enseignant. C’est cette exigence éthique qui doit guider les pratiques dans l’action éducative.
« Formation scientifique, correction éthique, respect des autres, cohérence, capacité de vivre et d’apprendre avec la différence, ne pas permettre à notre mal-être personnel ou à notre antipathie pour autrui de l’accuser de ce qu’il n’a pas commis, sont autant d’obligations à l’accomplissement desquelles nous devons nous consacrer avec humilité mais aussi avec persévérance. »
Paulo Freire énonce ainsi un certain nombre de qualités que devrait développer un enseignant pour réaliser sa mission éducative.
« je suis absolument convaincu de la nature éthique de la pratique éducative en tant que pratique spécifiquement humaine »
Parce que l’enseignement a à faire à des êtres humains, il implique la mise en œuvre d’une éthique. Il n’est pas possible d’enseigner comme si les élèves étaient des robots que l’on programme.
« Précisément, c’est qu’en tant qu’êtres éthiques, nous pouvons ne pas respecter la rigueur de l’éthique et tomber dans sa négation, et pour cela même, nous ne devons pas faire abstraction de la possibilité de la faute éthique qui ne peut être désignée que par le terme transgression. Il en est ainsi du professeur qui ne respecte pas la curiosité de l’apprenant, son goût esthétique, son inquiétude, son langage, plus précisément sa syntaxe et sa prosodie. De même, le professeur transgresse les principes fondamentalement éthiques de notre existence, quand il ironise sur l’élève, qu’il l’infériorise, qu’il lui enjoint de « rester à sa place » au moindre signe de sa rébellion légitime. »
On pourrait objecter que l’éthique est vaine dans la mesure où cela n’empêche pas les enseignants de ne pas se comporter de manière éthique. Mais la possibilité même de la transgression montre que l’on se situe dans un domaine de l’agir humain qui implique une part de liberté humaine et relève donc du domaine éthique.
« Il les transgresse tout autant quand il se décharge de l’accomplissement de son devoir de poser des limites à la liberté des élèves, d’enseigner ou d’être respectueusement présent dans l’expérience formatrice de l’apprenant. C’est dans ce sens que le professeur autoritaire qui étouffe la liberté de l’apprenant en portant un regard mesquin sur son droit d’être curieux et inquiet, autant que le professeur permissif, rompt avec la radicalité de l’être humain – celle de son inachèvement assumé dans lequel s’enracine sa dimension éthique ».
L’éthique de l’agir enseignant est une éthique non seulement humaniste, mais démocratique. Cela signifie qu’elle se tient à distance de l’autoritarisme et du laxisme. C’est la condition pour que l’éducation soit capable de favoriser la liberté et l’humanisation de l’humain. Trop de laxisme ne permet pas à l’apprenant de développer son potentiel à être plus. L’autoritarisme réduit sa liberté et le transforme en chose incapable de développement ontologique.
«Il doit être clair que la transgression de cette base éthique ne peut jamais être vue ou entendue comme une vertu, mais seulement comme une rupture avec la décence. Ce que je veux dire est l’idée suivante : que quelqu’un devienne machiste, raciste, qu’il méprise les classes sociales dominées ou je ne sais quoi encore, soit ! mais à condition qu’il s’assume comme transgresseur de la nature humaine. (…) Toute discrimination est immorale, et lutter contre elle est un devoir, quand bien même on reconnaît la force des conditionnements à affronter. La beauté de l’être humain se trouve, entre autres, dans cette possibilité et ce devoir de se battre. Savoir que je me dois de respecter l’autonomie et l’identité de l’apprenant exige de ma part une pratique en tout point cohérente avec cette connaissance. »
La nature humaine dont parle ici Paulo Freire n’est pas une nature biologique ou sociale. Elle est une nature morale de l’être humain. C’est celle de la dignité de chaque être humain. Celle-ci fait qu’ils ne peuvent pas être réduit à des choses et qu’ils ont une valeur inestimable. Aucun ne peut être jugé inférieur en fonction d’une caractéristique physique ou sociale. C’est parce que l’être humain a une dignité qui transcende sa condition naturelle ou sociale qu’il y a un devoir à faire respecter cette dignité et qu’il n’est pas possible de s’abriter derrière un déterminisme naturel ou social pour se justifier de ne pas agir.
« En pensant au devoir qu’en tant que professeur, j’ai de respecter, dans le processus éducatif même, la dignité de l’apprenant, son autonomie, son identité, je dois aussi penser, comme je l’ai déjà fait ressortir, à la façon d’avoir une pratique éducative intégrant le respect que je sais devoir à l’apprenant, au lieu de le nier. Cela exige de ma part, une réflexion critique permanente sur ma pratique incluant l’évaluation de mon propre faire avec les apprenants. »
Paulo Freire met en lumière comment l’éthique qu’implique la relation éducative doit se retrouver dans les pratiques mises en œuvre qui doivent être en cohérence avec la dignité morale de l’apprenant.
« Comment, en effet, puis-je continuer à parler du respect de la dignité de l’apprenant si j’ironise sur lui, si je le discrimine, si je l’inhibe par mon arrogance ? Comment puis-je continuer à parler de mon respect de l’apprenant si mon comportement témoigne de l’irresponsabilité de celui qui n’accomplit pas ses obligations de travail, de celui qui ne prépare pas, n’organise pas sa pratique, de celui que ne lutte pas pour ses droits et ne proteste pas contre les injustices. La pratique de l’enseignant, qui est une spécificité humaine, est profondément formatrice et donc, pour cette raison, éthique. »
Le respect dans la relation dans la pratique éducative se trouve à deux niveaux. Elle se situe dans la relation entre l’enseignant et l’élève. L’enseignant ne peut être dans une relation qui consiste à ne pas l’humilier ou le discriminer. Mais l’éthique va plus loin dans la mesure où elle impose à l’enseignant des obligations liées au respect de sa fonction d’enseignant comme le fait de lutter pour des conditions de travail décentes.
« Quand je travaille avec des enfants, je dois être attentif au passage ou au cheminement difficile de l’hétéronomie vers l’autonomie. (...) Avant tout, ma position doit être celle du respect de la personne qui veut changer ou de celle qui le refuse.
Je ne peux lui nier ou lui cacher ma posture, mais je ne peux, non plus, méconnaître son droit de la rejeter. Au nom du respect que je dois aux élèves, il n’y a aucune raison que j’omette ou dissimule mon option politique en assumant une neutralité qui n’existe pas. Et même, cette omission au nom du respect de l’élève est sans doute la meilleure manière de lui manquer de respect. Au contraire, mon rôle est de témoigner du droit de comparer, de choisir, de rompre, de décider et de stimuler l’assomption de ce droit pour les apprenants. »
La dimension éthique se trouve également posée lorsqu’il s’agit de la formation de l’esprit critique et de la liberté intellectuelle. L’enseignant, qui n’est pas neutre comme on l’a vu, peut-il affirmer son point de vue sans pour autant endoctriner les élèves ? Pour Paulo Freire, la pratique dialogique est sensée écarter ce risque de dogmatisme que pourrait induire le développement de la conscience sociale critique. Son éthique doit consister à ne pas nier la liberté de l’apprenant de rejeter l’option de l’enseignant.
« Le caractère dialogique de l’échange ne nie pas la validité des moments d’explication, de narration pendant lesquels le professeur expose sa connaissance de l’objet et parle de l’objet. L’essentiel est que professeur et élèves sachent bien que leurs postures respectives s’inscrivent dans le dialogue, l’ouverture, la curiosité, le questionnement, et non dans la passivité, que ce soit dans l’écoute ou dans la parole. Professeur et élèves doivent s’assumer comme étant épistémologiquement curieux. »
Une autre question se pose : les cours magistraux sont-ils par nature contraire à l’éthique enseignante qui doit reconnaître l’autre comme un sujet et non pas seulement le considérer comme un réceptacle passif de connaissances ? En fait, il ne s’agit pas de bannir l’exposé magistral, mais celui-ci ne peut pas être l’alpha et l’oméga de la relation éducative. L’exposé magistral doit s’intégrer à l’intérieur d’un processus dialogique dont l’exposé est une partie.
« Reconnaître que, précisément, devenus capables d’observer, de comparer, d’évaluer, de choisir, de décider, d’intervenir, de rompre, d’opter, nous nous fîmes êtres éthiques, et reconnaître que s’est ouverte, pour nous, la probabilité de transgresser l’éthique ne pourra jamais nous conduire à considérer la transgression comme un droit ; tout au plus pourrait-elle l’être comme une possibilité, possibilité contre laquelle nous devons lutter, mais face à laquelle nous ne devons surtout pas nous croiser les bras. »
« Ainsi tout comme je ne peux être professeur sans être formé pour enseigner correctement les contenus de ma discipline, je ne puis, par ailleurs, réduire ma pratique d’enseignant à leur simple enseignement. Cela ne constitue qu’une phase de mon activité pédagogique. Le témoignage éthique que je donne dans l’enseignement même de ces contenus est tout aussi important. »
Paulo Freire ne refuse pas l’enseignement de contenu, comme il ne refuse pas l’entraînement à des compétences qui doivent être automatisées. Mais ce qu’il refuse, c’est le fait de limiter la relation d’enseignement uniquement à ces deux dimensions et omettant la dimension éthique.
« Ce à quoi je dois prétendre n’est pas la neutralité de l’éducation, mais bien le respect, en toute circonstance, des apprenants, des éducateurs et des éducatrices. Ce respect est aussi attendu de la part de l’administration publique ou privée des écoles, envers les éducateurs et les éducatrices. De même, il doit être assumé et mis en pratique par les éducateurs envers les apprenants, dans toutes les écoles publiques ou privées. Pour cela, je dois lutter sans relâche. Lutter pour le droit d’être respecté et pour le devoir de réagir envers ceux qui me maltraitent. »
En définitif, Paulo Freire considère que l’éthique enseignante, liée à ce qu’est la fonction même d’enseigner, est plus à même de préserver les finalités humanistes de la fonction enseignante, qu’une obligation de neutralité imposée par l’État.
« N’étant ni supérieure ni inférieure à une autre pratique professionnelle, la mienne, qui est celle d’enseigner, exige de ma part un haut niveau de responsabilité éthique dont fait partie ma propre formation scientifique. C’est que j’ai affaire à des êtres humains. »
La pratique enseignante combine donc à la fois une formation scientifique sur les contenus et la didactique de l’enseignement, ainsi qu’une exigence éthique liée au fait que la profession enseignante met en œuvre une relation entre des êtres humains.
« Ce fut toujours en tant que pratique humaine que j’ai compris le faire praxique de l’enseignant : être humain inachevé, curieux, intelligent qui peut savoir mais aussi ignorer, être humain qui, ne pouvant passer sans éthique, est devenu contradictoirement capable de la transgresser. »
Conclusion synthèse :
L’enseignement est un processus qui est rendu possible par le caractère inachevé de l’être humain. Etant inachevé, l’être humain peut avoir une aspiration ontologique au plus d’être. De ce fait, l’éducation est un processus d’humanisation.
A contrario, le processus éducatif ne peut mettre en œuvre des pratiques qui iraient à l’encontre de ce qui fait l’humanité de l’humain et qui donc le distingue d’une chose. Ce qui fait que le processus éducatif est indissociable d’une éthique.
L’éthique de l’enseignant se positionne à deux niveaux. Celle de la relation entre l’enseignant et l’institution qui est marquée par la lutte pour des conditions d’enseignements dignes. Celle de la relation entre les élèves et l’enseignant qui est marqué par le respect de la dignité de l’élève en tant qu’être humain.
Les exposés de cours ou l’entraînement à des compétences ne sont pas à bannir, mais le processus éducatif ne peut s’y réduire car il implique de prendre en compte la dimension dialogique de l’enseignement qui implique que l’apprenant est considéré comme un sujet et non pas seulement comme un objet.
La neutralité est une illusion car chacun est situé. Mais la conscience de l’impossible neutralité est aussi la conscience des risques de sa propre partialité.
Dans le processus de développement de la conscience sociale critique, l’enseignant n’est pas neutre et affirme sa propre position. Mais c’est son attitude éthique qui lui impose de ne pas être dans une relation dogmatique à son discours en ouvrant la discussion et en admettant comme possible que l’apprenant refuse l’option qu’il propose.