Que veut dire réduire la pensée d’un auteur ou d’une autrice à une « boite à outils conceptuel » ?
« Le succès de l’expression de « boîte à outils conceptuels » [Foucault] ces dernières années l’exprime parfaitement : l’histoire de la philosophie se présente comme un dépôt en libre accès dans lequel il n’y a qu’à piocher avec d’autant plus de sûreté que les « bonnes pensées » sont bien indiquées. Cette idéologie de l’appropriation, fréquente dans l’art par ailleurs, n’est pas nouvelle. Au contraire, il nous semble qu’elle ne fait qu’exprimer l’étymologie du mode de production capitaliste : accumulation et rapine » (Samuel Zarka, Art contemporain : Le concept -. 2010)
S’il ne s’agit en aucun cas de qualifier Michel Foucault d’auteur superficiel, en revanche, on peut s’interroger sur le succès de l’expression de « boite à outils conceptuels » comme le fait Samuel Zarka dans cette citation.
Que veut dire traiter l’oeuvre d’un auteur ou d’une autrice comme une « boite à outils » ?
D’une certaine manière c’est refuser le rapport au ascétique aux auteurs qui pourtant s’était construit sur la lecture des anciens, en particulier des auteurs stoïciens, si chers à Michel Foucault lui-même.
Car si Foucault a invité à se servir de son œuvre comme un « boite à outils », il a été lui même loin d’entretenir ce type de relation avec les auteurs qu’il a lu et travaillé en profondeur.
En revanche, il y a bien souvent dans la reprise de l’idée de « boite à outils » chez Foucault une superficialité. Il ne s’agit plus d’étudier les auteurs en profondeur, ce qui veut dire essayer de comprendre ce qu’ils ont voulu dire au plus profond en mettant en relation les concepts de l’œuvre entre eux, et non pas en piochant un concept par-ci par-là de manière purement instrumentale et utilitariste.
Or aujourd’hui, on voit bien souvent repris des concepts sans que ceux ou celles qui les reprennent en connaissent les auteurs originaux, les aient lu, voire en langue originale lorsqu’il n’y a pas de traductions disponibles en français.
On peut par exemple penser aux auteurs décoloniaux au moment où nombre de personnes ont le terme « décolonial » à la bouche sans même savoir que la pensée décoloniale désigne un courant d’intellectuels latino-américains.
En revanche prétende parler du « décolonial » en général n’a pas vraiment beaucoup de sens comme si l’on pouvait prétendre parler réellement du structuralisme en général. Personne ne prétendrait car il a quelque notions sur le structuralisme maîtriser la pensée de Levi-Strauss, Lacan ou encore Althusser de ce simple fait.
De même, parler en profondeur du décolonial, ce serait avoir étudié en profondeur la pensée de Dussel, Quijano, Maldonado-Torres ou encore par exemple de Mignolo. Simplement tenter de maîtriser la pensée de Dussel occuperait bien plusieurs années un chercheur sérieux.
Mais aujourd’hui, à l’ère de l’information et même de l’hyper-information, il s’agit surtout de prétendre se positionner sur la dernière pensée à la mode sans même se donner le temps et le travail de l’étudier en profondeur.
Prenons le cas de la pédagogie critique de Paulo Freire, son œuvre comprend plus d’une trentaine d’ouvrages dont la plupart n’ont pas été traduit en Français. Ceux qui se sont donnés réellement la peine de lire au moins en partie son œuvre et des entretiens savent que Freire a été très réticent à fournir des outils ou des techniques dans la mesure où il considérait avant tout sa pédagogie comme un agir éthique.
Ainsi affirme-t-il: « En somme, beaucoup des éducateurs et éducatrices qui m’utilisent de manière superficielle, c’est-à-dire comme un moyen de résoudre depuis la pédagogie leurs problèmes techniques, sont dans un certain sens, des touristes de la pédagogie freirienne. »
Une autrice qui comme bell hooks a le sens de l’ascèse, se levant tous les matins très tôt pour faire des exercices de méditation et vivant dans un environnement personnel quasi-monastique, ne s’y est pas trompé. Dans sa trilogie pédagogique, on ne trouve nul outils et ce n’est pas pour rien.
Car bell hooks est le genre de personne qui cherche à comprendre en profondeur le sens de l’agir éthique dans l’existence humaine. Elle n’est pas le genre de personnes qui recherche des techniques et des outils pour lui faciliter la vie afin de ne pas avoir à penser. Elle n’est pas le genre de personne qui produit des outils qui ensuite pourront être revendus dans le système capitaliste.
Dans sa citation, Samuel Zarka relève le lien entre l’idée de considérer les œuvres des penseurs et des penseuses comme des « boite à outils » et le capitalisme. Lorsqu’il parle « d’accumulation et de rapine », il fait allusion à des modes de prédations qui consistent à se servir et à prendre ce dont on a besoin, ce qui nous est utile pour notre intérêt personnel, sans se soucier réellement de la pensée de celui ou celle qui les a produites.
Il s’agit là d’une relation bien différente du rapport respectueux au travail des auteurs et des autrices. Dans ce cas, en effet, il s’agit d’essayer de comprendre la pensée de l’auteur ou de l’autrice pour elle-même. Il s’agit d’essayer d’en comprendre la cohérence et le sens. Ce qui demande du temps et nécessite de longues heures de travail .