L’objectif de ce texte est de revenir sur quelques éléments concernant la notion d’émancipation chez Paulo Freire.
L’émancipation de l’enseignant
« Il n’y a donc pas d’ignorance absolue ni de savoir absolu. Personne n’ignore tout. Personne ne sait tout. » (Paulo Freire, L’éducation, praxis de la liberté)
« Personne n'éduque autrui, personne ne s'éduque seul, les hommes s'éduquent ensemble par l'intermédiaire du monde. » (Paulo Freire, Pédagogie des opprimés)
La question de l’émancipation en éducation a été pensé en France ces dernières années surtout à partir de Rancière :
« Cette recherche était elle-même partie d’une critique de la théorie marxiste de l’idéologie, et notamment de son élaboration par Althusser. Selon cette vision, les exploités subissaient leur condition faute de connaître la machine qui les asservissait : il fallait donc que les savants leur expliquent le fonctionnement de leur machine pour qu’ils soient capables de se libérer. Or, ce que mon travail me montrait, c’était que les ouvriers n’avaient jamais eu besoin qu’on leur explique l’exploitation. Ils ne la connaissaient que trop, ils ne connaissaient que trop le destin auquel elle les condamnait. Leur problème était précisément de se connaître comme capables d’autre chose que de ce destin, de s’affirmer comme capables de vivre dans un monde autrement que celui de l’exploitation. C’était ce renversement d’une manière d’être que voulait dire le mot « émancipation ». C’est en étudiant leurs textes que j’ai d’abord rencontré le nom de Jacotot et la notion de l’« émancipation intellectuelle » (Rancière, « Emancipation et éducation » (entretien 2010), N’autre école).
La manière dont Rancière pense l’émancipation fait du savoir de l’enseignant un obstacle. En particulier, il récuse la place d’une connaissance sociologique du monde dans le processus d’émancipation. Il ne serait pas nécessaire d’acquérir la « science de son malheur ». Ce que doit développer une éducation émancipatrice, c’est la puissance d’agir.
La position de Paulo Freire est originale sur ce point, dans la mesure où il permet de voir un angle mort dans la conception de Rancière. En effet, Rancière laisse supposer que « le maître » n’aurait pas besoin lui-même d’être émancipé. Si l’enseignant doit se mettre en retrait pour laisser place à l’émancipation de l’élève alors il faudrait supposer que « le maître » est lui-même parfaitement émancipé.
Mais tel n’est pas la position de Paulo Freire. Car comme il l’écrit : « Il n’y a donc pas d’ignorance absolue ni de savoir absolu. Personne n’ignore tout. Personne ne sait tout. » (Paulo Freire, L’éducation, praxis de la liberté).
Il s’agit donc d’un processus de co-émancipation :
« C'est à travers le dialogue que s'opère le dépassement d'où résulte un élément nouveau : il n'y a plus d'éducateur de l'élève ni d'élève de l'éducateur « mais un éducateur-élève » avec un « élève-éducateur ». Alors l’éducateur n’est plus simplement celui qui simplement éduque, mais celui qui en même temps qu’il éduque, est éduqué dans le dialogue avec l’élève ». (P.O, p.62).
Les opprimés savent qu’ils sont opprimés. Mais, ils ne savent pas effectivement comment fonctionnent l’oppression. En réalité, il y a plusieurs types de savoir sur l’oppression : le savoir subjectif de l’opprimé - « l’expérience de l’oppression » - et le savoir objectif de l’enseignant, par exemple la connaissance des statistiques sur les rapports sociaux dans la société. Il peut y avoir des formes théorisation à partir des savoirs d’expérience. Mais ce sont des théories d’origine inductives, tandis que les théories savantes sont des théories d’origine déductives.
La pédagogie critique suppose donc la rencontre dialogique entre deux types de savoir et non pas le retrait de l’enseignant-e. Les méthodes naturelles tendent à penser l’être humain en dehors des conditions sociales. Mais le processus d’émancipation suppose de sortir de soi. Car les opprimés peuvent être aussi oppresseurs. Du côté de l’enseignant, il s’agit de prendre conscience de l’expérience d’oppression que vivent les élèves. Du côté des élèves, il s’agit d’acquérir la « science de leur malheur » au sens de connaissance objective. Celle-ci comporte un rôle pour orienter l’action, par exemple éviter de verser dans les théories complotistes sur le capitalisme financier par exemple.
Le processus dialogique vise à acquérir la puissance d’être sujet de discours, assumer sa parole, en faisant entendre sa voix. Il s’agit d’ouvrir la voie vers la protestation : devenir capable de protester. Par le théâtre de l’opprimé, par exemple, A. Boal tente de développer la capacité à agir contre l’oppression.
La pédagogie de Paulo Freire ne s’oppose pas aux moments d’explication de l’enseignant. Mais ces moments doivent ouvrir la voie vers la discussion critique de ce qui a été dit.
Praxis et émancipation
Pour Paulo Freire, la pédagogie est considérée comme une praxis. Dans la philosophie antique, la praxis est une activité qui a sa finalité en elle-même, que l’on ne fait pas pour autre chose. Par exemple, Socrate fait de la flute pour jouer de la flute. C’est l’action en elle-même qui est désirable et pas sa finalité.
L’éducation peut relever d’une praxis dans la mesure où elle n’est pas désirable pour autre chose : comme trouver un emploi. Elle est une praxis dans la mesure où elle est une activité par laquelle l’être humain se transforme lui-même, elle est un processus d’humanisation. Affirmer l’éducation comme praxis, c’est considérer qu’il y a une continuité entre le processus et la finalité. L’humanisation est la finalité du processus et elle est également le processus lui-même.
Le geste de Paulo Freire est à rapprocher ici de celui de Marx. Le travail est l’activité par laquelle l’être humain transforme la nature et par là-même se transforme. De même l’action révolutionnaire est une action par laquelle l’être humain transforme la société et par là-même se transforme en tant qu’individu.
Paulo Freire affirme l’existence d’une homologie et d’une continuité entre la praxis pédagogique et la praxis révolutionnaire. Si la praxis pédagogique vise l’émancipation, alors elle ne peut se poursuivre que dans l’émancipation sociale. Car pour les opprimés, il ne peut pas y avoir d’émancipation sans émancipation sociale.
L’homologie chez Paulo Freire entre « émancipation intellectuelle » et « émancipation sociale »
Elements |
Emancipation intellectuelle |
Emancipation sociale |
Acteurs |
Educateur |
Militants révolutionnaires |
|
Opprimés |
Opprimés |
Savoirs |
Expérience des apprenants |
Expériences des communautés |
|
Savoirs scientifiques critiques |
Théorie révolutionnaire |
Pratique |
Dialogue: développement de la puissance d'agir par le fait d'être sujets de pensée et de parole. Developpement de la conscience sociale critique. |
Dialogue: Co-élaboration de la théorie et de la pratique révolutionnaire. |
Humanisation |
Transformation intellectuelle |
Transformation révolutionnaire |
Emancipation |
Par le processus de conscientisation critique intellectuelle, les opprimés prennent conscience de la nécessité de transformer la société pour parvenir à l’émancipation sociale. |
L’article suivant illustre les conséquences que peuvent avoir le processus de conscientisation sur le désir de transformation sociale des apprenants :
Ojokheta, K. O.
La méthode d’alphabétisation de Paulo Freire
https://www.dvv-international.de/fr/education-des-adultes-et-developpement/numeros/ead-692007/