Education ou organisation ?

 

 

 

Remarques à propos de : Mike Miller, « Organisation et éducation : Saul Alinsky, Myles Horton et Paulo Freire », Revue de l’Institut de Sociologie, 84 | 2014, 59-80.

 

Ce qui nous intéresse dans ce texte n’est pas avant tout le positionnement d’Alinsky que nous présenterons succinctement en nous appuyant sur ce qu’en dit Mike Miller, mais la manière dont Paulo Freire se positionne dans ce débat concernant éducation et organisation.

 

Citations de l’article :

 

« Alinsky n'était pas intéressé par les grandes théories. C'était essentiellement un démocrate. Il était convaincu que les gens avaient le droit et la responsabilité de participer à la vie civique et de prendre les décisions qui touchaient à leur quotidien.

« Les méthodes organisationnelles d'Alinsky, par exemple, font l'objet d'une critique récurrente : elles n'analyseraient pas adéquatement la nature de l'oppression du pouvoir dans le système politique américain. Myles Horton et Paulo Freire font partie de ceux qui se prononcent en ce sens. […] Saul disait qu'organiser éduquait. […] L'organisateur pourrait ainsi utiliser n'importe quel moyen pour parvenir à cet objectif quand bien même les gens n'apprendraient rien du point de vue de « l'utilisation du pouvoir par le peuple ». […]

« Saul, déclara Horton, croyait qu'en se battant les gens élargissaient leur perception de l'intérêt personnel pour inclure l'estime de soi, la dignité et la solidarité avec leurs voisins. Il voyait cela comme de l'auto‑éducation et estimait qu'il s'agissait là d'une éducation de haute qualité. Il ne s'est pas contenté de parler de l'éducation. Sciemment [c'est moi qui souligne], il utilisa les activités organisationnelles à des fins d'éducation. Alinsky était conscient que l'apprentissage par l'expérience des gens, en particulier lorsqu'il s'agit d'organisateurs professionnels, était important. Il était très fier du fait que. les personnes apprenaient » […]

[Un critique d'Alinsky ajoute:] « les organisateurs s'efforcent d'atteindre un objectif limité et spécifique, qu'il mène ou non à un changement structurel, qu'il renforce le système ou fasse le jeu des capitalistes. » Sans doute, des organisateurs considèrent leur rôle de cette manière, mais ce n'était pas le cas d'Alinsky ni, d'ailleurs, de la plupart des organisateurs qui s'inscrivent dans la « tradition Alinsky », à l'encontre desquels ces critiques sont souvent dirigées. Alinsky et sa tradition ne ressemblent pas plus à cette définition de l'organisation qu'Horton, Freire et la Highlander Folk School ressemblent à ce qu'il se passe dans une salle de classe stérile où un enseignant blasé déverse des idées dans les crânes d'étudiants adultes en cours du soir, épuisés après leur journée de travail. »

 

Action directe et éducation : Saul Alinsky selon Mike Miller

 

On peut considérer à la lecture de cet article que Saul Alinsky est proche du syndicalisme révolutionnaire et sans doute de la tradition des wobblies aux USA (1).

 

On peut mettre en avant quelques points sur l’approche d’Alinsky qui transparaissent à travers l’article de Mike Miller :

 

1) A la suite de Proudhon, le syndicalisme révolutionnaire met en avant que les « idées naissent de l’action » et donc que l’action est première sur la théorie.

 

On retrouve ce positionnement semble-t-il chez Alinsky selon Miller : « Alinsky n'était pas intéressé par les grandes théories » (2).

 

L’instruction pourrait même être un frein à l’action. L’éducation prônée par les réformateurs/trices sociales pragmatistes comme Jane Adams n’a pas aboutie à développer l'action collective populaire (3).

 

2) Ils affirment également le caractère éducatif de l’action directe comme c’est le cas de Pouget : « L’Action directe a, par conséquent, une valeur éducative sans pareille : elle apprend à réfléchir, à décider, à agir ». (L’action directe, 1910) On constate la même position chez Alinsky : l’action serait en elle-même éducatrice.

 

Si l’on reprend ce que dit Mike Miller : Alinsky considère : a) que l’éducation conduit à une forme de verbalisme : les individus écoutent des militants qui leurs font des leçons de théorie révolutionnaire, sans que cela débouche sur l’organisation et le développement du pouvoir d’agir b) ils n’ont pas besoin de leçons car par l’action directe, ils s’éduquent.

 

3) Et c’est un point de divergence avec le syndicalisme révolutionnaire : tous les moyens sont bons pour parvenir à une fin. Mike Miller souligne dans son article l’influence de Machiavel sur Alinsky : « Comme Machiavel, qu'il a étudié et admiré, Alinsky enseigne la manière dont le pouvoir peut être utilisé. Contrairement à Machiavel, son élève n'est pas le prince, mais le peuple ».

 

Cette référence à Machiavel explique sans doute la dimension techniciste de l’approche de Alinsky qui se présente comme une méthode, ce qui veut dire un ensemble de techniques efficaces, sans considération des dimensions éthiques de l’action.

 

4) Un autre point de divergence porte sur le fait que le syndicalisme révolutionnaire comme le souligne Pelloutier, puis la Charte d’Amiens se donne pour objectif une double besogne :

 

« Dans l'œuvre revendicative quotidienne, le syndicat poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme: il prépare l'émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste; il préconise comme moyen d'action la grève générale »

 

Or selon Mike Miller, Alinsky est essentiellement un démocrate. Il ne vise pas forcement un changement structurel, une remise en question du système capitaliste.

 

Paulo Freire : l’éducation à l’épreuve de l’organisation

 

1) Paulo Freire semble échapper au moins à une des critiques que pourrait faire Alinsky à l'idée que  l’éducation doit être un préalable à l'action. L’approche dialogique de Paulo Freire ne repose pas sur des discours dogmatiques qui seraient fait à destination des opprimés.

 

Mais sur une approche dialogique critique devant aboutir à ce qu’il appelle la « synthèse culturelle » entre les savoirs sociaux des opprimé-e-s et les savoirs théoriques des animateurs/trices militant-e-s.

 

Néanmoins, au moins sur deux autres points le problème est plus complexe :

 

2) Peut-on considérer que l’éducation soit nécessaire pour parvenir à une conscience révolutionnaire ?

 

C’est là le point de divergence fondamental à la base entre léninisme et le syndicalisme révolutionnaire. D’ailleurs Freire cite Lénine en appui de sa théorie dans Pédagogie des opprimés. Ce qui est paradoxal sur un point, c’est que Lénine accepte des pratiques machiaveliennes, alors que Paulo Freire s’y refuse strictement.

 

On peut néanmoins douter – et Paulo Freire en doutera lui-même par le suite – que l’éducation soit nécessaire à l’action, et même à ce que des personnes s’engagent sur le terrain d’une action révolutionnaire.

 

Néanmoins, il s’agit de se demander quel peut être le rôle de l’éducation et de la théorie dans l’action militante, même si en elle-même, elle n’est pas une condition sine qua non.

 

Le syndicaliste d’action directe Fernand Pelloutier le dit lui-même : « ce qui manque aux ouvriers, c’est la science de leur malheur ».

 

Il y aurait donc néanmoins un intérêt, pour la praxis révolutionnaire, de l’éducation. Elle permet d’acquérir une compréhension plus profonde de la réalité à transformer, ce qui aurait pour effet de viser à éviter certaines erreurs en particulier dans les cibles d’action et les buts de l’action.

 

De ce fait, Paulo Freire critique l'activisme, et Alinsky rentre sans doute pour lui dans la catégorie des activistes. Cette notion désignant le fait d'agir sans avoir d'objectif clair de transformation sociale structurelle.

 

Mais pour autant, Freire ne cesse également de répéter qu'il s'agit d'éviter le verbalisme, et qu'une parole authentique se doit de déboucher sur l'action. 

 

3) Autre point de difficulté alors : L’éducation mène-t-elle à l’organisation et au développement du pouvoir d’agir ? La pratique dialogique débouche-t-elle nécessairement sur l'action ?

 

C’est là le point d’achoppement auquel Freire lui-même est confronté avec le coup d’État de 1964 (comme il le confirme dans un entretien de 1973 (4))

 

Il ne suffit pas apparemment d’élever la conscience critique des opprimé-e-s. Il faut également que cela conduise à de l’organisation.

 

D’ailleurs, c’est un point qu’il souligne dans Pédagogie des opprimés (1968), à l’action anti-dialogique qu’est la division entre les opprimé-e-s, l’action dialogique doit favoriser leur organisation.

 

4) C’est ce que nous allons appeler la « double praxis » :

 

- Le premier niveau de la praxis est la praxis dialogique qui s’effectue dans la discussion critique, mais qui doit aboutir vers l’action de transformation sociale

 

- Le deuxième niveau de la praxis est la praxis transformatrice qui est constituée par l’action directe

 

- Il y a une dialectique entre ces deux niveaux de praxis : C'est pourquoi la praxis est action-réflexion-action (action dialogique - réflexion critique - action transformatrice)

 

Dialogue critique entre les savoirs sociaux d’expérience et les savoirs théoriques → conscientisation mutuelle → synthèse culturelle → pistes d’action → organisation → action directe → dialogue critique → bilan critique → nouvelles pistes d’action ->…

 

5) La relation fin/moyen

 

Le rôle de l’éducation dans le processus d’émancipation a rapport avec l’éthique de la relation entre moyens/fins. En effet, Paulo Freire craint que si les opprimé-e-s ne bénéficient pas d’un processus éducatif critique, ils ne soient réduits qu’à des objets manipulables entre les mains des militant-e-s plus aguerris.

 

En réalité, la possibilité d’agir de manière machiavelienne, à laquelle recours Alinsky, serait rendue possible par le fait entre autres que l’éducation des opprimé-e-s n’est pas considérée comme une condition sine qua non, et qu’il peut donc de ce fait être possible de les manipuler pour rendre l’action plus efficace.

 

Conclusion :

 

La controverse éducation ou organisation porte au moins sur deux points : a) l’éducation doit-elle être un préalable à l’action ? b) l’éducation conduit-elle nécessairement à l’action ?

 

A la deuxième question, nous pouvons répondre avec une assez grande assurance que non : il n’y a pas de lien nécessaire de causalité entre éducation et action.

 

Mais alors quel peut être l’intérêt d’être éduqué dans le cadre d’une action de transformation sociale ?

 

Deux réponses sont apparues :

 

- Eviter certaines erreurs, en particulier, relativement aux cibles et aux finalités de l’action

 

- Eviter que les militant-e-s, les plus aguerris, se trouvent en situation de manipuler les opprimé-e-s.

 

Références :

 

(1) Voir à ce propos : Adeline De Lépinay, « Le community organizing : un syndicalisme de quartier », Citegeoco, 2016. URL : http://www.citego.org/bdf_fiche-document-1102_fr.html

 

(2) Voir la proximité de ces thèses avec l’entretien de Fatima Ouassak paru dans Ballast : « « Banlieues et gilets jaunes partagent des questions de vie ou de mort », Ballast, 29 juin 2019.

 

(3) Le Goff, Alice. Care et démocratie radicale. Presses Universitaires de France, 2013. 

 

(4) IDAC, « Une conversation avec Paulo Freire » (1973). Disponible en ligne sur Acervo Paulo Freire.