Les risques éthiques du discours sur le triage dans l’espace public

 

 

Le risque du discours dans l’espace public sur le triage n’est pas uniquement que les médias donnent une image tronquée du triage. Il consiste également dans une tendance discutable à justifier auprès du grand public la mise en œuvre d’un triage d’exception.

 

Revenir au principe de base : l’égale dignité des personnes.

 

Le principe fondamental de la bioéthique en France qui a valeur constitutionnelle depuis 1994 est le principe d’égale dignité des personnes.

 

Il faut comprendre que ce principe entretient un lien étroit avec la non-discrimination. En effet, à partir de moment où l’on accorde une égale dignité en droit à toutes les personnes cela interdit de discriminer un groupe sur un critère particulier.

 

En soi, le critère qui correspond au principe d’égale dignité en cas de saturation des services est celui du « tirage au sort » ou « premier arrivé, premier servi ».

 

Pourtant dans les articles parus dans la presse en France ce critère a été écarté par principe comme inadéquat. Cependant l’écarter en soi n’a rien d’évident. En effet, la Belgique le considère comme un des critères qui doit être appliqué pour effectuer un choix qui ne soit pas discriminatoire (1).

 

Ce critère est d’une certaine manière le plus conforme à l’égale dignité dans la mesure où il repose sur le refus inconditionnel d’effectuer un choix sur la base d’un critère quelqu’il soit qui amènerait à distinguer qui est digne ou non de recevoir un traitement.

 

On peut douter que ce soit véritablement un principe de justice en soi qui écarte le tirage au sort que le fait qu’il soit peu conforme aux préjugés sociaux. (2)

 

On peut comparer cela au tirage au sort en matière politique. Pour les tenants du principe d’égalité démocratique, le principe du tirage au sort apparaît comme plus égalitaire que le principe de l’élection qui repose sur un principe aristocratique de sélection. Pourtant, dans le domaine électoral également, le tirage au sort apparaît a beaucoup de concitoyens comme peu fiable alors qu’il est utilisé pourtant pour les jury d’assises.

 

Des prises de positions confuses

 

Dans de nombreux articles de presse sur le sujet, on ne retrouve pas de distinction claire entre plusieurs concepts conduisant ainsi à sembler justifier comme légitime et inéluctable le triage de patients.

 

Beaucoup d’articles ne distinguent pas clairement entre obstination déraisonnable et manque de moyens. Il est possible sur un plan juridique d’effectuer une sélection des patients pour éviter un acharnement thérapeutique. C’est le sens de la Loi Léonetti (3).

 

En revanche, trier les patients par manque de moyens médicaux relève d’une autre logique. Il y a donc dans ce cas des morts qui seraient évitables si l’on avait plus de moyens. C’est en cela qu’un document du Centre hospitalier de Perpignan avait établi les catégories de morts évitables et de morts acceptables (4).

 

Un autre point problématique qu’on lit régulièrement dans des articles de presse, c’est que nous serions que nous serions face à une médecine de guerre ou de catastrophe. Or une telle thèse est discutable. Comme l’ont écrit Pierre Valette et Robin Cremer : « En réalité, ces procédures de médecine de guerre et de médecine de catastrophe ont pour postulat commun le dépassement des ressources face aux besoins de soins urgents. C’est dans ces situations exceptionnelles et provisoires qu’elles sont salvatrices. Mais nous n’en sommes pas là. L’infection virale est une crise sanitaire à cinétique lente si on la compare aux situations de médecine de catastrophe » (5).

 

En affirmant que nous sommes face à une médecine comparable à la médecine de catastrophe ou de guerre, on avalise l’idée que la pénurie serait un fait inévitable. Or le fait que l’épidémie avance progressivement implique au contraire que les pouvoirs publics ont une responsabilité dans la mobilisation des ressources permettant de limiter, voir d’empêcher la surcharge des hôpitaux et en particulier des services de réanimation.

 

Il est aussi possible de mentionner la tendance de certains articles à utiliser des notions de « justice » pour les appliquer au triage. Il y a ici une confusion entre être et devoir-être. La pénurie est un fait. Le devoir être est l’égale dignité des personnes. De fait, le triage ne peut que renvoyer à des règles plus ou moins injustes, mais pas justes en soi.

 

Utilitarisme ou équité

 

La plupart des prises de position semblent indiquer que la situation d’exception implique un principe utilitariste d’allocation de ressources (6). La plupart des textes prennent en compte les chances de survie – soit à court terme, voir parfois à moyen/long termes - des personnes à partir du « critère des plus grandes chances de survie ». Les critères du score de fragilité sont par exemple mentionnés.

 

Ils apparaissent comme évitant en apparence les discriminations directes qui consisteraient par exemple à prendre le critère de l’âge comme cela a été fait en Italie.

 

Cela dit ne soyons pas dupes et ne nous voilons pas la face. Si le critère est la plus grande chance de survie, nous savons que certes nous n’avons pas à faire à une discrimination directe, mais qu’il s’agit d’une discrimination indirecte. En effet, les personnes en situation de handicap ou ayant de comorbidité ou encore âgées ont plus souvent un score de fragilité plus élevé et une moindre chance de survie.

 

De fait, quelque soit le critère de triage choisi, il implique un risque de discrimination et il est dérogatoire par rapport à la règle de justice en soi qui est l’égale dignité des personnes.

 

Faire entendre une voix différente

 

Il n’est guère étonnant que ce soit en particulier les associations de personnes en situation de handicap qui se sont alertées des critères de triage. En effet, ces personnes ce sont bien rendues compte que même si le terme handicap n’était pas directement prononcé cela aboutissait en réalité à les discriminer. Quand en effet, on n’est pas touché directement par une discrimination, on a tendance à ne pas la percevoir. La majorité a tendance à ne pas se soucier du sort des minorités.

 

Bien évidement toutes les prises de position sur les discussions concernant les critères utilitaristes et leur défense préfèrent prendre le cas de la personne de 95 ans que de la personne en situation de handicap ou de comorbidité âgée de 40 ans.

 

En réalité, avec l’argument de la personne âgée, là encore on met en œuvre une confusion. En effet, beaucoup de personnes acceptent plus facilement la mort d’une personne âgée que d’une personne jeune, mais non pas sur le critère du score de fragilité. Mais sur le critère qu’il semble qu’une personne âgée a vécu une vie plus longue qu’une personne jeune. L’équité est apprécie à partir de ce critère du temps de vie vécu.

 

Mais dans le cas d’une personne en situation de handicap ou de commorbidité, le score de fragilité semble jouer comme une double peine. Non seulement la personne est dans une situation de handicap ou de maladie qui la fragilise au quotidien, mais lorsque la société choisi de qui elle se débarrasse en premier, elle choisi de se débarrasser des personnes les plus vulnérables.

 

Les tenants de l’utilitarisme se gardent bien de le dire. Mais pourtant c’est une conséquence de leur théorie basée sur le principe du plus grand bien être collectif. En effet, l’utilitarisme conduit inévitablement sur cette base là à pouvoir sacrifier des minorités. C’est pourquoi l’utilitarisme présente intrinsèquement une logique discriminatoire.

 

Ainsi l’un des problèmes qui apparaît dans l’utilitarisme appliqué à la pénurie, c’est la tendance à présenter comme étant des règles justes parce qu’issues d’un calcul d’intérêt, des règles qui en réalité ne sont pas justes en soi. En effet, elles sont la conséquence de pénurie qui dépendent à la base de choix politiques.

 

Elles sont également dérogatoire au principe de l’égale dignité et toujours porteuses de risques de discrimination de ce fait.

 

Certes elles peuvent venir essayer de contre-carrer des règles comme le statut socio-économique (ou la richesse) dans l’attribution de ressources, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elles soient justes en soi. Par ailleurs, il ne faut guère s’illusionner les plus riches trouveront toujours à se faire soigner dans des établissements privés quitte à prendre des jets privés pour y parvenir.

 

Conclusion : Les risques du discours éthique sur le triage en temps de pandémie (7) :

 

- Masquer la pénurie par un discours qui met au même niveau le refus de l’obstination déraisonnable et le manque de moyens avec le risque de faire passer le triage d’exception comme une pratique courante du monde du soin.

 

- Justifier auprès de la population le triage en occultant, alors qu’il appartient au discours éthique de les rappeler, les responsabilités des pouvoirs publics dans la mobilisation de toutes les ressources nécessaires.

 

- Ne pas alerter suffisamment sur les risques de discrimination à l’égard de groupes minoritaires par les règles de triage, voire les masquer en évitant de mettre en lumière les situations les plus problématiques induites par telle ou telle règle de triage.

 

- Justifier auprès du grand public les pratiques de triage en utilisant un vocabulaire qui renvoie à l’idée de justice en soi, alors que le triage est dérogatoire par rapport au principe d’égale dignité.

 

 

Références :

 

(1) S’il fallait en arriver là : quels critères pour “trier” les patients atteints du Covid-19 ? (19/03/20) - https://bx1.be/news/brouillon-sil-fallait-en-arriver-la-quels-criteres-pour-trier-les-patients-atteints-du-covid-19/

 

(2) Directives de triage claires plébiscitées pour l'hôpital (06/04/20)

https://www.20min.ch/ro/news/suisse/story/Directives-de-triage-claires-plebiscitees-20204875

 

(3) « Ils ne mourraient pas, mais tous étaient frappés » (31/03/20) - http://www.revuedlf.com/droit-administratif/ils-ne-mouraient-pas-tous-mais-tous-etaient-frappes-le-coronavirus-revelateur-des-ambiguites-de-lapprehension-juridique-de-la-vulnerabilite/?fbclid=IwAR3aclm26uP6_gBhUFnRvwQo61TFWFwnruu3-pMWyGTUWr36jahISUB_ocU

 

(4) Les services de réanimation se préparent à trier les patients à sauver (20/03/20)

https://www.mediapart.fr/journal/france/200320/les-services-de-reanimation-se-preparent-trier-les-patients-sauver

 

(5) Sommes nous en guerre ? (05/04/20) - https://www.ethique-hdf.fr/detail-article-covid-19/?tx_news_pi1[news]=675&cHash=45f6c12624f0e468fa3a41e602ae5c95

 

(6) Cet article constitue une exception notable à cette pente utilitariste: ICU triage: How many lives or whose lives? (07/04/20) - https://blogs.bmj.com/medical-ethics/2020/04/07/icu-triage-how-many-lives-or-whose-lives/?utm_campaign=shareaholic&utm_medium=twitter&utm_source=socialnetwork

 

(7) L’alerte sur les risques du discours éthique dans l’espace public en temps de pandémie a été également souligné dans une déclaration publique 27/03/20 :

 

https://www.humanite.fr/pour-que-tous-les-patients-sans-exception-soient-soignes-et-recoivent-les-meilleurs-soins-et-la