Une crainte qui revient souvent, et même une mauvaise compréhension de la pédagogie critique, porte sur le rôle de l’enseignant-e. Est-ce que l’enseignant-e en pédagogie critique ne risque pas d’imposer son point de vue aux élèves et plus généralement aux apprenant-e-s ?
Q : En quoi la pédagogie critique, relativement au rôle de l’enseignant-e, se distingue des approches socio-constructivistes ?
R : Il me semble que dans les approches socio-constructivistes, on tend à considérer que l’objectif durant une discussion, c’est que l’enseignant se tienne en retrait et favorise l’activité des élèves. Il s’agit en particulier de mettre en œuvre un conflit socio-cognitif par lequel les élèves dépassent leur opinion première par le conflit entre leurs représentations opposées.
L’objectif est-il me semble de considérer que les élèves doivent apprendre à affirmer une opinion et à développer leur esprit critique sans être influencé par l’enseignant. L’intervention de l’enseignant est vue comme portant le risque d’inhiber les élèves, de les influencer en les amenant à penser comme le ou la « prof ».
Néanmoins, cette posture n’est pas sans poser problème comme l’a montré Marie-France Daniel (1). En effet, les enseignants, selon elle, ont tendance à se satisfaire d’une conception de la discussion et de l’esprit critique qui se réduit au relativisme : faire en sorte que les élèves s’écoutent, que chacun donne son opinion….
La pédagogie critique assume au contraire ce que Paulo Freire appelle la directivité de l’enseignement. En cela, Paulo Freire se distingue de Carl Rogers qui considère que l’enseignant doit être un ou une facilitatrice et mettre en œuvre une pédagogie non-directive.
Pour Paulo Freire, dans Pédagogie de l’autonomie, il existe, quand bien même l’enseignant critique a une visée démocratique, une asymétrie entre l’enseignant-e et les apprenant-e-s. En effet, le ou la pédagogue critique a un projet éthico-politique.
Q : Oui, mais justement, est-ce que le ou la pédagogue critique ne risque pas de formater les élèves, de les amener à penser comme lui ou elle ? D’ailleurs n’est-ce pas le reproche que fait l’extrême droite au Brésil à la pédagogie critique ?
R : Je crois qu’il y a là un profond malentendu dans lequel paradoxalement des Universités libérales comme Harvard ou Oxford ne tombent pas. En effet, si les principes de la pédagogie freirienne peuvent être appliquées par des enseignants dans ces universités, c’est que justement la pédagogie critique se distingue d’un embrigadement par le fait qu’elle repose sur une idée que l’on retrouve également dans le libéralisme, qui est le pluralisme des idées.
En effet, Paulo Freire, toujours dans Pédagogie de l’autonomie, affirme que l’enseignant critique n’hésite pas à énoncer sa position. Mais, il doit être prêt à accepter que les apprenants n’y adhèrent pas.
Mais, il faut aller même plus loin, à mon avis, pour bien comprendre l’approche freirienne. C’est que le processus de la pédagogie critique implique que l’enseignant-e favorise l’expression d’idées opposées aux siennes. Il ou elle a la responsabilité éthique soit d’inciter, par un climat favorable à cela, les apprenants à exprimer des idées contraires aux siennes, pour que la discussion puisse avoir lieu. Mais plus encore, si les idées contraires ne s’expriment pas, l’enseignant-e critique doit les amener dans la discussion. Il ou elle a la responsabilité d’initier les apprenant-e-s aux controverses qui existent sur un sujet.
Cela ne veut pas dire pour autant que l’enseignant critique a le devoir d’être neutre relativement à ces controverses, mais il a le devoir éthique d’en rendre compte avec le plus d’objectivité possible.
C’est d’ailleurs une faiblesse intellectuelle de caricaturer les positions opposées aux siennes dans la mesure où cela supposerait qu’il ou elle ne se sent pas de taille intellectuellement à les réfuter. Il en va de même pour le fait de les censurer ou de les passer sous silence.
C’est un point là aussi sur lequel insiste Paulo Freire, dans Pédagogie de l’autonomie, l’enseignant-e doit faire preuve de rigueur intellectuelle : ce qui veut dire être capable d’exposer un point de vue contraire au sien avec objectivité, être capable de répondre avec rigueur intellectuelle aux objections que l’on peut faire aux positions qui sont les siennes.
Q : Néanmoins, même si l’enseignant-e ou l’enseignant a l’honnêteté et l’ouverture éthique de faire place aux positions opposées aux siennes, d’en favoriser l’expression, est-ce que pour autant il ou elle, de part l’asymétrie des places (par exemple la différence d’âge entre les élèves et l’enseignant) ne risque pas d’écraser la parole des élèves ou des apprenant-e-s en général ?
R : C’est là effectivement où ce que Paulo Freire appelle la « problématisation » est importante. On peut dire que c’est un processus qui comprend deux dimensions. La première est présente également dans la méthode socratique. Il s’agit de faire apparaître les possibles apories dans une position. Cela veut dire qu’en posant des questions, l’enseignant amène l’élève à réfléchir sur les limites de son opinion. On trouve également cette dimension dans l’intervention féministe sous le nom de « confrontation ». On met à jour une contradiction interne. La deuxième dimension de la problématisation, chez Paulo Freire, vise la conscientisation. Elle consiste à poser des questions qui amène à effectuer une montée en généralité vers le niveau macro-social. C’est ce qu’en intervention féministe, on appelle le « reframing » (ou recadrage). On va poser des questions qui amènent à s’interroger sur le niveau macro-social qui souvent n’est pas pris en compte dans l’analyse : « Qui bénéficie de cette situation ? Y-a-t-il un groupe dominant ? Qui définit la façon dont les choses doivent être structurées ? Qui définit ce qui doit être valorisé ou dévalorisé ? » (pour reprendre les questions par exemple suggérées par Lyse Langlois).
D’une certaine manière, s’il y a des différences entre Carl Rogers et Paulo Freire, il y a un point commun autour de l’idée de développement du pouvoir de penser par soi-même, de décider soi-même et d’agir du sujet. Le rôle de la ou du pédagogue critique n’est pas de dire quoi penser. Il consiste à faire réfléchir ses interlocuteurs ou interlocutrices à la dimension des rapports sociaux. Il s’agit en quelque sorte de leur dire : « Certes tu penses cela sur le sujet, ok pourquoi pas… Mais as-tu réfléchi à cette dimension ? Qu’en penses-tu ? ». Il s’agit d’ouvrir à l’existence d’une autre dimension d’analyse de la réalité, qui est celle des rapports sociaux systémiques...
(1) Marie-France Daniel, « Canada (Québec). Pensée critique : pourquoi et comment faire progresser la pensée des élèves au-delà du relativisme? ». URL : http://www.educ-revues.fr/DIOTIME/AffichageDocument.aspx?iddoc=45119&pos=6