La dissidence est ici pensé comme la figure d’une éthique existentielle, une certaine manière de se comporter dans l’existence face aux rapports sociaux d’oppression et aux logiques de domination.
Figure A :
0. La dissidence constitue un projet existentiel philosophico-politique.
0.1. Dans l’Antiquité, la philosophie offrait un sens philosophique à l’existence humaine. Au début du XXe siècle, les anarchistes individualistes proposaient un sens politique à l’existence. Dans les années 1950, l’existentialisme a également offert une proposition philosophico-politique.
0.2. Dans les années 1960, la proposition a été contre-culturelle et s’est transformée en révolte consommée. La contre-culture est devenu un produit de consommation de masse.
0.3. Mais depuis les années 1980 et plus encore à partir des années 1990, l’existentiel s’est trouvé colonisé par le développement personnel qui lui a retiré toute dimension philosophique et politique pour ne plus en faire qu’un objet de consommation.
0.4. La dissidence constitue un projet existentiel qui rompt avec le développement personnel. La dissidence est une rupture politique dans l’ordre de l’existence et de la vie quotidienne.
0.5. La réflexion sur la dissidence porte sur le passage d’une philosophie de la conscience à une philosophie sociale et politique.
0.6. L’éthique existentielle de la dissidence se prolonge donc sur le plan socio-politique dans l’éthique militante et dans l’éthique professionnelle critique.
1. Le ou la dissident-e constitue une rupture avec le conformisme dominant, sans pour autant être dans l’illégalité.
2. La dissidence, bien que n’étant pas illégale, se situe à un niveau où bien des personnes n’osent pas se situer.
2.1. Cela s’explique parce que la dissidence consiste, entre autres, à dire tout haut ce que beaucoup n’osent pas affirmer. La dissidence repose donc sur la parrêsia, à savoir le courage de la vérité. Ce qui veut dire le courage de faire émerger la vérité, de dévoiler la vérité. Vérité qui n’est pas dite non par ignorance, mais faute de courage.
2.1.1. La question de la dissidence se pose en particulier dans le cadre du travail.
2.1.2. Pour beaucoup la règle de conduite, c’est : de ne pas voir, de ne rien dire.
2.1.3. Plus encore, la logique du système économique de domination, peut conduire certaines personnes à verser dans la « banalité du mal » (Dejours).
2.2. Plus généralement, la dissidence peut consister dans le fait, sans rompre totalement avec le mode de vie dominant, de ne pas se conformer totalement à ce mode de vie. Tout comme le dissident n’est pas encore le désobéissant, le dissident n’est pas encore le zadiste.
2.2.1. L’idéal social du mode de vie dominant est caractérisé par un emploi, l’accès à la propriété privée, la constitution d’une famille hétérosexuelle avec des enfants, la consommation de masse et les loisirs des industries du divertissement.
2.2.2. L’aliénation de la vie quotidienne à partir du XIXe siècle s’est faite à partir du contrôle du temps en lien avec l’industrie (cf.Thompson).
2.2.3. Dans le capitalisme numérique, l’aliénation de l’existence s’étend encore plus loin avec la tentative de contrôler l’attention (cf. Citton).
2.2.4. La dissidence est reprise de contrôle de son temps et de son attention.
2.3. La dissidence peut consister, entre autres, à adopter un cadre d’interprétation critique qui fait rupture avec le cadre dominant.
3. La dissidence s’appuie sur l’irréductibilité de la conscience subjective.
3.1. Lorsque la conscience subjective est une conscience souffrante, elle peut être conduite à se poser la question de l’oppression sociale.
3.2. La subjectivité souffrante doit s’appuyer sur des expériences de vie personnelle de souffrance qui peuvent être objectivées. Il ne s’agit pas seulement de ressentis personnels, mais d’expériences vécues.
3.3. Par exemple, être une femme n’est pas avant tout un ressenti, mais également une expérience sociale vécue. De même, être une personne transgenre n’est pas seulement un ressenti, mais une expérience sociale vécue. L’oppression se situe au niveau de l’expérience de vie.
3.4. L’expérience vécue personnelle est la première dimension d’objectivation entre le ressenti et l’expérience sociale collective.
4. La dissidence n’est pas la désobéissance illégale. Elle ne s’oppose pas à la désobéissance, mais se trouve en deçà.
4.1. Comme le montre Albert Ogien (dans Politique de l’activisme), la plupart des mouvements désobéissants ne sont pas en réalité des mouvement de désobéissance civile contrairement à ce qu’ils tendent à affirmer.
4.2. La revendication de la désobéissance tout à azimut donne une impression de radicalité à une minorité, mais éloigne la plupart des personnes de la dissidence.
4.3. On oppose ainsi l’obéissance et la désobéissance illégale. Or il existe une zone entre ces deux pôles : la dissidence.
4.4. C’est l’augmentation du niveau de dissidence qui doit être visé dans un premier temps : que ce soit au travail ou dans d’autres domaines de la vie quotidienne. Elle seule peut permettre la désobéissance massive.
4.5. La dissidence n’est pas seulement verbale, elle s’incarne aussi dans des modes de vie.
5. La vie quotidienne sous le technocapitalisme est soumise à un ensemble de processus de réification.
5.1. La dissidence constitue une forme de micro-résistance au technocapitalisme qui prend sa source dans une conscience et une action individuelle.
5.2. La dissidence admet l’irréductibilité de la conscience aux structures sociales. Certes la conscience est conditionnée par les structures sociales, mais elle ne s’y réduit pas.
5.3. Elle oppose une capacité de résistance par la capacité de l’être humain à se bâtir une « forteresse intérieure ».
5.4. Cette résistance de la conscience n’est pas donnée en soi, elle est construite par l’exercice de la pensée et de l’action.
6. Une des tendances du monde social se trouve dans la tendance à organiser le social de manière à obtenir l’exploitation du travail d’autrui, en essayant de le faire travailler à son avantage, par exemple en le faisant travailler gratuitement, en le sous-payant ou encore en l’instrumentalisant dans des projets.
6.1. Une des capacités de résistance doit se trouver dans le fait de déconstruire et de résister aux justifications de cette instrumentalisation de son travail propre par d’autres forces sociales (économiques, politiques…).
6.2. La capacité à obtenir le travail d’autrui ne passe pas uniquement par la contrainte, le plus souvent il est avantageux d’essayer de persuader autrui par des justifications. C’est ce que certains auteurs appellent la domination.
6.3. Il peut exister également des effets de masquage. Cela consiste à se centrer sur les problématiques culturelles (les représentations), plutôt que d’aborder les réalités sociales qui se trouvent derrière les représentations.
Par exemple, on peut s’intéresser à la représentation des minorités dans les médias, mais en délaissant l’étude de la place réelle des minorités dans la production des médias. De ce fait, on peut changer les représentations sans lutter contre les inégalités dans le système de production.
6.4. Ainsi même quand la dissidence prend la forme d’une action culturelle doit elle se donner pour objectif de dévoiler la dimension matérielle des rapports sociaux (voir le collectif La buse : la-buse.org )
6.5. Il n’y a pas d’action directe culturelle autonome. L’action directe culturelle doit viser à la racine économique des rapports sociaux si elle veut participer à l’instauration d’un rapport de force.
7. La dissidence se manifeste, d’abord, par une dissidence de la pensée.
7.1. Cette dissidence est le courage de penser en dehors de son groupe de sociabilité.
7.2. Il y a toujours un danger et une fragilité de la dissidence. Ce n’est pas seulement le danger de penser contre le groupe, c’est également le danger de l’erreur. On peut avoir raison contre toutes, mais on peut aussi avoir tort toute seule.
7.3. La dissidence se situe donc entre deux écueils : le conformisme et le complotisme. Le conformisme se plie toujours au groupe par peur. Le complotiste pense avoir raison seul contre tous alors qu’il est dans l’erreur.
7.4. Il existe donc un lien intrinsèque entre dissidence et conscience critique.
8. La dissidence ne s’oppose pas nécessairement à l’action collective
8.1. La dissidence trouve sa source dans l’exercice de la conscience individuelle.
8.2. D’une certaine manière, elle constitue même une condition de possibilité pour un engagement collectif.
8.3. Elle est la part du soi que l’individu façonne pour lui permettre de pouvoir si nécessaire s’associer à une résistance collective.
8.4. D’une certaine manière, il ne peut y avoir d’engagement profondément réfléchi dans une action collective sans une conscience dissidente.
9. La dissidence n’est pas qu’éthique, mais plus largement existentielle
9.1. La dissidence existentielle est la capacité à penser et à agir, ce qui veut dire vivre, en dehors, au moins en partie, de la logique de la rationalité instrumentale du capitalisme.
9.2. La recherche de recettes, de techniques, d’outils efficaces, dans de nombreux domaines de l’existence, est la marque de cette colonisation de l’existence par la réification.
Figure B :
1 . Ce qu’on appelle le « système » (Habermas) est la logique de la rationalité instrumentale devenue dominante avec la modernité.
1.0.1. Le système se traduit par une aliénation de la vie quotidienne à travers des logiques techniques, des logiques de consommation.
1.0.2. Le système se traduit également dans le rapport à l’environnement naturel.
1.0.3. Il est possible de constater qu’avec l’ère industrielle, il existe une transformation qualitative des sociétés humaines.
1.0.4. Le système conduit à la réification de l’existence de tous les êtres humains et au-delà des êtres vivants.
1.1. A l’intérieur du système existe des rapports sociaux. Le système peut fonctionner en excluant certains groupes de la production, en sous-payant d’autres groupes.
1.1.1. Le système ne repose pas uniquement sur le plan économique sur l’exploitation du travail puisqu’il peut également conduire à exclure certaines personnes de la production.
1.2. Il existe également d’autres dimensions des rapports sociaux qui se traduisent par de la violence physique qui peut aller jusqu’à la mort (ex : lynchages de personnes homo ou trans, violences conjugales et sexuelles, violences racistes).
1.3. Ce qui caractérise un rapport social c’est l’antagonisme entre des groupes sociaux et la politisation de cet antagonisme.
1.4. Il n’y a pas de fronts principaux et secondaires. Mais la difficulté consiste à percevoir qu’il ne s’agit pas seulement de combattre les autres groupes considérés comme oppresseurs, mais de combattre le système comme une forme d’organisation sociale générale.
2. Néanmoins, il ne s’agit pas seulement de lutter contre le système en ne tenant pas compte des oppressions internes au système. Avant le système de domination moderne, il existait d’autres systèmes sociaux qui comprenaient des rapports sociaux.
2.1. Certains font l’erreur de croire qu’il s’agit de combattre le système de domination moderne pour abolir les oppressions. Mais c’est une erreur car avant la modernité, il y avait déjà des rapports sociaux d’oppression.
2.1.1. Cette erreur est commise par plusieurs théories telles que la critique de la valeur, le féminisme marxiste, la théorie décoloniale.
2.1.2. Ces théories confondent le système de domination de la modernité avec les rapports sociaux qui leur sont en partie antérieurs et non-réductibles.
2.1.3. Il y a néanmoins une différence majeure :
- Les rapports sociaux supposent l’antagonisme entre deux groupes sociaux.
- Tandis que la logique de domination instrumentale constitue un système de réification qui aliène toute forme d’existence humaine, et plus largement réifie le vivant.
2.3. La complexité provient de l’imbrication entre les rapports sociaux et le système de domination moderne.
2.4. Les rapports sociaux ne sont pas a-historiques. Ils se transforment et se reconfigurent en fonction des époques. Ils sont impactés par le système de domination moderne.
2.5. Avant la modernité et avec la modernité, le sens des limites ou principe de réalité a changé.
2.5.1. Avant, l’être humain était confronté à la pénurie et avait pour mythe l’abondance.
2.5.2. Aujourd’hui, il imagine vivre à l’ère de l’abondance et craint d’être confronté aux limites de la nature.
2.6. La question qui s’est posée était alors la suivante : la pénurie ou le dépassement des limites n’est-il que l’effet de l’organisation socio-politique ?
2.6.1. Mais cette question a changé de sens avec la modernité. Avant, la réponse politique, contre la réponse naturaliste, portait sur les rapports sociaux.
2.6.2. Depuis l’ère thermo-industrielle, elle porte sur la logique du système de domination de la modernité.
3. La conscience de l’oppression commence avec un ressenti de souffrance.
3.1. Mais pour que ce ressenti puisse aller vers une objectivation socio-politique, il doit d’abord s’appuyer sur une expérience vécue.
3.2. Cette expérience vécue doit être ensuite conscientisée non pas comme une expérience individuelle, mais comme une expérience collective.
3.3. Ce qu’on appelle « conscientisation » est ce mouvement qui fait passer du ressenti, au partage d’expériences personnelles vécues, de l’expérience vécue à l’expérience collective, puis à l’objectivation de cette expérience comme étant une expérience sociale, statistiquement objectivable.
4. La lutte contre l’oppression commence par la capacité à faire dissidence.
4.1. Cette capacité est acquise à partir de pratiques existentielles. C’est l’éducation de soi existentielle.
4.2. L’éducation populaire est l’éducation collective qui développe la capacité de faire dissidence.
4.3. Les deux dimensions sont complémentaires. Mais la capacité collective ne peut conduire à nier l’importance de développer une capacité individuelle de dissidence.
4.4. L’éthique existentielle se développe dans des pratiques d’éducation de soi. Elle peut se prolonger dans l’éducation populaire où elle vient soutenir l’agir éthique (la praxis) de l’éducation populaire ou dans l’éthique professionnelle anti-oppressive.
5. Le développement des capacités de dissidence peut s’effectuer dans deux cadres :
- soit individuellement, avec des pratiques existentielles, telles qu’à travers le dialogue de l’âme avec elle-même
- soit collectivement, dans des pratiques d’éducation populaire, avec des pratiques dialogiques collectives.
5.1. La dissidence rompt avec la dissociation qui s’est opérée entre la pensée et l’action. Elle rompt avec le verbalisme des philosophes contemporains.
5.2. La dissidence exige une certaine cohérence de la pensée et de l’action.
6. Ce que vise la « pédagogie de l’opprimé » (Freire) c’est à une théorie transcendantale du rapport social d’oppression indépendamment même de la structure de domination de la modernité.
6.1. L’oppression est un rapport social et non pas une relation sociale.
6.2. L’oppression oppose un groupe social opprimé et un groupe social oppresseur.
6.3. L’existence de rapports sociaux multiples est néanmoins venu complexifié la pédagogie de l’opprimé. Se trouve posé alors la question de la reconnaissance mutuelle et des alliances entre opprimé-e-s.
Annexe :
Tableau de controverses
Réductionnisme matérialiste |
Réductionnisme culturaliste |
Racine matérielle économique, dimension culturelle |
Naturel |
Culturel |
Social |
Universalisme |
Identités culturelles particulières |
Positionnalités sociales |
Explication objective |
Ressenti subjectif |
Expérience sociale vécue |
Mécanisme physique |
Souffrance subjective |
Souffrance sociale |
Humanité |
Victime |
Groupe social opprimé |
Neutre |
Située subjectivement |
Position sociale |
Physique |
Anthropologie culturelle Psychologie |
Sociologie |
Critique existentielle de la vie quotidienne et éthique existentielles.
Dimensions de la vie quotidienne :
- le travail
- la consommation
- les loisirs
- l’habitat
- les transports
- la santé
- l’alimentation
- la famille
- la sociabilité
- le militantisme