Est-ce que tu pourrais te présenter ?
Je suis Elena Chamorro. Je suis professeure agrégée d’espagnol et militante contre le
validisme. Je suis arrivée il y a pas mal d’années en France, dans le cadre du programme Erasmus et je suis devenue handicapée, ici, à l’âge de 26 ans. On peut dire que je suis donc doublement acculturée.
Je suis aussi mère, ce qui en tant que femme handicapée n’est pas anodin. Sur un plan personnel, c’est au moment où j’ai voulu devenir mère que j’ai pris conscience des spécificités du validisme exercée contre les femmes, ce dont je n’avais qu’une conscience partielle jusqu’ alors.
Tu es membre du CLHEE ? Est-ce que tu peux nous dire ce que c’est ?
Peut -être un mot avant sur la genèse du CLHEE. Trois des fondatrices du CLHEE avaient pris part au Collectif NON au report, qui s’était constitué pour se mobiliser contre la réforme et le report du volet accessibilité de la loi de 2005. Cette mobilisation fut l’occasion de constater que de nouvelles formes d’activisme pouvaient s’organiser à travers les réseaux sociaux, ce qui était particulièrement arrangeant pour des activistes handicapés moteur qui plus est quand comme nous, ils étaient dispersées dans les quatre coins de France. D’autre part, comme nous l’expliquons dans notre manifeste, nous avons compris qu’il fallait de s’organiser en dehors des associations gestionnaires d’établissements et services dit «spécialisés, qui monopolisent notre parole et dont nous pensons qu’ils sont en partie responsables de notre oppression. Après l’expérience NON au report, il nous a semblé essentiel de poursuivre notre travail au-delà de la question de l’accessibilité. C’est ainsi que nous avons fondé le CLHEE en avril 2016. Le CLHEE est donc au départ un groupe d’activistes directement concernés par le handicap moteur mais qui est ouvert à des personnes ayant tous types de handicaps, visibles ou non.
Est-ce que tu peux nous expliquer la différence entre le modèle médical du handicap et le modèle social du handicap ?
Le modèle médical, du handicap perçoit le corps handicapé comme un corps défectueux. Le handicap est considéré comme une variation négative, une déviation de la norme biologique est comme le fait de l'individu . Les problèmes et les difficultés des personnes handicapées sont donc perçus comme étant directement liés à leur déficience physique, sensorielle ou intellectuelle. La logique de ce modèle a conduit à écarter les personnes handicapées de la société et à les institutionnaliser. On parle de modèle médical car il est basé sur le diagnostic clinique et la catégorisation. Dans ce modèle, le rôle principal dans les choix de vie est donné aux médecins et aux professionnels du médico-social.Tout comme dans le modèle religieux qui l’a précédé, qui considérait le handicap comme le résultat d’une punition divine, le handicap est réduit à une tragédie individuelle. En termes de réponse, cela suppose que tout ce qui est proposé à la personne handicapée, ce sont des approches de soins ou caritatives.
Du fait de l'approche excessivement pathologique et individualiste du modèle médical un nouveau modèle de handicap a été développé dans les années 1970: le modèle social. C’est dans les années 1970, tant en Europe qu'aux États-Unis et au Canada, que les personnes handicapées commencent à s'organiser en groupes pour lutter contre leur institutionnalisation et contre l'exclusion du marché du travail ordinaire, qui les empêchait de gagner un salaire digne. En France, ce sont le Mouvement de Défense des Handicapés ou le Comité de Lutte de Handicapés les représentants de ce type de militantisme.
En Grande Bretagne, ce sont les militants de l’UPIAS groupe dans lequel militait Vic Finkelstein, qui a jeté les base du modèle social du handicap, théorisé ensuite par Mike Oliver. Pour l’UPIAS, le handicap est différent de la déficience physique.
Ainsi, le modèle social définira ensuite le handicap comme une construction sociale, une relation entre les personnes handicapées et la société. Le modèle social n'attribue pas le handicap à l'individu mais à l'environnement et appelle au changement social. Contrairement au modèle médical, le modèle social postule que la personne est handicapée en raison de l'environnement, des attitudes, des barrières créées par la société.
Il faut dire qu’il y a eu des critiques au modèle social mais il a servi de base à d’autres modèles qui le corrigent et le complètent, parmi eux le modèle des droits humains qui inspire la CIDPH ( Convention Internationale des droits des personnes handicapées). La Convention inclut droits économiques, sociaux et culturels que le modèle social n’envisageait pas. Elle a été ratifiée par la France et est entrée en vigueur dans la loi nationale en 2010. Cependant, en France, on est encore sous une forte influence de l’approche médicale, d’où les résistances à appliquer la CIDPH ou la propension à en détourner l’esprit, fait tous deux que la visite de Catalina Devandas Aguilar et le rapport qui s’en est suivi ont mis en évidence.
Est-ce que tu peux nous expliquer le terme validisme qui n’est pas très connu à la différence de sexisme ou de racisme ?
Selon l’encyclopédie Britannica, le terme validisme émerge dans les années 60-70 au moment justement où les activistes replacent le handicap dans un contexte politique
J’aime bien, personnellement, la définition de Fiona Campbell, chercheuse en études critiques du handicap - c’est ainsi que j’aime traduire Disabilty Studies en Français-. Juste un petit mot, peut-être, sur les Études critiqiues du handicap avant de donner la définition de F. Cambell.
On peut considérer la convention de la Modern Language Association de 2001 comme le moment fondationnel des Études critiques du handicap. À cette occasion Sharon Snyder, David Mitchell et Rose-Mary Garland Thompson se sont exprimés sur la nécessité d’intégrer le handicap dans le champ d’études des Humanités, tout comme on les Woman Studies l’avaient été quelques années auparavant. Les interventions réalisées lors de cette convention ont été recueillies par S. Snyder, Brenda Brueggerman et Rose-Mary Garland-Thomson et publiées en 2002 dans un ouvrage intitulé Disability Studies : Enabling the Humanities
À l’instar des autres Études Culturelles, les Études critiques du Handicap cherchent à mettre en évidence la complexité des liens entre les expériences du handicap et celles de race, genre, sexe ou classe.
Pour en revenir à Fiona Campbell, elle définit le validisme comme suit :
« Un réseau de croyances, de processus et de pratiques qui produit un type particulier de soi et de corps (norme physique) et le projette comme parfait, spécifique à l'espèce, et donc essentiel et complètement humain. Le handicap est alors un état inférieur de l'être humain ».
À partir de cette définition, on comprend aisément le lien étroit entre le modèle médical du handicap et le validisme. On comprend aussi le lien avec toutes les autres oppressions qui ont comme base commune un processus d’infériorisation d’un groupe humain. Une infériorisation construite à partir d’un idéal ou d’une norme : blanc, homme, cis, valide…
Il y a des mécanismes communs à toutes les oppression : ségrégation, exclusion, puis bien sûr des spécificités.
La méconnaissance de ce terme et de la réalité qu’il recouvre ainsi que la difficulté à le rendre audible sont pour moi révélatrices de la prégnance du modèle médical du handicap en France et du fait que le processus de dénaturalisation de la pensée validiste en France n’en est qu’à un stade embryonnaire, contrairement à la déconstruction du racisme ou du sexisme.
Au Canada, on parle de « capacitisme » qui est je crois synonyme de validisme. Est-ce bien cela ?
Laurence Parent, chercheuse québécoise en Études critiques du handicap, explique dans un article écrit en 2016 pourquoi elle préfère parler de capacitisme. Elle explique que le concept de validisme est parfois utilisé en France, où les personnes non handicapées sont encore désignées comme des personnes valides alors que les termes « valide » et « invalide » ne sont généralement pas utilisés au Québec. Elle estime donc que ce néologisme, « validisme » est peu pertinent dans un contexte francophone québécois et canadien.
Lorsque nous avons défini le concept dans notre manifeste et même avant, lorsque nous avons commencé à parler de validisme dans d’autres textes, il nous a semblé assez naturel de désigner ainsi notre oppression. Le terme avait été déjà introduit en France en 2004 par un autre militant, Zig Blanquer. Nous avions donc aussi ce référent.
En France, à l’heure actuelle, certains militants utilisent de façon indistincte validisme et capacitisme , d’autres emploient les deux, donnant l’impression que pour eux l’un et l’autre recouvrent des réalités différentes. D’autres encore emploient uniquement capacitisme.
J’ai l’impression que les militants ayant un handicap visible, identifiés plus facilement comme handicapés, comme non valides utilisent plutôt le terme validisme alors que ceux qui ont des handicaps dits invisibles, ou non visibles à première vue, parlent plutôt de capacitisme.
Ceci n’est sans doute pas sans lien avec la dimension déficience en tant que stigmate visible, l’une des dimensions du handicap, et avec une autre dimension du handicap, à savoir le handicap en tant qu’incapacité.
Il faut encore savoir, en tout état de cause, que ces deux termes englobent celui de disablism, que certains auteurs britanniques préfèrent et que Dan Goodley décrit comme « des pratiques oppressantes de la société qui visent à exclure, à éradiquer et à neutraliser les individus, corps et esprits qui n’entrent pas dans le moule de performance capitaliste ».
Ce terme se réfèrerait donc plus aux pratiques qu’aux croyances. Mais nous ne parlons pas trop en France de handicapisme, un terme qui pourrait traduire disablism.
Comme je l’ai dit, le processus de dénaturalisation de la pensée validiste en est au stade embryonnaire. Nous n’avons pas, contrairement aux pays anglosaxons, des départements d’Études critiques du handicap, les mouvement militants qui s’auto-proclament anti-validistes sont tous récents, le plus ancien étant le CLHEE, qui a à peine 4 ans d’existence.
Il faut juste se rappeler enfin, pour replacer les choses dans leur contexte, que notre Secrétaire d’État, Sophie Cluzel, valide et ex-administratrice d’une association gestionnaire d’établissements avait répondu à une journaliste qui l’interrogeait sur les actions menées par l’État pour lutter contre le validisme que c’était un mot qu’elle ne connaissait pas et qui, à son sens, n’avait pas lieu d’être car il ne faisait qu’opposer les personnes valides et les personnes handicapées et contribuait à cristalliser les dysfonctionnements.
On mesure à quel point la France est à la traîne quand on sait que ce terme est dans les dictionnaires anglais.
Pourquoi d’après toi les luttes des personnes en situation de handicap ne sont pas portées par les milieux de la gauche radicale à la différence du sexisme, des LGBTphobies ou du racisme ?
Comme je l’ai dit précédemment, le processus de dénaturalisation de la pensée validiste en France n’en est qu’à un stade embryonnaire, contrairement à la déconstruction du racisme ou du sexisme. Autrement dit, ici, la conscience des oppressions s’arrête bien souvent aux portes du validisme. Cela en dépit du fait que le handicap est encore cette année le premier motif de saisine pour discrimination du Défenseurs des Droits.
La gauche française en général a, tout comme la droite, et comme la société dans son ensemble, une approche validiste du handicap. Sur cela il y a consensus.
François Ruffin nous en a donné deux beaux exemples, l’un en 2018, lorsqu’il a proposé ce qu’il appelait une « inclusion sur mesure », défendant l’institutionnalisation pour certains et ignorant par là-même l’observation générale n° 5 du Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU sur l’autonomie de vie et l’inclusion dans la société qui dit que l’inclusion dans la société suppose un cadre excluant toute forme d’institutionnalisation.
Puis, un autre, plus récemment, dans le rapport sur ce qu’il a appelé les métiers du lien, co-écrit avec le député LREM Bruno Bonnell, qui disait que l’emploi direct, pratiqué par des personnes fragiles (les personnes handicapées pour lui) avait des conséquences néfastes sur les conditions de travail de leurs employés. Il proposait donc de supprimer la Prestation de Compensation du Handicap aux bénéficiaires souhaitant pratiquer l’emploi direct.
Tout cela montre une ignorance totale de nos droits, une naturalisation absolue de notre ségrégation, une perception stéréotypée de nos personnes, une ignorance aussi sur les conséquences qui découlent du fait de ne pas avoir les conditions d’une Vie Autonome : accès entravé ou pas d’accès à l’éducation, à l’emploi etc. Ne pas avoir les conditions d’une Vie Autonome c’est ce qui réellement nous fragilise et nous maintient dans la précarité.
Que penses-tu de la manière dont le handicap est pris en compte dans l’éducation nationale ?
Je pense que l’école inclusive est un grand bluff.
Il ne peut pas y avoir d’école inclusive tant que l’on maintient en parallèle une école dite spécialisée qui est un système de ségrégation qui condamne à une mort éducative et sociale, comme le disait un parent d’un élève handicapé interviewé récemment par le journal Público en Espagne, et vers lequel sont orientés beaucoup d’enfants.
Son existence même encourage que certains enseignants ou parents d’enfants non concernés s’autorisent à questionner la légitimité des enfants handicapés en milieu ordinaire, ce qui est pourtant leur droit le plus strict. Certains enseignants allant, bien sûr, au-delà du simple questionnement.
Puis, l’école ordinaire, quant à elle, accueille les enfants en situation de handicap pour mieux les en éjecter parce car elle ne se donne pas les moyens de cet accueil.
Sans s’en donner les moyens en termes de formation des enseignants, sans les moyens matériels et humains nécessaires, elle ne peut qu’être discriminante et maltraitante pour les enfants handicapés, tout d’abord mais en plus, elle est aussi maltraitante pour les enseignants et les AESH qui les accompagnent.
La Secrétaire d’État aux personnes handicapées et le ministre de l’Éducation nationale se targuent d’accueillir de plus en plus d’élèves en situation de handicap dans l’école ordinaire mais s’agit-il, dans le cas d’un accueil à plein temps, d’enfants reconnus handicapés par les MDPH et bénéficiant d’allocations pour leurs éventuelles rééducations et/ou AESH ou s’agit-il d’enfants qui bénéficient tout simplement d’aménagements pédagogiques via le dispositif connu sous le nom de PAP ? Il faudrait que le ministère communique sur les chiffres des PAP pour éviter les amalgames. Il faut savoir que les aménagements prévus par les PAP sont appliqués ou non pendant la scolarité, selon le bon vouloir des professeurs, qu’ils sont accordés ou refusés par les Rectorats lors du DNB ou le BAC à des élèves qui ont pu en bénéficier pendant leur scolarité.
Bref, les parcours, y compris pour les élèves reconnus handicapés, sont souvent chaotiques, les moyens alloués maigres ; la prise en compte des handicaps ne se fait qu’aux prix de la pugnacité des parents ou de leur capacité à assumer de leur poche les rééducations nécessaires pour que leurs enfants s’adaptent à un système scolaire qui est discriminant dans la mesure où il n’est de toute façon pas conçu pour les accueillir.
Parmi les élèves handicapés, il faudrait savoir par ailleurs quelle est la part de ceux qui sont scolarisés à plein temps, car le ministère ne distingue pas les enfants qui sont scolarisés à plein temps de ceux qui viennent à l'école à temps partiel, ce qui est le cas de 80% d'entre eux.
Se donner vraiment les moyens d’une école adapté à tous, accueillante pour tous passe par s’inspirer des modèles adoptés par les pays qui ont obtenu la quasi pleine inclusion comme par exemple le Portugal qui a initié son cheminement vers une école inclusive il y a 10 ans et où il reste 500 élèves scolarisé dans l’éducation spécialisée.
Quelles sont les revendications du CLHEE pour une meilleure approche du handicap ?
Nous nous battons, tout d’abord pour le respect effectif de nos droits et même si d’aucuns nous targuent de radicaux, ce qui n’est pas pour moi une insulte, bien au contraire, nos revendications collent aux droits reconnus dans la Convention Internationale des Droits des Personnes handicapées. La désinstitutionnalisation, tout d’abord, c’est à dire la fin du placement des personnes handicapées en structures, dites « spécialisées ». Nous défendons, donc, la Vie Autonome, ce qui veut dire la liberté de choix de vie hors du cadre institutionnel et spécialisé et ce quel que soit le degré de handicap. Évidemment, la Vie Autonome requiert la mise à disposition de moyens humains, financiers et matériels.
Nous combattons également le validisme sous toutes ses formes et les discriminations et nous pensons que notre lutte ne peut que s’inscrire dans une approche intersectionnelle.
Liens en rapport avec l’article :
https://homde.hypotheses.org/category/modele-social-du-handicap
https://ojs.ehu.eus/index.php/papelesCEIC/article/view/21839
https://cjds.uwaterloo.ca/index.php/cjds/article/download/355/584
https://clhee.org/2016/04/28/la-culture-du-valide-occidental-par-zig-blanquer/
https://clhee.org/2016/04/12/manifeste/
https://beaview.fr/actualites/eleves-handicapes-gestion-aesh-toujours-un-point-noir-rentree-scolaire/?fbclid=IwAR25znMguvwE5TxpiB4K1VLTyA6IR7YFhCwqxzwr6qLmY9yyUt31afcL3XM