Quel lien entre la vision de l’être humain et la pratique pédagogique chez Paulo Freire ?
L’anthropologie philosophique de Paulo Freire : l’humanisme en éducation
De Pédagogie des opprimés à Pédagogie de l’autonomie, la pédagogie de Paulo Freire est sous-tendue par une anthropologie philosophique. Il s’agit de se demander : « Qu’est-ce qu’un être humain ? » pour répondre à cette question : « Qu’est-ce qu’éduquer une personne ? »
Il consacre en particulier plusieurs pages à la distinction entre l’être humain et l’animal qui aujourd’hui trouve une actualité dans la distinction entre l’être humain et la machine. Si l’enjeu pour Paulo Freire est de comprendre la distinction entre éduquer un être humain et dresser un animal à la soumission, l’enjeu est pour nous aujourd’hui de comprendre la différence anthropologique entre éduquer un être humain et programmer une machine.
L’être humain apparaît d’abord au sein du vivant comme un être se caractérisant par son inachèvement. A l’instar de Rousseau, Paulo Freire parle également parfois de perfectibilité. C’est parce que l’être humain est inachevé, qu’il a besoin d’éducation. Cet inachèvement se traduit par une aspiration ontologique : celle au « plus être ». Mais l’être humain n’est pas seulement inachevé, il a conscience de cet inachèvement. Cette conscience existentielle renvoi au thème pascalien de la dignité de l’être humain.
Cette conscience le rend différent de l’animal en ce qu’elle induit une distance de soi à soi qui rend possible la liberté d’action. L’être humain est capable d’une réflexivité sur ses actions et non pas seulement d’agir mécaniquement.
Le fait que l’être humain soit un sujet conscient capable de liberté et donc de responsabilité morale induit que l’éducation de l’être humain ne peut pas se confondre avec le dressage animal ou encore la programmation d’une machine.
La conscientisation apparaît comme une conséquence de cette vision de l’être humain qui tout en considérant que l’être humain est conditionné biologiquement et socialement, admet qu’il n’est pas déterminé et que la conscience n’est pas un simple épiphénomène.
L’agir éthique en éducation découle d’une anthropologie philosophique.
L’agir éthique en éducation découle de cette anthropologie philosophique. La pratique éducative de l’enseignant doit tenir compte du fait qu’il n’a pas affaire à un animal ou à une machine, mais à un sujet doué d’une conscience morale, qu’il s’agit donc d’une personne humaine.
De ce fait, l’agir éthique en éducation doit tenir compte cette nature morale (et non biologique) de l’être humain .
Il s’agit donc de respecter l’apprenant en tant que sujet :
- « Enseigner exige le respect du savoir des apprenants » : Pour Paulo Freire, tous les êtres humains étant des sujets apprenants, ils ont donc tous une connaissance qui est digne de respect. La différence tient à la nature de la connaissance que chacun possède. Certains possèdent une connaissance provenant de l’expérience empirique, d’autres d’un savoir scientifique.
- « Enseigner exige que l’identité culturelle soit reconnue et assumée » : Ce respect de l’autre en tant que sujet de savoir implique de respecter ses savoirs culturels. Il s’agit donc de reconnaître qu’il existe d’autres cultures que la culture savante ou scolaire et qu’il est nécessaire d’en reconnaître la dignité.
- « Enseigner exige le respect de l’autonomie de l’être qui apprend » : « Le respect de l’autonomie et de la dignité de chacun est un impératif éthique ». Une éducation qui favorise l’autonomie de l’apprenant est donc un impératif éthique car cela correspond à ce que doit être en droit un être humain, à savoir un sujet autonome.
- « La conscience de l’inachèvement entre nous, femmes et hommes, fait de nous des êtres responsables, d’où le caractère éthique de notre présence dans le monde. (..) La radicalité de cette exigence est telle que nous ne devrions même pas avoir besoin d’insister sur la formation éthique en parlant de sa préparation technique et scientifique. » : De fait, pour Paulo Freire, le fait que l’être humain soit être conscient et donc capable de choix moraux fait qu’il ne peut pas y avoir d’éducation, sans une éducation morale. Cela d’autant plus que cette formation éthique est nécessaire pour que l’être humain soit en capacité de normer la rationalité technoscientifique.
- « Enseigner exige liberté et autorité » : L’éducation est un apprentissage d’une liberté qui constitutive de la dimension de personne morale de l’être humain. L’autorité est nécessaire pour réguler cet apprentissage de la liberté.
- « Enseigner exige la disponibilité et une ouverture d’esprit pour dialoguer » : Le fait que l’être humain soit un sujet conscient, la pratique pédagogique privilégiée par Paulo Freire est le dialogue. Celle-ci permet en effet à chacun d’être considéré comme un sujet dans le processus d’apprentissage, et pas seulement comme un objet.
- « À la vérité, en tant qu’approfondissement de la « prise de conscience » du monde, des faits, des événements, la conscientisation est une exigence humaine, un des chemins pour le pari sur la pratique de la curiosité épistémologique » : la conscientisation est elle aussi une exigence de l’éducation en lien avec l’être existentiel de l’être humain, le fait qu’en tant qu’être humain conscient, il s’interroge sur la raison d’être des choses.
Respect de la dignité de l’être humain et efficacité de l’apprentissage
On sait que sur les bases de cet agir éthique reposant sur une certaine anthropologie philosophique de l’être humain, Paulo Freire a développé une méthode : les groupes de discussion, les questions problématisante, les enquêtes de conscientisation…
Dans son ouvrage Apprendre, Stanislas Dehaene souligne comment les méthodes d’apprentissage actives (qu’il distingue des pédagogies de la découverte) sont efficaces car elles mettent l’élève en situation de réflexion : poser des questions de réflexion, organiser des groupes de discussion…
Mais pour Paulo Freire, ce n’est pas l’efficacité d’une pédagogie - l’agir technique (la poièsis) -, mais l’agir éthique qui doit orienter l’action pédagogique. Ce n’est pas parce qu’elles sont efficaces que Paulo Freire met en avant ces pratiques, mais parce qu’elles correspondent à une conception de l’être humain qui respecte sa dignité de personne morale.
A l’inverse, une éducation qui ne respecte pas la dignité de l’être humain recourt à ce que Paulo Freire a appelé dans Pédagogie des opprimés, des pratiques anti-dialogiques ou pédagogie bancaire :
- la conquête : consiste à transformer l’autre en chose, à le réifier, à nier sa qualité de sujet, pour arriver à lui imposer des finalités d’action.
- la manipulation : qui peut consister à utiliser des « ruses éducatives » pour parvenir à faire apprendre ce que l’on souhaite à un élève.
- la division : qui peut consiste à diviser les élèves entre eux pour dominer l’espace de la classe et imposer une gestion de classe efficace.
- l’invasion culturelle : qui considère les élèves comme des êtres à civiliser et qui tend à ne pas respecter leur identité culturelle.
Dans Apprendre, Stanislas Dehaene compare le cerveau à une machine et ce n’est pour lui qu’une question de temps de construire une machine capable de penser comme un être humain.
Mais en imaginant qu’une machine ayant les mêmes compétences cognitives que l’être humain soit construite, un enseignant qui l’aurait dans la classe la traiterait-elle de la même manière qu’un élève ?
Non, car ce qui fait la dignité de l’être humain n’est pas seulement sa conscience cognitive, mais sa conscience éthique, le fait d’être une personne morale. C’est pour cela que Paulo Freire insiste autant sur cette dimension. Il n’est pas possible de traiter l’être humain comme un objet, on doit toujours le considérer comme un sujet éthique.