S’il est un point qui semble le plus sujet à difficulté de compréhension dans l’oeuvre de Paulo Freire, c’est ce que sa pédagogie n’est pas un agir technique, mais un agir éthique. Qu’est-ce que cela recouvre ?
Pour comprendre l’agir éthique chez Paulo Freire, une manière de procéder consiste à comparer la pédagogie critique de Paulo Freire avec la pédagogie non-directive de Carl Rogers. En effet, les deux auteurs ont pour point commun de considérer la pédagogie non pas comme un ensemble de techniques, mais comme une relation humaine orientée vers l’empowerment.
1) La consistance (ou congruence) : l’authenticité existentielle
La première vertu est la consistance selon Paulo Freire. Elle consiste comme il l’écrit dans Pédagogie de l’autonomie dans une cohérence entre ce que le sujet écrit (pense), dit et fait.
Il est de ce fait possible pour comprendre l’agir éthique chez Paulo Freire de le rapprocher de la relation d’aide (counseling) chez Carl Rogers. En effet, pour cet auteur également la base de l’attitude du psychothérapeute ou du pédagogue est la congruence.
Cette vertu renvoie à un ancrage commun chez ces deux auteurs dans l’existentialisme. En effet, la congruence (Rogers) ou la consistance (Freire) sont deux manières de désigner la notion d’authenticité que l’on trouve dans la philosophie existentialiste.
La personne authentique est celle qui oriente son existence selon des valeurs qu’elle a choisi. Cela constitue chez Jean-Paul Sartre le projet. Carl Rogers parle plutôt pour sa part d’accomplissement de soi. La personne congruente est pour Rogers celle qui est capable de se comporter en accord avec ces choix existentiels.
A l’inverse, l’éducateur inauthentique se comporte de manière automatique comme une machine qui applique des scripts pédagogiques, qui réduit son comportement à la conformité à une autorité supérieure, qui agit comme un être dépersonnalisé qui joue un rôle. L’être inauthentique ne s’assume pas comme un sujet responsable, mais se laisse réifier, accepte de se laisser réduire à l’état d’objet par le fonctionnement de l’institution.
2) Un choix existentiel : le parti pris des opprimé-e-s
Néanmoins, là où l’éthique de la pédagogie critique de Freire se distingue de celle de la pédagogie humaniste de Carl Rogers, c’est sur un parti pris éthique, un choix existentiel qui oriente l’existence du ou de la pédagogue critique : celui d’être du côté des opprimés.
En effet, la pédagogie de Carl Rogers s’en tient à une émancipation individuelle par la centration sur la personne à qui la relation d’aide accorde écoute empathique et acceptation inconditionnelle.
La pédagogie critique de Paulo Freire implique au contraire une émancipation collective. Cela signifie qu’il ne peut pas y avoir d’émancipation individuelle sans un engagement dans une lutte d’émancipation collective.
C’est en cela que chez les deux auteurs la notion d’empowerment comporte une dimension différente. Pour Rogers, la relation d’aide est non-directive. En effet, il s’agit pour le thérapeute ou le pédagogue non pas de guider le sujet, mais de l’aider à avoir suffisamment confiance en lui pour que le sujet ose prendre ses propres décisions et agir selon ses choix.
Pour Paulo Freire, il s’agit également de favoriser l’empowerment, mais le ou la pédagogue doit assumer la directivité de l’enseignement, entendu comme sa politisation. En cela, il y a une proximité entre la pédagogie critique et l’intervention féministe. Il s’agit dans les deux cas de proposer un recadrage (reframing) sous la forme d’une conscientisation. Cela signifie que le pédagogue propose une autre interprétation de la situation. Cette interprétation déplace la focale du niveau micro-social au niveau macro-social.
Une fois ce déplacement effectué, les membres du groupe peuvent prendre conscience de ce que leur expérience, en apparence individuelle de l’oppression, présente des caractéristiques communes qui renvoient à une oppression sociale. C’est alors qu’il devient possible de développer une action collective et donc un empowerment collectif.
Il en résulte que l’authenticité chez Paulo Freire, comme chez Sartre, implique l’engagement. En soi, l’opprimé (et même l’oppresseur) ne peuvent s’accomplir dans une société oppressive. Mais, il en résulte également que le processus de réalisation de soi passe par la lutte sociale. Lutter socialement, constitue une condition sine qua non de la réalisation de soi.
3) L’ouverture (à la discussion)
Là où Carl Rogers soutient qu’il s’agit de mettre en œuvre une écoute empathique, la pédagogie critique implique plutôt l’ouverture à la discussion.
La consistance implique que le pédagogue critique sois capable d’écouter autrui avec un intérêt sincère et une ouverture à son argumentation. Il ou elle doit être capable de comprendre l’argumentation d’autrui, même si elle ne lui paraît pas justifiée.
L’ouverture à la discussion renvoie à la conscience dialogique comme faisant partie du processus de constitution du sujet chez Paulo Freire. Cette dimension dialogique provient entre autres des existentialismes de Martin Buber et Karl Jaspers.
La pratique dialogique n’est pas un ensemble de techniques. Car sinon, la discussion pourrait se réduire à des techniques de communication, voire de manipulation. Or comme l’explique Paulo Freire, la manipulation est une pratique anti-dialogique.
De même, la conscientisation ne relève pas d’une technique. Car si conscientiser était simplement une technique, alors il serait indifférent que la conscientisation soit menée par une personne profondément raciste ou sexiste qui pourrait alors obtenir le même résultat combien même sa démarche n’est pas sincère.
L’ouverture à la discussion est nécessaire au pédagogue critique pour que son choix existentiel au côté des opprimés ne se transforme pas en dogmatisme, mais s’inscrive dans un processus critique…
4) La réflexivité critique
La deuxième dimension critique du pédagogue critique, outre l’ouverture au dialogue, est la réflexivité qui se caractérise par la problématisation.
Là encore, il s’agit d’une vertu en relation avec la condition existentielle de l’être humain. Etre conscient de son existence, le sujet humain est confronté à l’angoisse que génère cette conscience. Elle le conduit à s’interroger sur le sens qu’il ou elle va donner à son existence.
Mais en tant qu’être conditionné par sa vie sociale, l’être humain ne peut devenir sujet de l’histoire que parce qu’il ou elle problématise sa situation au sein de la société en interrogeant les rapports sociaux de pouvoir.
Cette réflexivité critique se manifeste dans la pratique pédagogique par la sensibilité éthique. Cette dernière consiste à considérer les actes pédagogiques non pas comme des évidences, mais comme des choix soulevant des problèmes d’éthique professionnelle.
5) Le courage moral
Le courage moral apparaît comme une vertu du ou de la pédagogue critique car comme l’ont souligné les pédagogues féministes, la pédagogie critique implique le courage de faire entendre sa voix propre, de faire entendre une voix différente.
Le courage d’être soi apparaît comme une vertu de la pédagogie queer. En effet, l’aspiration à la réalisation de soi d’une personne queer passe par l’expression de son genre ou de son orientation sexuelle. En soi, la pédagogie queer apparaît en premier lieu comme une manière d’être.
Mais en outre, par l’encouragement à faire entendre sa voix par la pratique dialogique, la pédagogie critique vise à développer le courage morale d’affirmer une dissidence éthique. La dissidence éthique consiste dans le courage d’être capable de défendre une position quand bien même le groupe de pair est en désaccord avec cette position.
De ce fait, le courage moral apparaît comme une vertu nécessaire pour échapper à deux caractéristique de la « personnalité autoritaire » (Adorno) : la soumission aveugle à l’autorité et le conformisme social.
Là, encore il s’agit d’une posture existentielle d’opposition à la réification du sujet au sein d’un système dominé par la raison instrumentale.