Dans Pédagogie des opprimés, Paulo Freire définit la pédagogie comme une praxis. De ce fait, il s’avère intéressant d’éclaircir la distinction entre poièsies et praxis dans la pédagogie, entre technique et action.
Durkheim : la pédagogie comme theôria
Dans Education et sociologie, Durkheim propose une définition de la pédagogie : « Il en est tout autrement de la pédagogie. Celle-ci consiste, non en actions, mais en théories. Ces théories sont des manières de concevoir l'éducation, non des manières de la pratiquer. (…) Dirons-nous que c'est un art ? (…) On peut être un parfait éducateur et pourtant être tout à fait impropre aux spéculations de la pédagogie. Le maître habile sait faire ce qu'il faut, sans pouvoir toujours dire les raisons qui justifient les procédés qu'il emploie; inversement le pédagogue peut manquer de toute habileté pratique. (…) Il faut, croyons-nous, réserver le nom d'art à tout ce qui est pratique pure sans théorie. (…) La pédagogie est une théorie pratique (…) Elle n'étudie pas scientifiquement les systèmes d'éducation, mais elle y réfléchit en vue de fournir à l'activité de l'éducateur des idées qui le dirigent ».
Donc, comme on le constate, lorsque Durkheim définit la pédagogie, il l’a défini comme un pure spéculation théorique. Mais, ce faisant, une telle conception ne permet pas véritablement de distinguer entre pédagogie et philosophie de l’éducation ou du moins la pédagogie devient un sous-champ de la philosophie de l’éducation, celui qui réfléchie plus particulièrement à la question des pratiques en éducation. En particulier, la pédagogie, telle que la définit Durkheim, semble avoir pour objectif de réfléchir aux finalités de la pratique éducative. Ce n’est qu’une fois ces finalités explicitées qu’il devient possible de penser les moyens adéquats.
Freinet : la pédagogie de la techné à la poiesis
Freinet s’oppose à cette conception idéaliste et verbaliste de la pédagogie en s’inscrivant dans la tradition marxiste et en considérant que la pédagogie ne doit pas être considérée comme un discours. La pédagogie n’est donc pas de l’ordre de la theôria, mais de la poièsis, de la production, du faire. C’est pourquoi il a recours à des techniques. L’imprimerie à l’école, où l’on fabrique un journal, met en avant l’importance des moyens de production et du processus de production dans la pédagogie.
La notion de technique est donc centrale dans la pensée pédagogique de Freinet : « Nous parlerons donc, désormais : — Des Techniques Freinet pour la conception et les modalités du travail nouveau que nous préconisons, avec les outils découverts ou à découvrir, et que nous mettrons toujours davantage à la disposition des enfants, Mais, ces Techniques elles-mêmes ne sont valables que si elles se développent et se généralisent dans l’esprit essentiel de notre Méthode Pédagogique, de notre Méthode de vie. — Nous ferons une large part, dans nos recherches et nos travaux, à cette Méthode Freinet, dont nous devons préciser toutes les incidences, et qui acquiert, de par sa nature, des qualités de généralité et de pérennité qui lui donnent sa valeur historique et humaine. Par cette distinction entre les deux stades de notre œuvre éducative, nous traçons d’une façon pratique notre propre programme d’action. Notre Educateur de travail continuera la recherche et la mise au point de nos outils, l’utilisation technique de ces outils dans le cadre de notre méthode Freinet. Il sera vraiment notre Educateur Techniques Freinet ». (Freinet, 1956. URL : https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/39765 ).
Francis Imbert : La distinction entre poièsis et praxis en pédagogie
La distinction entre theôria, poiesis et praxis se trouve dans la philosophie antique, en particulier chez Aristote.
Se situant dans le courant de la pédagogie institutionnelle, Francis imbert reprend la distinction entre praxis et poièsis pour l’appliquer à la pédagogie dans son ouvrage L’impossible métier de pédagogue :
« Ces précisions posées, il reste que l’intérêt crucial, pour nous, de la distinction praxis-poièsis élaborée par Aristote est de nous engager à repérer, pour l’éviter cette pente où peuvent se laisser glisser les pratiques pédagogiques, comme les pratiques politiques ou analytiques : celle d’une pure et simple poièsis, d’un faire instrumental, d’une « manipulation technique » engagée entre un agent et un patient ». (p.22)
S’appuyant en particulier sur Castoriadis, il précise :
« 1. Avec la praxis ou encore l’action nous sortons d’un schéma fins-moyens ; un schéma qui, par contre, se trouve au fondement de toute poièsis- de toute fabrication.
2. La praxis échappe à la relation agent-patient, propre à la poièsis, elle concerne la relation entre sujets, relation à comprendre comme interaction
3. Cette relation entre sujets se caractérise par l’imprévisibilité, la fragilité, l’infinitude. Il en va tout autrement de la poièsis qui se développe dans le cadre d’une prévisibilité, d’une détermination ou encore dans une perspective d’achèvement.
4. La praxis vise l’autonomie des personnes et des collectifs
5. La praxis est création de nouveau » (p.67)
« A la relation mécanique, fabricatrice, et à son noyau centre le système moyen-fins s’est substitué une relation dialectique qui bouleverse les hiérarchies : une relation où chacun, élèves et maîtresse, est acteur (à la fois agent et patient) ». (p.68)
Paulo Freire : la pédagogie comme praxis
Dans Pédagogie de l’opprimé, Paulo Freire défini explicitement la pédagogie comme une praxis . On peut rappeler quelques citations parmi les nombreuses occurrence de la notion de praxis dans son ouvrage : « Cette réalité exerce une fonction de domestication. Se libérer de son pouvoir, exige sans nul doute que l’on se retourne sur elle. C’est donc seulement à travers une praxis authentique, sans « bla-bla », sans activisme, mais dans l’action et la réflexion que l’on peut y parvenir. (…) C'est seulement dans la combinaison de ces deux éléments, lorsque le subjectif constitue avec l'objectif une unité dialectique, que la praxis authentique devient possible. La praxis cependant est réflexion et action des hommes sur le monde pour le transformer » (p.29) (…) « il nous paraît fondamental que celle-ci ne devienne pas pur activisme, mais soit associée à un sérieux travail de réflexion. C'est seulement ainsi qu'elle constituera une praxis. (…) Mais si les hommes sont des êtres d'une tâche à remplir, action et réflexion, c'est une praxis. C'est une transformation du monde. Et dans la mesure même où leur tâche est une praxis, toute leur action doit nécessairement être éclairée par une théorie. La tâche de l'homme est à la fois théorie et pratique. Réflexion et action. Elle ne doit pas se réduire (….) ni au verbalisme ni à l'activisme ».
Il est possible de remarquer que l’on retrouve dans la philosophie de Paulo Freire plusieurs points commun avec la manière dont la praxis pédagogique est conceptualisée par Francis Imbert :
- La praxis est interaction : cette idée est centrale chez Paulo Freire avec sa mise en avant du dialogue. Le dialogue est en effet la pratique par laquelle chacun est considéré comme sujet.
- L’inachèvement : Paulo Freire considère l’éducation comme une caractéristique propre à l’être humain car celui-ci se caractérise par son inachèvement. C’est cette perfectibilité de l’être humain qui rend possible l’éducation.
La notion de praxis chez Paulo Freire s’inscrit dans une tradition marxiste. Elle est l’action par laquelle l’être humain se transforme en transformant le monde. C’est pourquoi dans la tradition marxiste le travail et l’action révolutionnaire sont des praxis (1).
Reprenant une tradition issue du jeune Marx, Paulo Freire considère que la praxis vise un processus d’’humanisation. Ainsi, le système capitaliste déshumanise l’être humain, c’est aliénation. A savoir un processus par lequel le travail se transforme en son contraire : au lieu d’humaniser l’être humain, le travail l’animalise.
De fait, la réflexion de Paulo Freire porte sur les relations entre humanisation et pratique pédagogique. Sa critique de la pédagogie bancaire consiste dans une critique de l’aliénation et de la réification dans la pratique pédagogique. Est aliénante une pratique pédagogique qui déshumanise l’être humain au lieu de l’humaniser. Cela se produit lorsque la pratique pédagogique réifie l’être humain, et ne le traite pas comme un sujet, mais comme un objet ou une machine à apprendre. C’est ce qu’il appelle la pédagogie bancaire.
La praxis pédagogique consiste donc en un processus d’interaction entre des sujets qui permet de réaliser la vocation ontologique des êtres humains au « plus être ». Cela veut dire qu’il s’agit d’un processus dans lequel les êtres humains développent les capacités qui sont en eux. Ce processus ne concerne pas seulement les apprenants, mais également l’enseignant.
La praxis pédagogique vise une lutte contre la déshumanisation. Le système capitaliste, le patriarcat ou encore le sexisme impliquent une réification de certains groupes sociaux. C’est pourquoi la praxis pédagogique vise à une conscientisation concernant les structures sociales de réification de l’humain, afin de les transformer.
Paulo Freire établie une continuité entre moyens et finalités. La finalités qui est la lutte contre la déshumanisation ne peut pas passer par une action pédagogique qui est-elle même déshumanisante. C’est pourquoi, l’action pédagogique ne peut pas reproduire des rapports sociaux autoritaires, mais également des rapports sociaux de sexe, de classe sociale ou de racisation. Il s’agit de ce fait d’être attentif à une lutte intersectionnelle contre les rapports sociaux dans la salle de classe.
De ce fait, la pédagogie critique ou radicale se donne pour objectif de répondre à deux questions :
a) quelles sont les finalités que doivent viser une pédagogie émancipatrice ce qui veut dire qui lutte contre la déshumanisation ?
b) quelle est le type d’inter-action doit mettre en œuvre une pédagogie émancipatrice dans ses pratiques ?
C’est pourquoi que point de vu de la pratique, les pédagogies critiques ou radicales ne s’intéressent pas aux techniques, mais qu’elles s’intéressent aux types de relations éthiques (humaniste) que met en œuvre la pratique pédagogique dans la salle de classe.
Il est possible d’illustrer cela par des exemples concrets parmi d’autres. Les tenants de la pédagogie explicite comme Steve Bissonnette considèrent qu’il est efficace de mettre une fille/un garçon pour gérer la classe. Sur le simple plan technique, cela peut être efficace. Mais le problème éthique c’est qu’ici les élèves filles ne sont pas considérées comme des sujets, mais comme des instruments de gestion de classe.
De même si la société déshumanise, certains être humains et qu’à contrario l’éducation doit humaniser, l’éducation doit donc viser à rendre les élèves plus socialement égaux entre eux. De ce fait, les pratiques pédagogiques ne peuvent pas viser à creuser les inégalités sociales entre élèves, mais au contraire à les réduire. Cela veut dire par exemple que différentier les pratiques pédagogiques ne consiste pas à accorder autant de temps à tous les élèves pour les faire progresser chacun selon leur niveau actuel, mais à accorder plus de temps aux élèves en difficulté pour réduire les inégalités socio-scolaires. De ce fait, il peut être possible de mettre en autonomie les élèves qui n’ont pas de difficultés scolaires, pour aider davantage les élèves en difficulté à progresser.
Conclusion :
Les pédagogies critiques ou radicales ne se placent pas niveau des conflits entre méthodes ou techniques pédagogiques. Il ne leur appartient pas en soi de valider ou d’infirmer telle ou telle pratique au nom de ses propres techniques ou méthodes pédagogiques. Les pédagogies critiques ou radicales ne se situent pas au niveau des querelles de techniques ou de méthodes. Ce n’est pas leur domaine de réflexion et d’action.
Les pédagogies radicales ou critiques s’intéresse à la cohérence éthique entre les moyens et les fins dans la pédagogie : la finalité qu’est l’humanisation ne peut pas avoir lieu elle-même à travers une pratique déshumanisante. L’éducation n’est pas qu’un moyen pour pouvoir transformer la réalité sociale, mais elle est désirable pour elle-même car elle est une activité humaniste.
(1) Il est possible de souligner que la question de la place des outils et donc de la technique relève d’une vision masculine du travail mise en avant par les philosophes socialistes du XIXe siècle comme Proudhon ou Marx s’appuyant sur la figure de l’ouvrier. Les féministes matérialistes ont mis en lumière que cette conceptualisation avait conduit à ne pas reconnaître une grande partie du travail des femmes comme du travail exploité : travail domestique ou plus généralement travail du care en le considérant comme un travail improductif et seulement reproductif. On peut alors se demander si le travail éducatif relève davantage de la mise en œuvre de techniques ou par exemple d’une relation de care (soin).