Eduquer l’éducateur

Eduquer l’éducateur

 

- Un dialogue critique avec Paulo Freire -

 

(Dialogue entre Paulo Freire, Donaldo Macedo et James W. Fraser, des éducateurs américains, en aout 1996 à San Pablo)

 

Extraits :

 

(…)

 

La question des méthodes et plus précisément : est-il possible que mes méthodes fonctionnent dans un contexte nord-américain ?

 

A chaque fois que l’on me questionne au sujet des méthodes, on dirait que ma préoccupation centrale durant 35 ans a été de créer une méthode qui rende possible un processus d’alphabétisation rapide et facile. De la question, on peut déduire que l’on me voit comme un spécialiste en techniques et méthodes qui facilitent l’apprentissage de la lecture et de l’écriture pour des analphabètes. Si c’était le cas, je suis certain que serais très heureux parce que cela impliquerait une contribution spécifique – une contribution importante – à l’alphabétisation de millions d’analphabètes dans le monde entier. Mais la véritable question n’est pas là.

Car il est certain, qu’il n’est pas possible ni pour vous, ni pour moi, ni pour qui que ce soit, de penser et d’agir au sujet des problèmes d’alphabétisation, d’enseignement, sans se baser sur des questions techniques en relation avec l’enseignement de la lecture. Ces questions sont essentielles, car sans techniques d’enseignement, il est impossible d’alphabétiser. Cependant, la question centrale à comprendre est quel était le problème central quand j’ai commencé à m’intéresser aux techniques d’alphabétisation. Mon centre d’intérêt initial était le processus de lire et d’écrire des mots. Mais dès le début, je n’ai jamais pu séparer la lecture des mots de la lecture du monde. Dans un deuxième temps, il n’était pas possible non plus de séparer la lecture du monde de l’écriture du monde. C’est-à-dire, le langage – et c’est une question linguistique – ne peut se comprendre sans une compréhension critique de la présence des êtres humains dans le monde. Le langage n’est pas exclusivement un moyen d’exprimer nos impressions face au monde. Le langage est, en lui-même, une connaissance. Et le langage implique une intelligibilité du monde qui n’existe pas sans la communication. Avec cela, je veux dire qu’il est impossible d’accéder à la signification uniquement à travers de la lecture des paroles. Premièrement, nous devons lire le monde dans ces paroles qui existent. Une des choses qu’ont fait les êtres humains à mesure qu’ils ont commencé à connoter la réalité au travers de leur action, à mesure qu’ils ont commencé à devenir capable de parole sur la réalité, cela a été d’agir sur la réalité. Une des choses les plus importantes qu’ont fait les femmes et les hommes a été de comprendre, et ensuite, de communiquer leur compréhension. Il n’y a pas d’intelligibilité de la concrétude de la réalité humaine sans communicabilité des choses que nous comprenons. Le contraire est pur blablabla…

 

Maintenant, ma préoccupation n’a jamais été de travailler uniquement ces techniques nécessairement impliquées dans l’acte de lecture et d’écriture. Pas plus je ne me occupais nécessairement des techniques spécifiques de la lecture, mais de la substantialité du processus que requière ces techniques. Et c’est à ce sujet que beaucoup de gens aux USA et dans d’autres lieu du monde comprennent mal mon œuvre. La technique est toujours secondaire et n’est importante que quand elle est au service de quelque chose de plus large. Considérer la technique comme quelque chose de primordial, c’est perdre l’objectif de l’éducation.

 

La véritable question ne sont pas les techniques en elles-mêmes – même si je ne veux pas dire qu’elle ne sont pas importantes en elles-mêmes -, mais il s’agit de comprendre la substantivité du processus qui, à son tour, requière de multiples techniques pour parvenir à un objectif particulier. Ce qu’il faut entendre, c’est précisément que le processus qui rend les techniques nécessaires.

Alors, le défi n’est pas de faciliter la lecture des sons du langage sans développer la capacité de connaître les êtres humains. L’important n’est pas la capacité de comprendre la structure phonémique du langage, mais que les professeur-e-s comprennent comment utiliser les structures du langage dans le processus de création de la signification. Un beau mariage entre la théorie et la méthode, mais sans oublier que la théorie précède toujours la méthode.

Par exemple, une des questions qui m’a toujours préoccupé au sujet du processus d’enseigner à lire et à écrire est basiquement l’interrelation entre les êtres humains et leur milieu ambiant immédiat, dans lequel se constitue leur langage à mesure qu’il s’étend. Ainsi de mon point de vue, le programme basique de lecture du programme d’alphabétisation qui l’on devrait développer avec des paysans devrait assumer, comme point de départ, la capacité de connaissance que ces paysans ont sur leur contexte et leur habilité d’exprimer cette connaissance à travers son propre langage.

Tout programme d’alphabétisation qui commence, devra démarrer non à partir de mon langage d’enseignant de classe moyenne, mais en utilisant le langage des étudiants comme moyen de développer l’alphabétisation. Ce processus initial consistant à utiliser le langage des étudiants eux-mêmes comme point de départ pour développer l’alphabétisation ne signifie pas, cependant, que les étudiant ne doivent pas assimiler le discours de l’enseignant. Parce que l’objectif de l’éducation est le développement de multiples alphabétisations et de multiples discours.

Je suis en train de commencer, et non de terminer, l’alphabétisation des étudiants. Je pense que le point fondamental c’est que le début de l’alphabétisation et le point « final » ne s’excluent pas, mais qu’ils représentent un processus. Le problème commence quand on met un accent excessif sur le commencement en idéalisant le langage des paysans et qu’ainsi on les maintient confiné dans les limites de ce langage. En idéalisant le langage des étudiants, on les limite dans l’acquisition de discours multiples, y compris dans le discours « standard » de la société dominante dans laquelle ils vivent, les enseignants courent le risque de rester prisonnier d’une pédagogie accommodatrice qui se fait passer pour progressiste. Les enseignant qui font cela ne sont pas engagés avec les élèves dans un processus de libération mutuelle.

(…)

 

Ce que je peux offrir aux éducateurs d’autres contextes

 

Je crois qu’une autre question fondamentale qui reflète l’anxiété de beaucoup d’éducateurs – non pas uniquement au sujet de notre œuvre, mais également d’autres penseurs, comme par exemple Dewey, Montessori ou Freinet – c’est que beaucoup d’éducateurs et d’éducatrices espèrent que nous autres, en tant qu’éducateurs, nous apportons des techniques pour sauver le monde. Il faudrait être surhumain pour donner une réponse pédagogique qui serait correcte et adéquat à tous les contextes. A dire la vérité, ce que je suis venu proposer à partir de mes convictions politiques et de mes convictions philosophique est un profond respect pour l’autonomie absolue de l’éducateur et de l’éducatrice. Ce que je propose est un profond respect pour l’identité culturelle des élèves, une identité culturelle qui implique le respect pour le langage de l’autre, la couleur de l’autre, le genre de l’autre, la classe sociale de l’autre, l’orientation sexuelle de l’autre, la capacité intellectuelle de l’autre, qui implique la capacité de stimuler la créativité de l’autre. Mais toutes ces choses arrivent dans un contexte social et historique, et non pas dans les airs. Ces choses arrivent dans un cadre historique, et moi Paulo Freire, je ne suis pas le maître de l’histoire.

Je comprends l’histoire comme possibilité. Je lutte et je combats pour que l’on respecte les personnes qui partent de la perspective qui consiste à voir l’histoire comme une possibilité qui également pourrait cesser de l’être. Pour cette unique raison, l’éducateur qui accepte mes idées et qui le matin rencontre des difficultés pour faire en sorte que ses élèves le respecte, ne peut pas dire que Paulo Freire s’est trompé. Simplement, lui ou elle devra dire qu’il n’a pas été possible de parvenir au respect dans ce contexte donné. Je crois qu’en vérité, c’est le point, au sens où les éducateurs qui idéalisent mes idées sans se rendre compte ce qu’au fond veut dire être freirien. En somme, beaucoup des éducateurs et éducatrices qui m’utilisent de manière superficielle, c’est-à-dire comme un moyen de résoudre depuis la pédagogie leurs problèmes techniques, sont dans un certain sens, des touristes de la pédagogie freirienne. Il deviennent des fondamentalistes et ainsi le monde devient fixe et disparaît ainsi la possibilité que l’histoire soit une possibilité. Je propose exactement le contraire. L’histoire est toujours une possibilité, ce n’est pas quelque chose de fixe et de prédéterminé. Ainsi, l’éducateur et l’éducatrice progressistes doivent être en chemin permanent, ils doivent me réinventer et réinventer continuellement ce que veut dire être démocratique dans leur propre contexte culturel et historique spécifique.

 

Parler de race, de classe sociale et de genre aux Etats-Unis

 

En accord avec ce que nous venons de dire, on pourrait dire que j’ai répondu au questionnement que l’on a beaucoup fait à mon œuvre quand on soutient que mes idées « ne sont pas orientées vers les spécificité de la race et du genre dans le contexte des USA ». C’est très possible que je n’ai pas su saisir les spécificités de la race et du genre dans le contexte des USA… pour la simple raison que je ne connais pas ce contexte. Ce que je propose est une structure générale qui exige un profond respect pour l’autre quant à sa race et à son genre. Ce que j’offre, en évitant l’universalisation de l’oppression, c’est la possibilité que l’éducateur utilise mes analyses et théorisations sur l’oppression et les appliquent dans son contexte spécifique. Je l’ai déjà dit de multiples fois et je me sens frustré à chaque fois que j’entends la même demande. De même, je me sens frustré quand j’entends l’affirmation inverse : « Freire est un universalisateur ». Je ne suis pas un universalisateur. Ce que je fais, sans prétentions, c’est apporter quelques paramètre pour travailler les questions d’oppression en tenant compte de ce que ces questions disent du contexte pédagogique. Mais il est possible que je ne puisse pas apporter de recettes qui fournissent des certitudes curriculaires, ni des méthodes pour enseigner dans un ghetto noir aux USA ou dans les nouvelles communautés de couleur en Europe, ni des moyens pour enseigner dans des quartiers ethniques de quelque partie du monde que ce soit. Il serait malhonnête de ma part de le faire sans connaître le contexte. Pour le moins, je dois être réinventé et récréé en accord avec les demandes – pédagogico-politiques – de chaque situation spécifique. (…)

En raison de ma conscience croissante des spécificités de l’oppression en lien avec les limites du langage, de la race, du genre, de l’ethnie, j’ai défendu la thèse fondamentale de l’unité dans la diversité, de telle manière que les différents groupes opprimés deviennent plus efficaces dans leur lutte collective contre toutes les formes d’oppression. Si chaque spécificité d’oppression se maintiennent confinées au sein de sa situation historique et acceptent le profil créé par l’oppresseur, il devient beaucoup plus difficile d’initier une lutte efficace qui conduit à la victoire. Par exemple, quand les oppresseurs parlent des « minorités », ils occultent l’élément de base du processus d’oppression. Nous considérons que l’étiquette de « minorités » falsifie la réalité quand nous nous rappelons que les dites « minorités » constituent la majorité, en tant que les oppresseurs représentent l’idéologie dominante d’une petite minorité.

 

(…)

 

Les identités multiples et stratifiées : le peuple comme oppresseur et opprimé

 

En premier lieu, les questions d’identités multiples et stratifiées m’ont toujours préoccupées et j’ai toujours réfléchi à ce propos. Dans mon expérience politique et pédagogique, j’ai du affronter de nombreuses situations de profonde ambiguïté. (…)

Ainsi la question des identités complexes n’est pas seulement technique, politique et pédagogique, c’est également une question éthique.

Et si l’on me permet de dire cela, les programmes de formation des enseignants aux USA et dans d’autres pays doivent accorder une attention spéciale à la question éthique. Il est essentiel de créer une situation dans laquelle les futurs enseignant puissent développer un débat significatif sur l’éthique en éducation. Il ne suffit pas de connaître la théorie de l’opprimé avec ses multiples identités, mais il faut également se positionner – éthiquement- face aux identités multiples et stratifiées que génèrent l’histoire de l’oppression.

 

Réquisits éthiques pour les enseignants

 

Un des dangers de cette époque historique (…) c’est précisément le danger de cette compréhension étroite de l’éthique qui caractérise le néolibéralisme. Pour le néolibéralisme, l’éthique se réduit à l’éthique du marché. Par exemple, « comment est-il possible que nous acceptions le fait qu’il y ait des millions de personnes sans emploi ? » « Est-ce seulement une fatalité de cette fin de siècle ? ». Ce n’est pas une fatalité. C’est le résultat de l’éthique du marché. Nous devons comprendre que la dénommée fatalité est une construction sociale modelée par l’éthique du marché. Pour cela, les enseignants, surtout les enseignants critiques, doivent détruire la construction sociale de ce fatalisme pour relever l’idéologie inhérente qui la modèle, qui configure et qui maintient l’éthique de la compétition. C’est pour cela, que nous autres, les éducateurs démocratiques, nous devons lutter chaque fois plus clairement pour que l’éducation soit une formation et non un entraînement. Il n’est pas possible d’aucune manière d’obtenir une formation humaine hors de l’éthique. Ainsi, un des réquisits du contexte historique actuel est que la formation éthique des enseignants accompagne la formation professionnelle, scientifique et technologique des futurs enseignant-e-s en alphabétisation. Les réquisits éthiques sont chaque fois plus cruciaux dans un monde qui devient de moins en moins éthique. Cependant, nous ne pourrons pas résoudre le problème de la formation des enseignants avec de simples propositions technicistes, ce que tout le monde me demande. Je présume que certaines personnes, certains qui me questionnent, attendent que je leur donne des réponses simples pour aborder des problèmes qui sont produits dans un contexte qui suppose un engagement éthique et non pas des réponses techniques. Cependant, étant donné que notre formation d’enseignant a nié l’accès au dialogue sur la nature éthique, notre habilité pour confronter et aborder avec clarté la spécificité d’un contexte éthique par nature a été restreinte parce que nous n’avons pas été formé à l’éthique.

 

Le manque d’éthique dans la formation des professeurs

 

Ce n’est pas une coïncidence que le curriculum de la majorité des programmes professionnels – dans notre cas, la formation des enseignant-e-s – presque jamais n’inclue l’opportunité de ce que les futurs professionnels participent à une discussion sérieuse et profonde sur ce que veut dire être éthique dans un monde qui devient profondément a-éthique dans la mesure où les êtres humains deviennent chaque fois plus déshumanisés par le fait du marché. Cela est une de mes luttes, de mes combats, du travail avec celles et ceux qui osent défier la fatalité historique imposé par la pensée néolibérale. (…)

 

Il est nécessaire de maintenir la clarté éthique

 

Ceux d’entre nous qui proposent de mettre les questions éthiques au centre des débats sur les questions d’éducation sont fréquemment accusés d’être « politisés ». Les néolibéraux se considèrent eux-mêmes, et sont considérés par les autres, comme des pragmatiques apolitiques. Un des résultats du nouveau pragmatisme du néolibéralisme est en relation avec l’entraînement technico-scientifique des éducateurs et nie une formation globale, parce que ce type de formation exige la compréhension critique du rôle que chacun joue dans le monde. Les propositions pragmatiques provoquent toujours une rupture et une désarticulation dans le monde où il y a spécialisation et domaine d’étude. L’information et la connaissance sont alors séparés du contexte éthique et social où surgit cette information ou la connaissance. (…)

 

L’éthique et la peur de l’éthique

 

Nous devons nous demander pourquoi il y a aussi peu de programmes de formation d’enseignants qui accordent de l’attention à la question éthique, et pourquoi l’attention portée sur l’éthique joue un rôle si mineur dans le dialogue éducatif actuel, tandis que les statistiques et les méthodes jouent un rôle aussi important. C’est-à-dire : aujourd’hui il y a une peur profonde à discuter d’éthique de quelque manière que ce soit.

Sans doute, une part de ce qui nous tient éloigné de l’engagement éthique est la peur de l’imposition. Nous pensons basiquement que la peur peut être en lien avec la croyance selon laquelle toute discussion éthique représente une forme d’imposition doctrinaire. Mais il est décourageant de confronter et de dialoguer sur les questions éthiques quand nous sommes des enseignants et des professionnels qui avons des privilèges. Nous devons examiner et évaluer nos postures, qui peuvent être en contradiction avec celles dont nous dépendons dans notre identité professionnelle. Il est dangereux de développer une réflexion éthique car cela nous oblige à commettre ce que Amilcar Cabral appelait un « suicide classiste ». Le débat éthique conduit au désir d’aller vers un « suicide classiste et racial ». Malheureusement, beaucoup d’éducateurs et éducatrices progressistes et bien intentionnées ont compris plus d’une fois mal les exigences théoriques de la notion de « suicide classiste » de Cabral et ont fini par tomber dans une acception aveugle du suicide et du martyre. Quand cela arrive, ils souffrent en eux d’un processus qui maintient vifs leurs privilèges à travers l’idéalisation de l’autre. Cette position est en contradiction directe avec la notion de Cabral. Amilcar Cabral nous a mis au défi de problématiser l’idéologie dominante pour que nous comprenions comment combattre la cruelté du colonialisme et que puisse naître une démocratie grâce à ce combat. Ainsi, commettre un suicide comme un acte aveugle serait une forme de fatalisme qui nie la croyance cabralienne en l’histoire comme possibilité. (…)