L’éducation populaire Conférence de Paulo Freire en Argentine (10 août 1990)

 

 

[Paulo Freire introduit la conférence par des considérations liées à son lien personnel avec l’Argentine]

 

[…]

 

Le thème sur lequel on me propose de faire quelques réflexions, c’est l’éducation populaire. A partir d’un point de vue didactique, méthodologique, il me paraît intéressant de faire ce à quoi je suis habitué : mesurer le thème en essayant de l’approcher, comme si en l’approchant j’étais en train d’apprendre.

 

Quand je me mets face à l’expression éducation populaire, je perçois qu’il y a une relation entre les deux mots. Je cherche à savoir où m’emmène cette relation : au fond, je suis en train d’enquêter sur ce qui se passe dans la structure même de ma pensée. J’ai un substantif : éducation, et un adjectif : populaire. Cet adjectif immédiatement me met face à une chose évidente : qu’il est possible qu’il y ait une éducation non populaire. Si cela n’était pas possible, je n’aurai pas besoin de cet adjectif. Je me préoccupe de l’éducation populaire parce que je sais qu’il y en a une autre : l’antipopulaire. Je ne me dit pas : « aujourd’hui nous allons traiter de l’éducation des hommes mortels ». Cela n’aurait pas de sens sauf si immortel signifie autre chose.

 

Au moment où j’associe le substantif éducation à un adjectif, une qualité, je dis quelque chose qu’il y a 70 ans que je répète et je vous demande de m’excuser d’insister : il n’y a pas d’éducation neutre. L’impossibilité de la neutralité dans l’éducation me fait utiliser la parole populaire. A partir de cette perspective, je suis obligé de repenser l’éducation même et la pratique éducative. Parler d’éducation populaire implique la nécessité, le goût, de mettre en œuvre le combat pour une éducation efficace. Et plus encore, un type d’éducation qui prête attention à une classe sociale déterminée sans que cela signifie l’oublie de ceux qui n’appartiennent pas à cette classe sociale. Il suffit de penser cela, pour penser une certaine pratique. C’est-à-dire que la pratique éducative est référée au-delà d’elle-même. Il n’y a jamais eu de pratique éducative – et il ne me semble pas qu’il va y en avoir une – qui ne se réfère pas à des objectifs déterminés. Elle se projete toujours à partir de la matérialisation de certains rêves que la pratique doit avoir en elle-même, pour expliquer quelque chose qui fait partie de la nature de la pratique éducative elle-même.

 

Il y a une directivité de l’éducation que personne ne peut fuir. Cela ne signifie pas une identification avec la manipulation. Pourquoi je fais ce travail éducatif ? Pourquoi et en faveur de quoi ? Ces questions soulignent la nature directive de la pratique éducative. Évidemment, cette direction peut être réduite à une finalité autoritaire. La pratique peut être adoucie de manière irresponsable par un éducateur spontanéiste. Au Brésil, il y a un proverbe : « laisse comme cela, pour voir comment cela fait ». Cela c’est absolument ne rien faire, c’est aussi mauvais que la manipulation. La manipulation castre, le spontanéisme est irresponsable.

 

Il est indispensable que l’éducateur possède une clarté politique et une compétence scientifique, des yeux toujours ouverts et une sensibilité à fleur de peau pour éviter de tomber dans l’une ou l’autre des distorsions idéologiques. Quelque soit l’option politico-idéologique de l’éducateur ou de l’éducatrice, ils veulent que leur pratique se matérialise, que leur rêve devienne réalité. Quand on demande à un éducateur ou un travailleur social : espères-tu vraiment faire quelque chose pour changer la réalité ? Si l’éducateur répond « non, je veux simplement mon salaire à la fin du mois... » (Bien évidement, il faut recevoir de l’argent et il faut lutter pour des augmentations. Il n’y a pas de doute que les éducateurs ne sont pas des anges, ni des mystiques qui ne doivent pas faire des grèves pour gagner plus. Ce sont des hommes et des femmes professionnelles et non pas des sacerdoces) [Applaudissements]. Mais je veux dire clairement que chacun d’entre nous, en participant activement à un programme d’éducation, espère obtenir des résultats qui ont à voir avec nos rêves. Par conséquent, nous devons nous interroger sur la force ou non de l’éducation populaire.

 

Nous nous retrouvons dès lors face à une vieille question qui a à voir avec le pouvoir ou non de l’éducation. Il est nécessaire de se demander, pour savoir si elle est en elle-même le levier des transformations ou au contraire si l’éducation n’a aucun pouvoir. En Amérique latine, dans les années 1960, on a appuyé le pouvoir magique de l’éducation. Dans les années 1970, surtout avec l’influence française de Louis Althusser, on a renforcé la force de l’éducation. Les années 1980 ont amené un autre type de réflexion, plus dialectique : l’éducation n’est ni une chose, ni l’autre, elle n’est pas transformatrice en soi, mais il n’y pas de transformation sans éducation. La force de l’éducation est dans sa faiblesse. Si elle pouvait tout, il n’y aurait même pas à se poser la question. Si elle ne pouvait rien : de même. La question apparaît parce que l’éducation, ne pouvant pas tout, fait quelque chose. La force indubitable de l’éducation vient de sa faiblesse. La question devient alors plus difficile : serait-il plus facile de travailler avec la négativité, alors je parlerai presque comme d’un divertissement. Si elle pouvait tout, nous aurions tout un tas d’éducateurs ici. Cette possibilité/impossibilité fait que l’éducation a des limites comme n’importe quelle pratique sociale.

Dans ma pratique d’éducateur, je dois chercher à rester chaque fois plus lucide, on n’y parvient pas parce qu’on a vécu plus longtemps qu’un autre ou parce qu’on a lu plus de pages de livres. La lucidité se gagne à mesure que l’on lutte contre le manque de lucidité et se donne dans la mesure où j’apprends à prendre ma propre pratique comme agent permanent de ma curiosité critique et scientifique. Je ne sépare pas ma formation scientifique de ma condition d’être humain, d’avoir des passions, d’aimer le tango. […]

 

Je reviens sur le point de l’efficacité de l’éducation : il faut chercher la compétence et une formation scientifique permanente, avec une clarté politique croissante, quelque chose que nous développons parce que nous croyons à la progression critique de notre propre pratique. J’avais dit qu’il suffisait de la présence de l’adjectif pour percevoir qu’il y a un autre type d’éducation. Le mot « populaire » peut avoir une connotation un peu vague, plus générale. Je me rappelle que dans les années 70 certains intellectuels praticiens me critiquaient parce que je parlais de manière générale des objectifs dans ma pédagogie de l’opprimé.

 

Dans une expérience d’apprentissage, une œuvre Saint Paul formule cette question : Qui est le peuple ? Et il a répondu : le peuple est celui qui ne demande pas qui est le peuple. [Applaudissements]. Je n’ai pas peur de dire que l’éducation populaire doit répondre aux intérêts des majorités niées dans leur droit d’être, de vivre, de souffrir, d’aimer, de pleurer, de travailler, d’éduquer. C’est mettre l’accent dans la capacité de refaire le monde pour diminuer dans un premier temps et ensuite dépasser l’existence des sociétés profondément injustes.

 

Dans les années 1970, on a discuté en Amérique latine pour savoir si l’éducation populaire pouvait se développer dans le système étatique. Aujourd’hui cette question est dépassée, il est possible de faire une éducation démocratique, ouverte, critique, dans les écoles publiques comme dans les centres d’éducation informels. Il y a des éducateurs qui préfèrent travailler dans des écoles et d’autres à l’extérieur. Le plus important, c’est qu’ils se reconnaissent dans une perspective progressiste.

 

A partir de là, on peut discuter de questions didactiques, méthodologiques, épistémologiques, philosophiques, le tout à la lumière d’une analyse politique. L’encapacitation politique des éducateurs est absolument nécessaire pour une pratique éducative efficace.

 

Je parle de la nécessité de lutter pour une société moins injuste, mais également avec le droit que l’on a à un savoir scientifique. Ce savoir ne me permet pas de dire aux travailleurs ce qu’ils doivent étudier, ce n’est ni démocratique, ni cohérent avec une posture libératrice. C’est pour cela que je suis si exigent avec cette vertu que nous devons former, qui est la cohérence. Moins il y a de distance entre ce que je dis, ce que je pense et ce que je fais, mieux c’est. Bien évidement, je ne parviens pas à la cohérence absolue, à ce que ma parole soit en elle-même une action transformatrice. Si j’étais tout le temps cohérent, je serai très antipathique. On ne peut pas imaginer 24h de cohérence, je risquerai de perdre ma femme ou l’inverse. Même dialectiquement c’est impossible : je connais la cohérence par l’incohérence. Il faut savoir qu’il y a des limites pour la cohérence : j’ai préféré faire cet exercice théorique avant d’exposer sur les méthodes de l’éducation populaire. [….]

 

 

[ La conférence est suivie de questions/réponses]