Figures de la dissidence 3

 

 

Le sentiment d’aliénation de soi n’est-il que la marque d’une pathologie interne à la subjectivité ou trouve-t-il son origine dans un système social de domination ?

 

0. Internalité ou extériorité de l’aliénation

 

0.1. Le sentiment d’aliénation de soi se caractérise par une souffrance psychique plus ou moins intense. Mais cette souffrance a-t-elle une origine extérieure à la psyché ?

 

0.2.Si le sentiment d’aliénation trouve son origine uniquement dans la psyché, il s’agit dès lors de « non pas changer l’ordre du monde, mais ses désirs » (Descartes).

 

1. Sentiment d’aliénation de soi et rapports sociaux de genre

 

1.1. Perspective d’une femme

 

1.1.1. Une subjectivité s’éprouve comme aliénée. Elle a le sentiment de perdre le contrôle d’elle-même. Comment en rendre compte ?

 

1.1.2. On pourrait penser que tout cela n’est qu’interne à la psyché. Mais ce qui produit l’aliénation mentale de la subjectivité ne se trouve-t-il pas en dehors d’elle-même, dans des rapports sociaux ?

 

1.1.3. Cette subjectivité en train de se détruire est celle d’une femme. La psychologie dominante peut lui diagnostiquer un trouble de la personnalité dans le DSM.

 

1.1.4. La psychologie dominante affirme : mais tout le monde ne réagit pas ainsi face à ce type de situation sociale. L’aliénation mentale se trouve renvoyée à la subjectivité, à une fragilité interne.

 

1.1.5. La thérapie féministe voit au contraire dans les symptômes une réaction normale à une agression sociale.

 

1.1.6. Cette agression peut être liée au genre du capital. Ce que la psychologie dominante invisibilise, c’est alors le genre du capital et sa violence sociale.

 

1.2. Perspective d’un homme

 

Expérience de pensée :

« Songeons au cas d’un jeune scientifique qui accède à son premier poste. Simultanément, sa petite amie et lui décident de se marier. C’est une chose raisonnable, « ne serait-ce qu’à cause des impôts ». Peu de temps après, sa femme attend un enfant. Comme les appartements plus spacieux sont rares et chers en ville, ils décident tous deux de s’installer en banlieue. La vie du mari, un mathématicien doué qui a jusqu’ici mené une existence doucement chaotique, partagée entre une vie nocturne excessive et un travail prenant, est à présent devenue, soudainement et sans qu’il s’en soit vraiment rendu compte, ce que l’on appelle une vie « bien rangée ». L’une succède apparemment à l’autre par la force des choses. Et, selon un processus s’insinuant de manière quasi imperceptible, sa vie acquiert tous les attributs d’une existence banlieusarde tout à fait normale. Cependant, un sentiment d’irréalité l’assaille parfois. Il y a quelque chose qui cloche ici. La vie qu’il mène alors et qui s’est, de son point de vue, soudain « resserrée autour de lui », ou qui, pourrait-on presque dire, l’a « encerclé », ne lui apparaît plus, singulièrement, comme sa propre vie. Tout se passe comme si rien ne pouvait changer, tout se passe comme par la force des choses, mais aussi avec son assentiment. Et pourtant – ou, plutôt, peut-être précisément à cause de cela – il vit sa propre vie comme si elle était déterminée par une « puissance étrangère ». (Jaeggi, Rahel. « « Vivre sa propre vie comme une vie étrangère » : l'auto-aliénation comme obstacle à l'autonomie », Marlène Jouan éd., Comment penser l’autonomie ?Entre compétences et dépendances. Presses Universitaires de France, 2009, pp. 89-107.)

 

1.2.1. Dans cet exemple de Rahel Jaeggi, il y a bien un exemple de sentiment d’aliénation. Mais cette fois éprouvé par un homme.

 

Ce cas proposé par Jaeggi pose plusieurs problèmes :

 

1.2.1.1. - Le sentiment d’aliénation ici est-il authentique ou provient-il d’une socialisation sexuée ?

 

Certes, nul ne sait mieux que le sujet ce qu’il éprouve (cf. Nagel, « Comment cela fait d’être une chauve souris? ») Mais, ce sentiment d’aliénation n’est-il pas ici propre à une socialisation genrée masculine ?

 

1.2.1.2.- Le sentiment d’aliénation semble ici renvoyer à un problème : Ce que nous considérons comme notre désir intérieur peut être lui également façonné par une certaine conception de l’existence authentique qui peut être produite par la socialisation de genre ou le société de consommation…

 

Dans ce cas, le sentiment d’aliénation ne masque-t-il pas alors en réalité une aliénation systémique ?

 

 

3. Sentiment d’aliénation et vie algorithmique

 

3.1. La subjectivité est colonisée par les écrans : écran d’ordinateur, écran du smartphone….

 

3.2. La subjectivité tente de maintenir la continuité de sa pensée. Mais celle-ci est constamment interrompue par des emails, ou même par des vibrations ou des clignotements fantômes, des hallucinations…

 

3.3. La subjectivité est confrontée à l’économie de l’attention : il s’agit de ramener constamment la subjectivité à la captation des données personnelles.

 

4. Réification

 

4.1. Dans le monde réifié, vous ne pouvez plus créer une pratique, sans que celle-ci ne soit considérée comme potentiellement utilitaire et marchandisable.

 

4.2. Même ceux et celles qui devraient lutter contre la réification de l’agir ne font qu’interpréter l’agir comme une pratique réifiable et marchandisable.

 

4.3. Dans le monde réifié, dans la cage d’acier de la quantification, on prétend connaître la qualité d’une œuvre philosophique à partir de chiffres dans un tableau excel. C’est la transformation de la qualité en quantité. C’est la loi du passage de la quantité en qualité inversée. Ni Marx, ni Engels ne l’avait prévu.

 

4.4. Dans le monde réifié, une pratique philosophique doit être une pratique marchandisable. Il n’y a plus d’agir qui soit une « praxis », tout doit être potentiellement transformable en prestation qui peut être vendue.

 

4.5. Quels mécanisme conduisent les personnes à devenir les complices de ce système de réification. Pourquoi s’y plient-ils ?

 

4.6. Le « double bind » (double message) de ceux et celles qui se soumettent à l’emprise du monde réifié est constant. Il est la marque même de leur soumission.

 

4.7. Ce qui était un domaine de la pensée et du savoir, ne devient plus qu’un créneau.

 

4.8. La logique de la rationalité productive dans l’économie de la connaissance se traduit par une recherche d’exploitation de travail gratuit. C’est une illusion de s’arrêter aux explications culturalistes. Il s’agit au contraire de mettre à jour les rapports sociaux de travail. Il ne s’agit plus de recourir à la contrainte physique. Il s’agit de s’appuyer sur des justifications visant à enrôler la subjectivité, à la faire consentir à sa propre aliénation.

 

4.9. L’aliénation se met en œuvre par des systèmes d’emprise qui peuvent reposer sur en apparence sur des liens interpersonnels. Ces systèmes peuvent par conduire à faire faire à la subjectivité ce qu’elle considère être comme contraire à son système de valeur ou à ses convictions.

 

4.9.1. Dans la réification, la subjectivité souffre d’avoir l’impression d’être prisonnière d’une cage d’acier (c’est comme se taper la tête contre les murs), dans l’aliénation subjective c’est son intériorité même qui lui échappe : elle a l’impression de devenir étrangère à elle-même, d’être prisonnière d’elle-même.

 

5. Subjectivité

 

5.1. Sartre décrit l’aliénation du garçon de café, sa mauvaise foi, par l’identification à son rôle.

 

5.2. Bourdieu reproche au garçon de café de Sartre d’être en réalité un garçon de café avec l’esprit d’un jeune intellectuel de Bourgeoise.

 

5.3. Beauvoir opère un déplacement de point de vue : elle décrit l’aliénation du point de vue de la femme. En réalité, de la femme blanche de classe moyenne.

 

5.4. En réalité, on ne peut écrire à partir d’un point de vue de nulle part, d’un sujet abstrait, qui serait le sujet abstrait universel.

 

5.5. Montaigne l’avait compris qui n’avait pas la prétention à être un sujet abstrait, mais à écrire à partir d’une subjectivité concrête.

 

5.6. Pourtant, cette subjectivité – 5 siècles plus tard – nous continuons à la lire. Pourquoi ce qui se donne comme un particulier peut dépasser le particulier ?

 

5.7. A partir de chacune de ces perspectives, on trouve un éclairage, un angle de vue différent sur « l’humaine condition ».

 

5.8. Il n’y a pas une forme de l’aliénation, il y a des perspectives différentes sur l’aliénation.

 

5.9. La dissidence vise à produire d’autres forme de subjectivation, d’autres être-au-monde, d’autres pensées et d’autres agir, que celles du monde réifié.

 

Il ne s’agit pas d’agir révolutionnaire en soi, mais de pratiques de résistance.

 

6. Aliénation

 

6.1. Il n’y a pas une forme d’aliénation :

 

6.1.1. - l’aliénation objective. Quelle différence avec la réification ?

 

6.1.2 - l’aliénation subjective :

 

- - le sentiment d’être aliéné : la subjectivité fait face à la réification de son existence, à l’impression d’être enfermée dans une cage d’acier. Il s’agit de l’aliénation existentielle.

 

- - l’aliénation mentale : la subjectivité vit une perte de contrôle interne. Les conditions sociales, à savoir la réification du monde social, conduisent à la pathologie mentale. Ce sont par exemple les risques psycho-sociaux au travail.

 

- - l’aliénation emprise : le subjectivité n’a même plus conscience de son aliénation. La subjectivité ne souffre pas nécessairement et n’a pas conscience de son aliénation, pourtant elle expérimente une perte de soi qui considéré de l’extérieur semble inacceptable. C’est par exemple l’emprise sectaire.

 

7. Aliénation et résistance

 

7.1. La question n’est pas particulièrement de comprendre la gènése psychique des comportements sociaux (à la différence du freudo-marxisme)

 

7.2. Il s’agit plutôt de typifier les différentes attitudes existentielles face à la domination : la conscience aliénée, la conscience fataliste ect….

 

7.3. L’éducation de soi ou l’éducation populaire se donnent pour objectif de développer des pratiques de soi ou collective visant à remettre en question les attitudes de soumission à la domination.

 

8. Existentiel et travail

 

8.1. Dans son Traité de psychologie existentielle, Jean-Luc Bernard aborde la dimension existentielle du travail.

 

 

8.2. Mais il ne peut y avoir de réflexion existentielle sur le travail dans la société capitaliste sans une théorie sociale critique.