Fiction philosophique: Résistance éthique


 

 

(Aphorismes)

 

1. En ce temps là, le règne de la domination instrumentale au travail était déjà bien avancé.

 

1.1. Le techno-capitalisme avait atteint sa phase néolibérale, marquée par l’injonction à l’efficience.

 

1.2. Cela faisait déjà quelques décennies, que dans les entreprises privées, on soumettait les travailleurs et les travailleuses à des logiques par objectifs et par projets. On parlait de « lean management », de « benchmarking », de « management agile ».

 

1.3. La production s’accélérait. On parlait de troubles musculo-squelettiques.

 

1.3.1. Lorsque des travailleurs ou des travailleuses avaient été trop abîmés, on les licenciaient. Il y avait une armée de réserve. On pouvait aisément les remplacer.

 

1.4. Par la suite, on avait commencé à parler dans les services publics de «nouveau management public».

 

1.4.1. Les mêmes logiques furent introduites. Cela toucha les hôpitaux, cela s’imposa dans la recherche publique. De manière générale, il fallait «faire plus avec moins»

 

1.5. Les associations ne furent pas épargnées non plus. On introduisit l’entrepreneuriat social.

 

1.6. Apparurent également des nouvelles formes de rapports sociaux de travail. Il fallait être entrepreneur/se de soi-même. Chacun et chacune devait se penser comme une micro-entreprise.

 

1.7. On leur annonçait pour bientôt la numérisation du travail. La mise au rebus de la plupart d’entre eux et d’entre elles. On vivait dans la terreur.

 

2. La plupart ne protestaient pas ouvertement face à ces situations.

 

2.1. Ce n’était pas qu’ils et elles étaient d’accord. On en souffrait.

 

2.2. Pour faire avancer leur carrière, certains participaient à ces logiques allant jusqu’à pousser leurs subordonnés à la dépression et au suicide.

 

2.2.1. Ils sentaient bien que ce qu’on leur faisait faire n’allait pas. Ils pouvaient en ressentir une «souffrance éthique».

 

2.2.2. On avait parlé de «banalité du mal». Mais n’était-ce pas exagéré ? On avait reconnu des cas de «harcèlement institutionnel».

 

2.3. La plupart adoptaient un script caché. On ne protestait pas en public. On critiquait entre soi.

On résistait passivement.

 

2.3.1. Mais tout cela, d’une certaine manière contribuait à maintenir le système.

 

3. A l’opposé, on entendait parler de zones d’autonomies.

 

3.1. Y vivait, ceux et celles qui avait refusé le système du travail.

 

3.2. On y recherchait l’autonomie relativement à la société capitaliste marchande.

 

3.3. On espérait survivre à l’effondrement qui venait.

 

3.4. Mais ces zones d’autonomie, pour la plupart, apparaissaient comme des légendes lointaines.

Pouvait-on ainsi tout quitter ?

 

4. Il y avait pourtant quelques résistants et résistantes dans les organisations de travail.

 

4.1. On les appelait «les dissidents et les dissidentes».

 

4.2. C’était souvent à l’origine des personnes qui ressentaient une «détresse morale». Il y avait un conflit entre leurs valeurs et ce qu’on leur demandait de faire.

 

4.2.1. Elles ne supportaient plus leur incohérence interne.

 

4.2.1.1. La rationalité instrumentale managériale qui imposait l’efficience.

 

4.2.1.2. Se produisait alors un conflit entre l’éthique de la profession et l’éthique de la critique.

Au nom des valeurs désintéressées de la science devait-on accepter de travailler gratuitement ?

Au nom de la passion de la création artistique devait-on accepter le travail gratuit ?

 

4.2.1.3. Ou encore, un conflit entre l’éthique du care et l’éthique de la critique. La relation de soin exigeait-elle d’aller jusqu’au burn-out ?

 

4.3. Les dissident-e-s disaient haut et fort ce que les autres n’osaient pas dire.

 

4.4. Ils et elles se demandaient. Est-il vrai que le risque de parler sera plus grave que celui de se taire?

 

4.5. Le plus difficile pour les personnes dissidentes, c’était lorsqu’elles se trouvaient dans un contexte d’isolement.

 

4.6. Le courage moral devait être plus grand de parler seul face au silence.

 

4.7. Parfois on niait. D’autre fois, on les traitait de fous ou de folles. On tentait de les pathologiser.

Le plus souvent, c’était l’absence de réaction.

 

4.8. Le pouvoir politique pris d’ailleurs la décision de recourir au fichage psychiatrique.

 

5. Il fut un temps où l’on reconnu l’alerte éthique.

 

5.1. Mais le statut était peu protecteur.

 

5.2. Les usages en étaient restrictifs.

 

5.3. Mais c’était une avancée, malgré tout.

 

6. Il arrivait, que lorsqu’on le pouvait, on s’organisait en syndicats pour se défendre.

 

6.1. On se mit à étudier la division du travail dans les organisations. Qui faisait quoi ? Combien de temps ? Pour quel salaire ? En fonction du sexe, de l’origine migratoire, du niveau d’étude…

 

6.2. On dévoilait le travail invisible, le travail gratuit… On l’objectivait.

 

6.3. Les personnes dissidentes demandaient aussi à ce que ce soit leur éthique qui soit défendue,

en plus des conditions salariales.

 

6.4. On se souvenait de glorieux ancêtres, et l’on proposait le sabotage.

 

6.5. On parlait de désobéissance éthique.

 

7. Les personnes dissidentes appelaient tout cela: la résistance éthique.

 

Références à: Christophe Dejours, Le Comité Invisible, Vaclav Havel, Andrew Jameton, Danièle Linhart, Alain Refalo, James Scott, Elisabeth Weissman, Monique Wittig.

 

A toutes les personnes qui résistent. Aux syndicalistes.