Que dit d’une société le fait de choisir l’éthique utilitariste de maximisation contre la priorité accordée aux personnes les plus vulnérables.
Lorsque la priorité n’est plus aux malades les plus graves
Depuis le début de la pandémie de COVID-19, plusieurs pays se sont interrogés sur les critères à appliquer en cas de nécessité par manque de moyens médicaux sur les règles de priorisation.
Du fait de l’interdiction de non-discrimination contenu dans de nombreuses législations des règles qui évitent de nommer directement un groupe vulnérable spécifique ont été édictées. Il n’est pas acceptable de ne pas soigner a priori une personne simplement parce qu’elle est âgée, handicapée ou atteinte de comorbidité.
Pour éviter une discrimination directe, le critère qui est privilégié par de nombreux comités d’éthique est un critère médical, à savoir le « score de fragilité ».
Cela revient à refuser la règle qui est habituellement appliquée de la priorité accordée à la personne la plus malade, c’est-à-dire l’allocation de ressources à celle qui en a le plus besoin. Cette règle relève de l’équité. On donne plus à celui qui a le plus besoin.
Elle droit être distinguée des règles égalitaristes qui découlent de l’égale dignité des personnes est qui s’appuient plutôt sur « premier arrivé, premier servi » ou plus encore sur le « tirage au sort ». Dans l’égalitarisme aucun critère intrinsèque à la personne n’est pris en compte. La situation de vulnérabilité ne donne pas un droit supérieur pour l’accès à une ressource.
Dans la conception utilitariste, il s’agit d’appliquer un calcul qui vise à maximiser le nombre de vies sauvées. Dans une telle conception, la personne la plus malade, qui risque d’immobiliser des ressources le plus longtemps au détriment d’une autre avec des résultats plus aléatoires, ne doit pas être priorisée.
Que dit le critère utilitariste sur nos sociétés
Il ne faut pas s’illusionner. S’il y a moins de ressources que de personnes à sauver, le tri est un fait. En revanche, ce qui est plus discutable c’est la tentation de faire passer ce choix pour juste en soi : naturaliser le manque de moyens, éviter de pointer les responsabilités politiques, invisibiliser les discriminations indirectes qu’ils impliquent, les considérer comme relevant d’intuitions morales universelles…
Le premier point que l’on peut noter, c’est que l’éthique utilitariste est celle qui était à l’œuvre dans la recherche d’optimisation des ressources qui a favorisé la pénurie de ressources. Ainsi, admettre cette approche comme juste, c’est se situer dans la continuité des politique de management public néolibérales.
Est-ce que l’utilitarisme correspond à des intuitions morales universelles ?
Ce que l’on peut constater c’est que les pays qui ont fait dans un premier temps le choix de l’immunité de groupe en faveur du maintient de leur économie semblent avoir été désavouées par leur opinion publique. Ces pays ont renoncé à cette stratégie utilitariste pour adopter le confinement.
En revanche, il peut apparaître comme plus proche de l’intuition morale de prioriser les ressources en fonction d’un calcul utilitariste de maximisation des vies. Néanmoins, il est possible de s’interroger sur le caractère universel d’une telle conception. On peut se demander dans quelle mesure elle ne correspond pas en partie à un préjugé utilitariste assez répandu dans les société modernes, mais qui pour autant ne reste qu’un préjugé susceptible d’évoluer selon les conditions socio-historiques.
Ainsi, imaginons le cas d’un enfant de 10 ans, avec des comorbidités, qui arrive en réanimation, faut-il le classifier avec le même score de fragilité qu’un adulte. Si le cas des enfants semble poser plus de problèmes à la logique utilitariste de maximisation des vies, c’est qu’il existe un autre sentiment assez fort dans la sensibilité moderne sur la fragilité et l’innocence à préserver des enfants.
Allons plus loin. Imaginons que vous soyez conduit en réanimation et que l'on vous explique qu'on peut vous sauvez en retirant le respirateur d'une personne qui a le même âge que vous, mais qui est en moins bonne santé. Acceptez-vous ? Rousseau a dit de l'amour de soi qu'il est une tendance naturelle. Il est donc sans doute naturel de penser en premier lieu à son intérêt personnel. Maintenant, si l'on vous demande trouvez-vous cela juste en soi que la personne la plus fragile soit sacrifiée au profit du second arrivant ? Aller jusqu'à penser que l'on a fait un choix qui était juste en soi, cela devient plus discutable.
Quand la rationalité technico-médicale masque la discrimination
Une des difficultés que pose le score de fragilité c’est qu’il a l’air neutre, mais qu’il conduit en réalité à des discriminations indirectes.
En effet, les personnes jeunes et en bonne santé à la base sont moins susceptibles statistiquement d'avoir un score de fragilité élevé que des personnes âgées, en situation de handicap et/ou avec des comorbidités.
Mais il existe encore d’autres discriminations indirectes en lien avec la classe sociale : en effet ce sont dans les classes populaires que l’on a davantage de personnes ayant de comorbidités.
Conclusion :
Il faut distinguer deux niveaux de réalité : la pénurie de moyen médicaux et le discours qui est tenu sur cette pénurie de moyens. L’un des risques du discours éthique sur le triage consiste dans la justification de règles qui sont en réalité discutables et non pas le produit d’une rationalité neutre.
Le discours technico-médical, par contraste avec l’approche sociologique, tend à invisibiliser les corrélations sociales entre les critères médicaux et des groupes sociaux.
Mais en outre, il y a également une dimension discutable à faire passer le critère utilitariste de maximisation des vies comme une évidence en soi. C’est plutôt le fait qu’il puisse apparaître comme une évidence qui doit être interrogé.
Pourquoi face à une situation de pénurie de bien médicaux, nous parait-il légitime de sacrifier les personnes les plus vulnérables ?