Dans Un manifeste personnaliste (Dunod, 1979), Carl Rogers a fait état de rapprochements entre son œuvre et celle de Paulo Freire. Pourtant, le pédagogue brésilien n’a pas été exactement de cet avis.
L’approche centrée sur la personne et les opprimés.
Carl Rogers est un des fondateurs de la psychologie humaniste. Il est connu pour une approche qui se veut résolument anti-techniciste de la psychothérapie et qui vise le développement des potentialité des personnes.
Son « approche centrée sur la personne » repose sur trois piliers : l’écoute empathique, la congruence, l’acceptation inconditionnelle.
Il est également le fondateur de la pédagogie non-directive (auquel est consacré le chapitre 4 d’Un Manifeste personnaliste intitulé : « Pouvoir ou personnes : deux tendances éducatives » (p.56-72).
Dans le chapitre 6, intitulé « L’approche centrée sur la personne et les opprimés », Carl Rogers revient sur ce qui lui paraît être la proximité entre Paulo Freire et lui :
« On fait remarquer qu’une approche centrée sur la personne est un luxe qui convient peut-être à une classe bourgeoise aisée, mais qu’il ne peut pas avoir la moindre signification lorsqu’on s’occupe d’une minorité opprimée » (p.85).
Carl Rogers évoque alors Pédagogie des opprimés de Paulo Freire :
« Pourtant les principe sur lesquels il [Freire] est venu à construire son ouvrage sont si totalement semblables aux principes de Liberté pour apprendre que la stupeur devant cette découverte, m’a laissée bouche bée ». (p.85) (…) « Pour l’essentiel, je partage les vues de Freire. J’ai déjà signalé, en parlant d’éducation, que j’étendrais les principes de base, sur lesquels nous sommes tous les deux d’accord à toutes les situations d’apprentissage » (p.88).
Carl Rogers parle alors d’un séminaire qu’il a organisé où il y avait des clivages de classes sociales, raciaux… : « Pour décrire le processus sur un plan plus général, les conflits existants entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, entre les noirs et les blancs, entre les professionnels et les bénéficiaires, entre l’ordre établi et les révolutionnaires, éclataient au grand jour. Mais ces explosions violentes survenaient dans un climat où chaque personne était respectée et autorisée à exprimer ses sentiments sans être interrompue ; un climat dans lequel les facilitateurs montraient que la dignité de chaque personne leur tenait fortement à coeur et que leur objectif essentiel était de favoriser les communications ouvertes ». (p.90)
Mais Carl Rogers souligne une objection que l’on pourrait lui faire : «Ah, c’est bien ce que vous être en train de faire, des communications moins marquées par la colère ! Vous êtes en train de détruire la possibilité d’un changement révolutionnaire ! Vous êtes en train de désamorcer la haine et l’amertume qui seules peuvent susciter un réel changement en faveur des opprimés ! ». (p.90)
Cependant ce n’est pas selon lui ce qui s’est passé : « Bien que les « consommateurs de santé » ne se fussent jamais rencontrés auparavant, ils n’ont pas tardé à s’unir et ont commencé à émettre des propositions qui ont été soumises aux divers groupes où elles ont été discutées, revues et amendées » (p.90)
Paulo Freire et Carl Rogers
On peut alors se demander quel lien y-a-t-il entre l’approche de Carl Rogers et celle de Paulo Freire ?
Paulo Freire a consacré une conférence aux trois vertus de l’éducateur progressiste à Hambourg en 1988. Il a distingué : l’amour, la consistance et la patience.
En particulier, la notion de « consistance » possède une certaine proximité avec celle de congruence chez Carl Rogers. Les deux renvois à une idée d’authenticité, de cohérence chez le professionnel. Pour Freire, comme il l’écrit dans Pédagogie de l’autonomie, une cohérence entre ce que je dis, j’écris et je fais.
Néanmoins, il existe des divergences entre les deux auteurs. Paulo Freire lui même a mis à distance cette proximité que Rogers a prétendu établir avec ses idées. En particulier, dans des entretiens avec Donaldo Macedo, il s’éloigne de la position du facilitateur qui serait là uniquement pour aider les étudiant-e-s à s’exprimer.
La pédagogie critique implique une dialectique entre des savoirs expérientiels et des savoirs théorico-scientifique. L’enseignant n’est pas non directif. Il y a pour Paulo Freire, une directivité de l’enseignement. Ce qui caractérise l’enseignant critique c’est la politisation de l’enseignement. Ce qui veut dire pour Paulo Freire le fait que l’enseignant a un projet pédagogico-politique. Son projet c’est la conscientisation relativement aux discriminations et aux inégalités sociales.
Un autre aspect qui permet de distinguer l’approche de Paulo Freire de celle de Carl Rogers, c’est que Paulo Freire se réfère en réalité beaucoup à un autre psychothérapeute qui est Erich Fromm.
Ce dernier est un philosophe et psychanalyste appartenant à l’Ecole de Francfort. Erich Fromm combine le freudo-marxisme et l’humanisme existentialiste. C’est d’Erich Fromm qu’il reprend une grande partie de ses réflexions sur l’humanisme et la spécificité de l’être humain.
Or une grande différence entre Rogers et Fromm, c’est que Fromm se situe dans une conception de la relation psychothérapeutique qui inclut une réflexion théorico-politique.