Une conférence de Paulo Freire
(Cette conférence a été donnée par Paulo Freire à l’occasion d’une visite en Ecosse en 1988)
Je veux vous dire quelque au sujet de la manière dont je vois le rôle de certains éducateurs, et après cela, peut-être, nous pouvons avoir une conversation.
Mais je pense que le premier point, c’est que je ne peux pas vous parler du rôle de l’éducateur en soi, mais uniquement du rôle de certains éducateurs. Pourquoi je dis cela ? Pourquoi je ne dis pas que je vais essayer de vous parler du rôle de l’éducateur en soi ? Précisément pour moi, parce qu’il y a plusieurs type d’éducateurs, définis par leur positions politiques et idéologiques. Si je parle du rôle de l’éducateur sans faire de distinctions, et qu’ensuite je vous décris ce qui me semble devoir être le rôle d’un éducateur qui a une position progressiste, alors l’enseignant réactionnaire – qui a le droit d’être ici ce soir -, peut dire, simplement, « Ecoutez, ce n’est pas mon rôle comme je le vois ».
En disant cela, je commence à réitérer ce dont j’ai parlé cette après-midi plutôt (dans un petit séminaire) sur l’impossibilité d’être neutre en éducation. C’est cela, je ne crois pas que l’éducation est une activité au service de l’humanité. C’est une définition beaucoup trop vague. Je peux également poser une question sur ce qui défini l’éducation comme une telle voie. Que signifie « humanité » ? Une fois encore on butte contre un concept vague. L’humanité, c’est beaucoup de choses et rien en même temps.
L’éducation n’est pas une chose vague. L’éducation est toujours inspirée par des principes et des politiques. Cela a à voir avec le pouvoir – pouvoir politique, pouvoir économique. Pour cela, je dis que je ne vais pas essayer de vous parler du rôle de l’éducateur progressiste, un certain type d’éducateur, et non « l’éducateur en soi ». Je pense qu’un bon philosophe réactionnaire peut vous parler du rôle des éducateurs réactionnaires.
Je pense qu’il est clair maintenant, au moins d’un point de vue, de pourquoi c’est de l’éducateur progressiste dont je suis intéressé de discuter. Vous n’êtes pas obligé d’être d’accord avec moi – mais nous sommes obligés d’examiner la réalité, non pas de mon discours, mais la réalité de ce qu’il signifie. Maintenant je voudrais vous dire quelque chose sur comment je vois l’enseignant libérateur. Et quand je vous parle, je suis loin de croire que l’enseignant libérateur vient libérer les étudiants. Non, car en dernière analyse, l’enseignant libérateur a besoin d’être libéré aussi (Cependant, je n’ai pas de meilleure expression que "libérer").
Je veux penser maintenant, comme si j’étais à São Paulo en train de penser à moi-même, de me parler à moi même, en écrivant à propos des qualités ou des vertus que l’éducateur progressiste à l’obligation de créer à travers sa pratique. Maintenant je vais parler de « qualités », de « vertus »….
Tout d’abord, je voudrai dire que nous ne sommes pas nés avec des vertus. Ensuite, je ne crois pas que nous recevons des vertus comme des dons. Je n’ai pas donné à mon fils ou à ma fille des vertus lors de leur anniversaire. Par exemple, « je vous donne maintenant la vertu de courage, d’honorabilité, ou de croyance en quelque chose, ou de respecter les autres ». Personne ne donne des vertus ou n’en reçoit. C’est plutôt que nous les créons ou pas par notre action. Nous créons des vertus, parfois, précisément parce que nous ne les avons pas, parce que nous en avons besoin à un moment dans notre vie. Nous sommes loin d’avoir ces qualités quand soudain nous découvrons que nous en étions éloignés, et que nous commençons à les créer, en manquant d’elles. Mais nous les recevons pas comme un don ou un cadeau dans le discours.
Je pense que c’est quelque chose de très évident, mais cela est assez important pour que nous ayons besoin de le souligner. Les parents rendent possible ou impossible la création de vertus parmi leurs enfants, possible ou impossible plus encore à travers leur exemple, leur témoignage, plutôt que par leurs discours. Par exemple, créer la véracité est impossible pour un père dans le scénario suivant : le père est en présence de l’enfant qui est en train de commencer à apprendre comme parler – l’enfant ne parle pas encore très bien. Il/elle est en train de parvenir à utiliser sa compétence linguistique. Le téléphone sonne et le père dit à la mère : « Si c’est pour moi, tu dis que je ne suis pas à la maison ». Il dit cela sans penser comment cette négation du fait concret perturbe l’esprit de l’enfant en formation. Ensuite, l’enfant dit quelque chose qui n’est pas vrai et son père le punit pour avoir menti.
Les enseignants font la même chose. Les enseignants souvent citent des ouvrages qu’ils n’ont pas encore lus. Les enseignants parfois citent des titres de livre qu’ils ont trouvé dans une bibliographie de livre qu’ils n’ont pas lus. Je demande : « comment il est possible de suggérer des vertus comme celles-là ? Par la parole ? Comment peut-on souligner l’importance des vertus éthiques de cette manière ?
Regardez mes amis, même si je suis dans une église, je ne suis pas un prêtre (Si les prêtres pouvait se marier, peut-être que je voudrais bien !). Je n’ai rien contre eux, mais je ne suis pas un prêtre. Je ne fais pas des sermons. Je ne veux pas qu’on pense que je suis venu ici pour faire des leçons de morale. Non, je suis très concret. Ce que je veux dire c’est qu’est-ce qui créée ou ne créée pas nos vertus, en faisant, en essayant de sortir hors de nos erreurs. Bien sur, nous utilisons aussi le discours autant que possible, en mettant le discours près de l’action, en diminuant la distance entre ce que je dis et ce que je veux faire.
Maintenant, j’ai rendu clair mon attitude générale vers les « vertus ». Je vais dire quelque chose au sujet de deux ou trois vertus spécifiques que je considère fondamental pour un éducateur progressiste, mais non pour un éducateur réactionnaire. Il y a cependant un aspect, une dimension de l’éducation où les deux ont la même vertu : les deux, l’enseignant réactionnaire et l’enseignant progressiste doivent lutter pour être compétent. Ils doivent lutter pour devenir de plus en plus compétents. Les deux, bien évidemment, doivent accomplir leur tache – ils doivent arriver à l’heure. (Parfois je n’arrive pas à l’heure, mais j’assume de manière éthique ma responsabilité d’être en retard. Il n’est pas acceptable que je mente en disant : « j’ai raté le bus ». Non, je n’ai pas raté le bus, j’ai dormi plus. Mon corps en avait besoin : c’est un besoin biologique).
Je pense que la vertu de l’éducateur progressiste – quand je dis la première, je ne veux pas dire nécessairement la plus importante – c’est la vertu d’aimer. Mais s’il vous plaît ne pensez pas que quand je parle d’amour, je parle de quelque chose de doux. C’est très intéressant. Je ne suis pas effrayer de vous parler d’amour : Je ne suis pas concerné par la pensée que l’amour peut-être utilisé pour des objectifs qui ne sont pas bons. Non, simplement aimer. L’amour n’est pas le privilège de la jeunesse. L’amour est une expression de la vie. C’est une voie pour se sentir en vie. Bien sur, parmi nous, l’amour a beaucoup de belles expressions et dimensions. Mais concernant l’acte d’enseigner, d’éduquer, je ne peux pas comprendre le fait d’être un éducateur sans amour. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas le droit de détester certains étudiants. J’en ai le droit. Je n’ai pas peur de dire cela. Je comprends l’amour exactement dans sa contradiction avec l’amour. S’il n’y avait pas la haine, il ne serait pas possible pour moi de comprendre ce que c’est l’amour.
Il y a des peurs que je n’ai pas, des conditions dans ma vie qui m’ont rendu capable de ne pas être effrayé par certaines choses. Comment peut-il être possible pour moi d’enseigner, d’éduquer, si je sens ne me sens pas bien simplement parce que je dois aller en cours demain ? Si je me sens un étranger, si parfois le sourire effrayé d’un étudiant, une curiosité exprimée souvent à travers une question timide, toutes ces choses ne sont pas capables de me toucher, de me dire : « Tu es en vie : ces gens sont en vie, te posent des questions ». Si vous n’êtes pas capable de sentir cela alors vous n’êtes pas un enseignant. Je ne voudrais pas être un éducateur (bien sur, si je voulais être un enseignant bureaucratisé. C’est une autre chose. Mais je ne vous parle pas d’éducation bureaucratisée, mais d’éducateur). Ainsi, aimé en dépit de tout, c’est une condition pour que l’enseignant progressiste continue d’éduquer).
Peut-être vous me demanderez : « Mais Paulo, comment est-ce possible d’aimer avec des étudiants qui ont des attitudes agressives ? ». Dans ce livre, par exemple, le Professeur Ira Shor parle beaucoup d’agressivité. La violence de beaucoup d’étudiants aux USA. Je comprends cela. Mais cela ne doit pas nous laisser penser que l’éducateur progressiste est un mythe. Ce n’est pas facile. Tout d’abord, nous devons tous comprendre qu’aimer n’est pas facile, quelque soit le niveau où nous aimons, mais aimer la vie, aimer son mari, aimer ses enfants, aimer ses voisins. Et donc il n’est pas facile d’aimer ses étudiants. Si c’était facile on aurait pas besoin de prendre du temps pour discuter de cela. Nous voulons juste dire : « Il est nécessaire d’aimer ». Mais cela ne se passe pas comme cela. C’est difficile, mais ce n’est pas une tâche impossible en éducation. Pas facile, mais difficile !
Je pense qu’une autre vertu que l’éducateur progressiste doit développer c’est la consistance. C’est une autre chose difficile à penser – très difficile. Mais l’éducateur progressiste ne peut pas dire : « Faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais ». Je me souviens lorsque mes deux fils étaient très jeunes. J’avais l’habitude de fumer beaucoup. J’ai arrêté il y dix ans. Mais j’avais l’habitude de fumer 60 cigarettes par jour. Je me souviens que j’ai n’ai jamais pu leur dire : « Vous ne pouvez pas fumer. Je ne permet pas que vous fumiez ». Au contraire, j’ai dit avec humilité : « Fumer est quelque chose de très mauvais sur le plan de la santé, mais j’aime fumer. Je n’ai pas assez de force pour lutter contre cette habitude de fumer. Je suis désolé, mais votre père est aussi faible, il est aussi fragile. Aujourd’hui, je sais que ce sera une mauvaise chose pour vous si vous fumez : demain, ce sera votre décision et non pas la mienne ». Je me souviens ils m’ont demandé s’ils pouvaient prendre une bouffée de cigarette pour essayer. J’ai dis « oui » et je leur ai donné une cigarette. Ils ont trouvé que c’était mauvais, mais pas assez pour les empêcher de fumer aujourd’hui. Mais je vous le demande quelle autorité j’avais à ce moment pour leur dire : « Vous ne fumez pas parce que je ne permets pas cela » ? Est-ce que cela ne serait pas précisément un abus de mon autorité. Mon autorité existe, mais jamais comme une autorité qui doit devenir autoritaire. Jamais.
La consistance parmi les valeurs dont j’ai parlé et l’action que je fais pour rendre les valeurs que je vise concrète est vitale. La consistance doit être notre première préoccupation. Comment, par exemple, je peux parler d’éducation et de liberté, de droits de poser des questions, de mettre au défi l’enseignant – comment je peux parler de cela, et au moment où l’étudiant me pose une première question difficile, je lui dis : « Tais-toi, je suis le professeur ? ». Comment cela est-il possible ? » Comment cela est-il possible ? Dans quel type de discours un étudiant peut croire cela ? Dans le discours où je prononce mon respect pour la liberté ou le discours dans lequel je déni le droit de la liberté ? Bien évidement, les étudiants croient dans le second discours, dans la discours qui est strict, qui coupe, qui contraint.
Parfois, mes amis, il n’est pas facile d’être consistant. Dans mon pays, au Brésil, nous disons souvent dit : « Je compte jusqu’à 10 pour donner la réponse », précisément parce que je compte je me « refais » moi-même. Souvent je dois compter jusqu’à 50 pour parvenir à être consistant. Mais cet effort est nécessaire pour vous rendre capable de bien comprendre comme dormir cette nuit. C’est ainsi que votre conscience se sent bien. Cette consistance est pourtant quelque chose de très difficile à créer pour un éducateur progressiste. Il ou elle doit se battre pour cela. Et comme doit-on chercher à devenir consistant ? Nous devons créér toutes les vertus, mais elles sont imbriquées : l’une n’est pas séparé de l’autre. Elles constituent une sorte de système de vertus intereliées.
Par exemple, nous allons essayer pour être consistant, nous avons aussi besoin d’être humble, d’être patient. Mais les deux l’humilité et la patience sont aussi des vertus, des vertus indispensables. Supposons, par exemple, que j’essaie d’être consistant et je découvre que je ne le suis pas. Je dois être assez humble non pas pour me punir trop, non pas pour tomber dans la culpabilité, pour si je le permet tomber dans des sentiments de culpabilités. Cela est vraiment difficile après tout de sortir de la culpabilité, et plus je me sens coupable et moins je suis capable de devenir libre. Ainsi j’ai besoin d’être assez humble pour être le premier à dire : « Non, non soit patient avec toi-même. Peut-être demain, tu seras plus consistant ». Et pourquoi pas ? Pourquoi ne dites vous pas cela que vous n’êtes pas assez consistant ? Vous êtes un être humain. Vous savez tenter de générer, d’incarner les vertus est un processus – elles doivent être incarnées, ce ne sont pas des catégories métaphysiques. Nous ne sommes pas nés vertueux. Nous devons donner corps à la vertu. Et c’est pourquoi il est possible de s’éprouver soi-même, de devenir meilleurs.
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Et alors, il est nécessaire de devenir patient. Etre patient, cela signifie connaître, être clair avec le fait que le monde ne s’est pas fait en un jour. Cela signifie que souvent nous dépensons beaucoup d’heures, de jours et de mois pour comprendre un fait. Etre patient, cela signifie comprendre le besoin de nous préparer à un processus consistant à faire quelque chose qui est à moitié terminé, peut-être ne pas avoir le résultat final.
Etre patient demande à la fois de l’impatience. Nous ne pouvons jamais être seulement patient, comme être simplement impatient. Si nous sommes seulement patient, nous sommes souvent fatalistes, et nous avons tendance à transférer la responsabilité que nous avons à d’autres personnes ou à Dieu. Si nous sommes seulement impatient, nous avons tendance à distorde la réelle signification de l’histoire. L’unique manière dont l’éducateur progressiste a des créer la vertu est d’être impatiemment patient.
C’est en tant impatiemment patient que l’on comprend comment gérer la curiosité des étudiants, et parfois leur agressivité.
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