Fiction philosophique: Le management de soi.



 

 

(Aphorismes)

 

 

1. Ce ne fut pas seulement la relation au monde qui fut progressivement transformée par la rationalité techno-capitaliste, mais également la relation à soi.

 

1.1. Cela commença par la compétition sportive qui était encouragée et valorisée.

 

1.2. Elle inculquait la recherche de la performance.

 

1.3. On y disséquait le geste. On le chronométrait. Il s’agissait de le rendre le plus efficient possible.

 

2. Ce fut ensuite le développement personnel managérial.

 

2.1. On a appris a y chercher des techniques de soi, des techniques efficaces.

 

2.2. La relation de soi à soi devint technique.

 

3. Fut une époque où la mode était à la méditation pleine conscience.

 

3.1. Des scientifiques avaient pu prouver dans des essais randomisés son efficience.

 

3.2. La relation de soi à soi devint ainsi techno-scientifique.

 

4. Avec les applications de « quantified self », la relation de soi à soi devint dépendante du monde connecté.

 

4.1. Elle s’exprimait désormais à travers des chiffres, à travers la quantification.

 

4.2. On devait se soumettre à des injonctions en lien avec cette quantification. Il en allait de la santé de chacun et chacune.

 

4.3. Toutes et tous étaient tenus responsables individuellement de leur santé, responsables de ne pas avoir suivi les injonctions techno-scientifiques pour préserver leur capital santé.

 

4.4. Les autorités politiques décidèrent d’ailleurs que ceux et celles qui ne les suivaient paperdraient des points de sécurité sociale.

 

5. Des personnes néanmoins s’interrogeaient. Est-il inévitable que la relation de soi à soi passe nécessairement par la rationalité technique ?

 

5.1. Certaines personnes se mirent à chercher dans la relation esthétique à soi.

 

5.2. Mais la relation esthétique à soi comportait une part technique.

 

5.3. La relation esthétique à soi devint bientôt une nouvelle mode du techno-capitalisme.

 

5.4. Cette mode initiée par le capitalisme marchand fonctionnait d’autant mieux qu’elle s’appuyait sur la séduction esthétique.

 

6. D’autres très minoritaires voulurent se tourner vers la voie aride de l’agir éthique.

 

6.1. Bien que très minoritaires et bien que leur voie austère ne soit guère propice à entraîner les foules, ils et elles apparaissaient comme plus inquiétant aux idéologues du techno-capitalisme.

 

6.2. Ces derniers n’avaient de cesse de dénigrer cette voie. Il la qualifiait de retour à une morale vieillie et dépassée.

 

6.3. Seul était rationnel le calcul d’utilité. Seul devait être considéré comme rationnel la recherche d’efficience.

 

6.4. Seuls des illuminés pouvaient chercher d’autres relations à soi et au monde. Il fallait bien être fou pour ne pas faire de la recherche d’efficacité la logique de l’action.

 

7. Néanmoins, indifférents aux critiques, ces personnes continuaient leur quête austère.

 

7.1. Elles se demandaient. Selon quelles valeurs orienter l’existence ?

 

7.2. Quelle cohérence entre les pensées et l’action ?

 

7.3. Pouvait-on vivre dans la cohérence de soi à soi ?

 

7.4. Pour cela, fallait-il rompre entièrement avec la société techno-capitaliste, aller vivre dans une zone d’autonomie ?

 

8. La difficulté provenaient du fait que le discours managérial lui aussi avait repris tout ces termes et ces aspirations.

 

8.1. Mais il en avait perverti le sens.

 

8.2. Soyez vrai ! Investissez-vous dans l’entreprise pour vous réaliser.

 

8.3. Était-ce réellement cela la réalisation de soi ? Le succès économique.

 

9. Ils et elles s’interrogeraient sur le chemin.

 

9.1. En réalité, ils et elles le connaissaient.

 

9.2. Il s’agissait de résister à la mauvaise foi qui faisait admettre ce que l’on savait faux.

 

9.3. En réalité, chacun et chacune avait bien conscience de son manque de cohérence, de son manque d’éthique.

 

9.4. Se persuader du contraire était un effet de facilité face à l’ensemble d’un système qui poussait à l’incohérence éthique.

 

9.5. La vraie difficulté résidait dans le courage moral pour suivre le chemin.