L’écopédagogie est née en Amérique latine dans la continuité de Paulo Freire. Mais comment peut-elle se développer dans le contexte européen ?
Position du problème :
1. Naissance de l’écopédagogie en Amérique latine et perspective décoloniale
L’écopédagogie a été fondée par les costa-ricains Francisco Gutierrez et Cruz Prado à partir d’un ouvrage fondateur Ecopedagogia y Ciudadania planétaria (1997).
Cet ouvrage se base lui-même sur un autre livre Ecologia: grito da Terra, grito dos pobres (1995). Leonardo Boff est pour sa part un des grands auteurs de la théologie de la libération. En affirmant que la terre est la plus grande des opprimées, Leonard boff ouvre la voix à une pédagogie des opprimées en écologie.
L’écopédagogie s’est également développée avec l’appui de l’Institut Paulo Freire du Brésil et en particulier Moacir Gadotti, auteur entre autres de l’ouvrage Pédagogie de la Terre (2000).
En 1999, lors de la Première rencontre internationale de l’écopédagogie a été adoptée « la Charte de la Terre ». L’article 1 déclare : « Notre Mère Terre est un organisme vivant et en évolution. Ce qui lui est fait a une répercussion sur tous ses enfants. Elle requiert de notre part une conscience et une citoyenneté planétaire ». La notion de Tierra-Madre provient pour sa part des cosmogonies autochtones d’Amérique latine.
2. Les difficultés de transposition de l’écopédagogie latino-américaine dans le contexte du Nord global
a – Difficultés décoloniales : Comme cela a été souligné, l’écopédagogie latino-américaine repose sur la théologie de la libération. Transposé l’écopédagogie dans le Nord Global en invisibilisant son sous-bassement religieux relèverait déjà d’une forme d’ « extractivisme cognitif » (Grofoguel). Ce qui veut dire d’une appropriation de concepts produits dans le Sud global sans respect pour la pensée et la spiritualité de celles et ceux qui les ont produit.
En outre, la théorie décoloniale latino-américaine, nous engage a être attentif au pluriversalisme (Dussel). Le pluriversalisme consiste à être attentifs au fait que si les finalités de l’émancipation peuvent être les mêmes, les voies pour y parvenir, selon les régions du monde, sont sans doutes différentes. Pour des raisons liées à l’histoire coloniale, au développement du capitalisme… l’écopédagogie dans le Nord Global n’a sans doute pas exactement les mêmes objectif de cosncientisation que dans le Sud Global.
b- Difficultés éthiques : Comme l’écopédagogie en Amérique latine s’appuie sur la théologie de la libération, elle possède un socle éthique qui s’appuie sur cette base. Leonardo Boff a consacré plusieurs ouvrage à la place de l’être humain et à l’éthique dans le cadre d’une réflexion écologique (voir par exemple :Ética planetaria desde el Gran Sur. 2001. [Ethique planétaire depuis le Sud Global]. Cependant la pensée de la théologie de la libération n’a pas du tout la même implantation dans le Nord Global qu’en Amérique latine pour pouvoir servir de socle à une écopédagogie depuis le Nord Global.
c- Difficultés féministes : Même si l’écopédagogie fait référence à la notion de Terre-Mère, elle a été développée semble-t-il en intégrant peu les apports de réflexion de l’écoféminisme. Néanmoins, il faut être conscient-e que l’écoféminisme est lui-même très divisé sur le plan théorique : entre des tendances essentialisantes ou constructivistes, spiritualistes ou au contraire matérialistes…
(Pour une approche matérialiste de l’éco-féminisme, voir : Irène Pereira, "Transition écologique et travail des femmes: au coeur de l'exploitation", Dir Roland Pfefferkorn et Laurence Grandchamp, Résistance et émancipation des femmes du sud, Paris, L'Harmattan, 2017, p.33-50).
3. Retour sur quelques principes de la pédagogie critique de Paulo Freire
Pour construire une écopédagogie qui soit adaptée au contexte du Nord Global, il est nécessaire de revenir sur certains principes de l’oeuvre de Paulo Freire :
- Non pas copier, mais réinventer : Paulo Freire a souvent insister sur le fait que si on veut être fidèle à l’esprit de son travail, il ne s’agit pas de le copier, mais de le réinventer. Il a toujours insister sur l’importance de prendre en compte le contexte social dans lequel on écrit. Ecrire sur l’écopédagogie depuis le Nord global n’implique pas le même positionnement que le fait de l’écrire depuis le Sud Global et il est nécessaire d’en tenir compte.
- Déterminisme/Condition: Pour Paulo Freire, l'être humain a certes une base biologique et social, mais il n'est pas déterminé, mais conditionnée par celle-ci. L'être humain comme l'écrivait l'anarchiste Elisée Reclus est "la nature prenant conscience d'elle-même". C'est pourquoi, cette conscience du devenir, lui donne une "responsabilité" (Jonas) spécifique non seulement relativement aux êtres humains, mais également relativement aux êtres vivants.
- La conscientisation : Ce qui est central dans la pensée de Paulo Freire, et que reprend écopédagogique latino-américaine, c’est l’importance de la conscientisation. Dans le cas de Paulo Freire, la conscientisation apparaît comme un processus qui amène à la prise de conscience qu’il existe des rapports sociaux structurels. Or, il s’agit ici de prendre conscience des rapports sociaux structurels qui sont en jeux dans la question écologique. La particularité de cette prise de conscience en ce qui concerne les problèmes écologiques, c’est qu’ils impliquent une conscience planétaire. Cela signifie qu’ils doivent être pensés à l’échelle de la planète.
- La dialectique : Paulo Freire est, comme l’écologiste libertaire Murray Bookchin, un penseur de la dialectique, qui refuse les dualismes. Si Murray Bookchin ne rejette pas l’anthropocentrisme (qui accorde une dignité morale à l’être humain), pour autant il ne rejette pas totalement le biocentrisme qui élargie la communauté morale : « « (…) à ceux qui me rejettent comme « anthropocentriste », je demande pourquoi je dois être forcé de choisir entre le « biocentrisme » et « l’anthropocentrisme » ? (…) Je crois que les natures humaine et non humaine sont aussi inextricablement liées l’une à l’autre ». (Peut-être certains philosophes qualifieraient-ils cette position en définitive de biocentrisme hiérarchique).
- La dignité de l’être humain au sein de l’hypothèse Gaia : Un des principes éthiques de la pensée de Paulo Freire, c’est le respect absolu de la personne humaine qui se traduit par la lutte en faveur des opprimé-e-s. Cela suppose de réfléchir comment il est possible de maintenir en pratique à la fois le respect de la valeur de la vie humaine et le respect de la Terre comme « hypothèse Gaia » (Latour, Face à Gaia, 2015). En effet, cette question est l’une des grandes difficultés de l’éthique environnementale. Il s’agit là d’une responsabilité d’autant plus importante que pèse sur le Nord Global une tentation d’’écofascisme colonial » (voir infra citation d’Extinction Rebellion).
- « Synthèse culturelle » : Capacité à partir de la mise en dialogue de savoirs différents à produire une nouvelle connaissance. Il s’agit donc de réfléchir en particulier à comment peut s’articuler sur le plan éthique le respect de la Terre – en tant qu’hypothèse Gaia – et le respect inconditionnel de la personne humaine.
- Praxis (action-réflexion-action) - Ni verbalisme, ni activisme - : La conscientisation doit déboucher sur l’action de transformation sociale, l’engagement dans l’action collective de lutte écologique. Mais cette action ne doit pas être aveugle. D’où l’importance de la théorie et donc de l’éducation. En effet, sans cela, il est possible de se tromper de cibles et d’objectifs.
-Moyen/Fin- Démocratie : Paulo Freire est un auteur qui a également insisté concernant la lutte politique pour une continuité entre les fins et les moyens. De ce fait pour lui, les moyens et les finalités ne peuvent pas être anti-démocratiques. Les moyens utilisés ne peuvent pas être manipulatoires.
- Radicalité : La radicalité, selon Henry Giroux (un pédagogue critique états-unien) consiste à ne pas évacuer l’analyse des rapports sociaux de pouvoir. Cela veut dire que l’écopédagogie ne peut pas aborder la question écologique sans analyser les rapports sociaux de pouvoir qui sont en jeu comme les rapports de pouvoir capitaliste, coloniaux ou encore de sexe.
4. Les tâches d’une écopédagogie radicale depuis le Nord global
A partir de ce qui a été dit ci-dessus, il est possible de dégager un certain nombre de points de vigilance pour une écopédagogie radicale depuis le Nord Global :
- Une écopédagogie décoloniale contre « l’écofacisme colonial » : « Penser que l’augmentation de la population humaine détruira la planète est une idée fondamentalement coloniale et raciste. On sait bien que les populations qui augmentent sont principalement asiatiques et africaines. L’Occident réalise soudain que son mode de vie ne peut pas être universalisé. Il est nécessaire de maintenir l’ordre colonial pour que la planète supporte la présence humaine. Il préfère alors laisser des humains mourir en mer ou prôner la limitation des naissances au lieu de remettre en question son mode de vie et de reconnaître sa dette écologique. L’augmentation de la population humaine est la raison pour laquelle il est urgent de penser une écologie décoloniale. Nous devons comprendre que le Développement , le Confort Moderne et la Croissance que défend l’Occident sont construits par l’exploitation coloniale et la destruction de notre planète. Ce n’est pas un modèle à promouvoir ni à sauver. » (Extrait du site Internet Extinction Rebellion)
- Une écopédagogie écoféministe, queer et anti-validiste : Les théories écologistes s’appuient souvent sur un naturalisme qui semble entrer en contradiction avec l’anti-naturalisme qui est celui des études de genre. Une écopédagogie radicale doit être en capacité d’articuler écologie et féminisme. Le risque est en effet qu’au nom de l’écologie, on renoue avec des positions qui essentialise le rôle des femmes en tant que mère, autour des travaux domestiques ou encore la différence des sexes et l’hétéronormativité.
- Une écopédagogie critique du capitalisme contre le capitalisme vert :
Certains croient aujourd’hui voir dans un nouveau capitalisme vert, baptisé économie verte ou transition écologique ou encore économie de la circularité, l’horizon d’une nouvelle forme de croissance économique basée sur les énergies renouvelables et les emplois liés à l’écologie. Mais, il s’agit au contraire de reprendre les problèmes à la racine. La dégradation écologique est indissociable de la capitalocène. Les problèmes écologiques ne sont pas crées pas une oppression générique de l’espère humaine sur la nature en générale. Une écopédagogie critique ne peut faire l’impasse d’une critique des rapports sociaux de pouvoir.
De fait l’écologie suppose une critique radicale du capitalisme. D’autant plus que tout le monde n’est pas touché au même titre par la dégradation écologique : ce sont en premier lieu les classes populaires, et plus encore celles du Sud Global, qui sont les premières impactées.
L'une formes de ce capitalisme qui impact le Sud Global s'incarne à travers l'injonction au développement qui en particulier à partir des années 90 a pris la forme de l'injonction à un "développement durable".
- Une écopédagogie critique de la domination de la raison instrumentale contre le solutionnisme technologique :
D’autres croient, en lien avec le capitalisme, que les problèmes écologiques seront réglés par un surcroît de technologie sans que rien dans les rapports sociaux capitalistes-coloniaux ne soit changé. Ils vont jusqu'à théoriser un avenir transhumaniste dans lequel l'être humain transcenderait sa dépendance à son corps et à son milieu naturel. La technologie serait capable alors de repousser toutes les limites et les contraintes de la situation de l'être humain.
Une écopédagogie radicale ne peut pas faire l’impasse de la critique des rapports sociaux qui sont à l’origine de l’émergence des problèmes écologiques. Or cela implique une réflexion même sur le devenir de la technique puisque la capitalocène a conduit à produire une industrialocène reposant sur les énergies fossiles et nucléaire.
- Une écopédagogie libertaire contre une écologisme autoritaire :
Certains, en outre, au nom de la légitimité du combat écologique, peuvent être tentés par les solutions autoritaires, par une dictature d’une élite éclairée qui prendrait les décisions à la place de la population. L’écopédagogie radicale fait le choix d’une écologie s’inscrivant dans un projet libertaire comme celui du confédéralisme démocratique (théorisé par Murray Bookchin).
Conclusion :
L’écopédagogie radicale, depuis le Nord Global doit prendre ses responsabilités. Celle de conscientiser sur le fait que c’est le mode de vie du Nord Global qui pose problème en premier lieu et non pas ceux des pays du Sud Global. L’écopédagogie radicale se donne également pour tâche d’avoir une réflexion sur la manière dont le Nord Global a imposé à l’ensemble du monde le capitalisme, l’État et la domination de la raison instrumentale. Enfin, l’écopédagogie radicale implique que l’écologie politique soit articulée à une critique de l’ensemble des rapports sociaux d’oppression.
L’écopédagogie radicale a pour objectif non seulement de conscientiser pour favoriser l’action collective de transformation écologique. Mais elle a également pour rôle de faire en sorte que l’écologie, depuis le Nord Global, ne se transforme pas en projet dystopique autoritaire imposant un technocapitalisme vert et ecofacisme colonial au reste du monde.
(Sur écologie et risques de dystopie techno-capitaliste, voir: Irène Pereira, "- Transhumanisme techno-capitaliste contre éco-communalisme libertaire -Essai d’anticipation philosophique, (2015)