Dans un article republié dans le recueil « Le maître sans recettes », Paulo Freire consacre un passage à répondre à la question de comment développer les pédagogies critiques/radicales.
Comment survivre et s’affirmer comme un enseignant démocratique ?/ Comment construire un mouvement ?
Je crois que l’une des difficultés les plus grandes que peut affronter un enseignant qui a une perspective démocratique, c’est celle de se retrouver tout seul. Il est important de se souvenir que ce n’est pas seulement à partir de ce que l’on fait dans la salle de classe que l’on peut aider les élèves à reconstruire la position qu’ils occupent dans le monde. Il est important que nous sachions que le temps limité de la salle de classe représente seulement un moment de l’expérience sociale et individuelle totale de l’élève. L’élève se réveille et il a sa première interaction avec ses parents. La socialisation qu’il ou elle reçoit quotidiennement peut représenter la négation de la compréhension humaniste de l’existence. Les élèves passent une grande partie de leur temps devant leur télévision, en voyant beaucoup de formes de violence extrême, en vivant la discrimination raciale, sexuelle, culturelle et de genre – tout le temps – ensuite ils vont à l’école. Dans la majorité des cas, les écoles répètent les mêmes modèles de socialisation négative au sujet de l’humanité. Et ainsi nous en arrivons à la question la plus importante : Que doit faire l’enseignant pour participer à une reconstruction du monde dans un sens plus démocratique ? Que faire ? Ces questions fonctionnent comme une stimulation pour beaucoup d’enseignants avec lesquels je travaille. J’ai mentionné les Etats-Unis, mais ce n’est pas seulement ce pays, j’ai mentionné le besoin que nous avons comme enseignants de commencer à développer ce que j’appelle la cartographie idéologique de l’institution.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Développer une cartographie idéologique de l’institution, cela signifie tenter de réunir dans mon département ou mon école, les personnes qui sont d’accord avec mes idées démocratiques. Quand je trace cette carte et que je sais que je peux compter avec la solidarité de cinq enseignants et de quinze élèves/étudiants, par exemple, je peux convoquer la première rencontre pour discuter, de manière très informelle, de quelques avancées possibles à faire vers plus de démocratie. Et à ce moment, je commencerai à introduire quelques questions au sujet de mes doutes, de mes convictions, de mes rêves. A partir de cette première rencontre, nous pouvons commencer à explorer la possibilité d’établir et de continuer cette rencontre et ces discussions initiales. A un certain moment, il est possible que ces cinq enseignants et que ces quinze élèves ou étudiants commencent à organiser un plan d’action. Il est probable qu’après les premières expériences, il sera possible d’échanger sur nos objectifs avec d’autres enseignants qui ne sont pas totalement aliéné par une vision négative de l’humanité. Peut-être au bout de quelques temps, au lieu de 5, on pourra compter avec 12. Ce qui ne me paraît pas possible, c’est isoler le travail des individus, surtout celui de ceux qui essaie de travailler en faveur de l’établissement d’une démocratie. En d’autres termes, on ne peut pas réaliser de manière individuelle, les demandes et les exigences de développement des espaces pédagogiques qui réagissent face à la démocratie « critique et radicale » comme un individu unique. Ce n’est pas possible. C’est précisément du fait de leur nature individualiste que beaucoup d’enseignants – en particulier aux USA – après avoir parlé de leur tentative individualiste face à une démocratie « critique et radicale », considèrent que certaines de mes pratiques sont inapplicables dans le contexte Nord-Américain.
Par exemple, quand Donaldo Macedo et moi, nous mettons en œuvre un dialogue, tous les deux nous continuons à être créatifs. Cela vient, en partie, du fait de notre formation comme sujets oraux qui n’ont pas été socialisés exclusivement à partir du texte écrit. Cela serait vraiment important et interessant que la société, en parvenant au moment graphique – c’est-à-dire à la former écrite- ne la transforme pas de manière bureaucratique par l’enseignement. En d’autres mots, quand la société qui est essentiellement orale, parvient au stade de l’écriture, elle ne devrait pas immobiliser l’oralité en la bureaucratisant. L’oralité exige la solidarité avec l’autre. L’oralité est dialogique par nature du fait que l’on ne peut pas l’effectuer de manière individualiste. Maintenant, le défi pour les écoles est de ne pas tuer les valeurs de solidarité (...)